Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at |http: //books. google .com/l
Lô. /m-
.44 ■ ■ ■' ■' ■ ^-
>
MÉLANGES
POSTHUMES
DE M. ABEL RÉMUSAT.
MELANGES
POSTHUMES
D'HISTOIRE ET DE LITTÉRATURE
ORIENTALES
PAR M. ABEL RÉMUSAT
PARIS
IMPRIMERIE ROYALE
M DCCC XLin
AVERTISSEMENT.
La commission ^ chaînée du soin de publier,
sous ies auspices du ministère de Tinstruction
publique , les œuvres poifthume^ de MM. < Abel
Rémusat et J. Saint^Martin , avait jugé; utile de
réunir- «n un volume plusieurs niorceaux d'hls^
toire et de littérature orientales que le preimier
d^ ces deux académiciens composa pendant les
dernières années de sa vie. Dans sa sallieitude
constante pour tout ce qui tient aux prognàs
des lettres et des sciences, M. Villemain^^ mi*
nistre secrétaire d'état au département de Tins-
' Cette commission se compose de MM. Hase, Félix Lajard
el Eugène Bornoof , membres de FAcadémie royale des inscrip-
tions et bdlesrletlres.
r-
/
II AVERTISSEMENT.
truction publique, a bien voulu donner son as-
sentiment à ce projet, et prendre les mesures
nécessaires pour en assurer l'exécution. La com-
mission s'est immédiatement occupée de l'ac-
complissement de la nouvelle tâche qui lui était
confiée. Le volume qu'elle publie sous le titre de
Mélanges posthumes d'histoire et de littérature orien-
tales y par M. Abel Rémusat, renferme divers écrite
qui, pour la plupart, avaient déjà paru du vivant
de l'auteur, mais étaient disséminés dans plu-
sieurs recueils littéraires dont quelques-uns sont
devenus très-difificiles à trouver. En réunissant
ici ces écrits, la commission a eu le double but
de les préserver d'une disparition plus ou moins
prochaine, et de donner au monde savant la suite
et le complément des quatre volumes de Mélanges
asiatiques que M. Rémusat avait fait imprimer en
1826, 1826 et 182 9. L'ordre dans lequel ont été
disposés les morceaux détachés dont se compo-
sent les Mélanges posthumes, permettra de mieux
saisir la pensée de M. Rémusat , et de mieux
comprendre par quels points ils se rattachent
aux grands travaux de l'auteur sur l'Asie orien-
tale. Plusieurs, sans doute, ont perdu quelque
chose du vif intérêt qu'ils excitèrent au moment
de leur apparition. Les investigations scienti-
AVERTISSEMENT. m
fiques ne se sont nullement ralenties depuis la
mort prématurée de M. Rémusat, et Ton a fait
de notables progrès dans la connaissance des ma-
tières qui étaient le sujet de ses études de pré-
dilection. Mais souvent son esprit pénétrant et sa-
gace devança les résidtats que devaient obtenir ses
successeurs à Taide de documents qui lui avaient
manqué; et si Ton se reporte au temps où il
écrivait, on aime à constater que ces nouveaux
documents sont venus, non-seulement rendre un
éclatant témoignage à la justesse des proposi-
tions ou à Texactitude des faits établis par lui ,
mais changer en certitude plusieurs conjectures
au moyen desquelles il avait tenté de suppléer,
sur divers points , au silence ou à l'obscurité des
textes et des traditions. D'autres morceaux dus à
la plume spirituelle et savante de M. Rémusat,
loin de rien perdre de leur intérêt primitif, en
acquièrent un nouveau, soit parce que quelques
controverses se sont élevées parmi les érudits,
au sujet de certaines questions ardues que Tau-
teur des Mélanges asiatiques avait le premier osé
aborder; soit parce que les événements de la po-
litique anglaise ont reporté, plus vivement que ja-
mais « l'attention du public vers un pays lointain,
dont M. Rémusat , le plus habile sinologue de
Il AVERTISSEMENT,
notre siècle , avait profondement étudié là langue,
les systèmes religieux ou philosophiques, l'his-
toire et les moeurs.
Pkui I.AJARD
. le aO décembre i»4a
MÉLANGES
POSTHUMES
D'HISTOIRE ET DE LITTÉRATURE
ORIENTALES.
OBSERVATIONS
SUR LA RELIGION SAlfAN^ENNB.
On est redevable à Tillustre auteur de l'Histoire
des Huns de travaux si importants sur l'origine et les
migrations* des nations orientales, ce docte acadé-
micien nous a l^ué un si grand nombre de savants
mémoires sur des sujets variés, mais tous également
intéressants , que le premier sentiment dont on doit
être animé, quand on ose entreprendre de traiter
après lui les mêmes questions , c'est celui du respect
et de la recobnaissance. B peut s'y mêler quelque
surprise lorsqu'on songe que M. Deguignes a , le pre-
mier, triomphé d'obstacles que personne avant lui
n'avait essayé d'aplanir, et que, seul avec son émule
et son contemporain Deshauterayes , il avait su faire
de grands progrès dans ime étude pour laquelle leur
maître conunun , E. Fourmont , s'était consumé en
vains efforts. On comprend avec difficulté comment,
nonide si peu de secours , et à une époque où la théorie
2 MELANGES D*HISTOIR£
du langage avait encote reçu si peu d'applications ju-
dicieuses , il avait pu parvenir à entendre et à inter-
préter les chroniques chinoises , pour en tirer toute
la substance et reconstruire, en quelque façon, les
annales des peuples de la haute Âi^ie, dont les monu-
ments originaux ont disparu. Les tables chronologiques
qu'il a rédigées avec l'assistance des écrivains chinois ,
et toute la partie de son grand ouvrage qui repose sur
le même genre dt feôhêl*chéâ| sont le fruit d'une vaste
lecture et d'iyi labeur infiniment pénible. On y voit
même une sorte de phénomène; car on aurait peine
à faire tûieûx et même au^si bien » à présent qu'on a
recueilli tant de faits nouveâiix sur les antiquités de
rOrient) sur les rapports et les différenees dés races
humaine^ qui y ont habité , sur la ûiarche et le pix)'-
grès dès idées qui en oiit constitué là civilisation.
L'hommage que je viens de reûdre à l'un de nos
plus célèbres devanciers n'entraîne pas Tapprobatioiû
de toutes les idées systématiques et quelquefois hasar-
dées que MhDeguignes a lïiêlées^ en plusieurs endroits,
auK résultats dé ses laborieuses investigation^. Le pro^
Iprès des études historiques et de celles qui se rappor-
tât à la comparaison des langues l'aurait sans doute
disposé lùi-mâine à revenir sur quelques-^uns des rap«-
{»:obhèl3Qiientl dont il s'était montré séduit» On ne peut
pluà considérer t^mtne incontedtable Tidentité des
Huns et deè HioUË^-nou, qu'il a posée pour base de
son Histoire» sans itxéme présumer qu'elle eût besoin
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 3
d'être démontrée. On ne saurait plus confondre, comme -
il a cru devoir le faire , les traditions des peuples de
race turque et mongole. Personne, je pense, ne serait
disposé à soutenir le paradoxe qu'il avait embrassé avec
tant de chaleiu: sur lorigine égyptienne des Chinois;
et Ton voudrait pouvoir supprimer cette étrange note
qui se lit à la fin de THistoire des Huns, et qui semble
avoir pour objet d'effacer le mérite de ce que Tauteur
avait écrit de plus solide sur l'antiquité chinoise :
« De nouvelles recherches m'obligent à clianger de
<f sentiment , et à prier le lecteur de ne feirc aucune
«attention à ce qui se trouve sur ce sujet dans les
«deux ou trois premières pages. Les Chinois ne sont
«qu'une colonie égyptienne assez moderne. Je l'ai
a prouvé dans un mémoire que j^ai lu à l'Académie. Les
a caractères chinois ne sont que des espèces de mo-
« nogrammes formés de lettres égyptiennes et phéni^
« ciennes, et les premiers empereurs de la Chine sont
a les anciens rois de Thèbes. »
Une préoccupation systématique n'est pas la seule
circonstance qui ait écarté M. Deguignes de la routé
de la vérité. Le désir de traiter des questions d'un haut
intérêt pom* l'histoire générale lui a souvent fait de-
vancer l'époque où ces questions pouvaient être com-
plètement éclaircies, et, dans ces occasions, il n'a pu
qiMC suppléer, par d'ingénieuses conjectures, à ce que
la connaissance de certaines sources , encore inacces-
sible , lui eàt fourni des faits positi& et incontestables.
1.
4 MELANGES D'HISTOIRE
Je nen citerai que deux exemples , qui se rapportent
aux recherches mêmes par lesquelles j*ai été conduit à
ces considérations. La manière dont les noms étran-
gers sont orthographiés dans les livres chinois les rend ,
au premier coup d'œil, méconnaissables; et ce n'est
qu*à force d'avoir étudié , si j'ose ainsi parler, les lois
des changements qu'ils subissent, qu'on parvient à re-
connaître avec certitude , au milieu d'altérations graves
ou d'analogies trompeuses , d'articulations adoucies ou
de sons substitués les uns aux autres, la forme primi-
tive des mots ou des noms. H £iut avoir ^ard aux ha-
bitudes de prononciation, aux r^es étymologiques,
et à d'autres circonstances délicates, qui expliquent les
permutations et mettent sur la voie des synonymies.
M. Deguignes, qui n'avait pour guide que des dic>
tionnaires composés par des missionnaires , où les mots
chinois étaient transcrits à la manière portugaise ou
italienne, a plusieurs fois été induit en erreur par
l'orthographe impar&ite qu'il y trouvait; et c'est ainsi
que, sur plusieurs points de géographie comparée,
les transcriptions qu'il s'était faites l'ont empêché de
retrouver les véritables noms des lieux que l'his-
toire lui présentait , ou Font conduit à des supposi-
tions contraires à la vérité. Le pays de Ki pin eût eu
plus d'intérêt pour lui s'il y eût reconnu la Cophène
de Pline et d'Etienne de Byzance; Kaofaa (Caboul),
Sou toai cha na (Osrushnah), iVa se po (Nakhsheb), jlfî
(Meimorg), et vingt autres noms qui se rapportent aux
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 5
contrées de rOccident , sont restés pour lui sans appli-
cation, n n*a pu reconnaître le nom des Tadjiks dans
celui de Tiao tchi, ni ceux des Saques et des Asi dans
les transcriptions vicieuses qu'il en avait faites, Su et
Gan sie. Enfin, une erreur du même genre ayant, par
malheur, affecté Tun des points fondamentaux de la
géographie de ces contrées, il a pris le Ehang fcîa ou
la Sogdiane pour le Gaptchak; et cette première mé-
prise ayant déplacé pour lui tous les itinéraires et
routiers qui partent de Samarcande, il a été privé
d'une foule de coïncidences qui, entre des mains si
habiles, eussent servi à débrouiller complètement,
cinquante ans plus tôt, les matériaux fournis par les
auteurs chinois pour la géographie ancienne des ré-
gions moyennes de l'Asie.
Un autre genre de secours a quelquefois manqué à
M. Deguignes : ce sont les comparaisons qui peuvent
servir à rapprocher les renseignements tirés des an-
nales de la Chine de ceux qui existent dans les livres
indiens. De son temps, aucun Européen n'avait encore
étudié la langue sanscrite. On connaissait à peine par
leurs titres quelques-uns des monuments de cette lit-
térature que les efforts des savants de Calcutta ont li-
vrée depuis aux studieuses investigations des critiques
de l'Occident. On ne saurait faire un reproche à M. De-
guignes de ce qu'il avait entrepris ses recherches avant
la fondation de la Société de Calcutta; mais on ne peut
non plus être surpris de voir les résultats de plusieurs
6 MÉLANGES D'HISTOIRE
de ses mémoires considérablement modifiés par les
travaux de MM. Wiikins , Colebrooke , Wilson , etc.
Aussi ce qu*ii a écrit sm* les religions de l'Inde peut-ii
être regardé maintenant comme très en arrière de
Tétat actuel des connaissances. Il faut faire cette re-
marque, non pour affaiblir en rien l'estime qui lui est
due, mais pour avertir ceux qu'une si grande autorité
pourrait subjuguer, et aussi pour s'excuser de revenir
sur des sujets qu'il a traités, de remettre en discussion
des problèmes qu'il avait crus éclaircis , et de tirer
quelquefois des mêmes faits des conséquences toutes
contraires à celles qu'il en avait déduites.
Le bouddhisme est , parmi les sectes originaires de
rinde, celle sur laquelle, depuis cinquante années,
on a rassemblé le plus de renseignements nouveaux ,
puisés à des sources diverses. Il n'y a donc pas lieu de
s'étonner si les dissertations de M. Deguignes qui s'y
rapportent sont justement celles qui doivent être lues
avec le plus de défiance. U ne connaissait ni la langue
dans laquelle les livres de cette religion ont été pri-
mitivement écrits , ni les traditions des Indiens qui y
sont relatives , ni les fragments que Pallas et d'autres
écrivains du Nord ont tirés des traductions tartares.
Réduit, pour la Chine, aux seuls secours des compila-
teurs chinois, et, pour l'Inde et la Tartane, aux res-
sources plus bornées encore que lui présentaient
Abraham Roger, Lacroze, ïAlphabetam tibetanum;
n'ayant aucun terme de comparaison ni pour les mots.
ET DE UTTÉRATURB ORIENTALES. 7
ni pour les doctrines, il éljait impossible qu'il évitât
les méprises auxquelles on est toujours exposé daAs
des matières obscure^ et difficiles. Aussi les mémoires
qu'il y a consacrés doivent-ils être corrigés en beau^
coup d'endroits et réformés d'après les découvertes
récentes. Ceux qui les prendraient aotuelleTnent pour
guides s égareraient infailliblement, et ne parvieii-'
draient pas à saisir l'esprit d'une doctrine qui a sou-*
vent été défigurée , même par ses premiers interprètes.
Comme le samanéisme a depuis quelques années fixé
l'attention de beaucoup de personnes , j'ai pensé qu'on
me pardonnerait de présenter quelques remarques
détachées sur trois mémoire^^ où M. Deguignes a con-
signé le fruit de ses recherches sur la religion indienne ,
et d'en soumettre plusieurs points à une discussion
nouvelle. Je m'attacherai préférabiement à ceux qui
ont de l'importance dans l'ensemble des doctrines
bouddhiques, et qui, encore enveloppés d'obscurité
il y a cinquante^einq ans, peuvent maintenant être
complètement éclaircisi.
M. Deguignes avait conçu l'idée de ses Recherches
dans la vue de combattre un système qui, vers 1776,
commençait à se répandre , et qui consistait à placer
4ans l'Inde le principe et la soqrcQ de toutes les reli-^
gions et de toutes les connaissances de Tancien conti^
nent. Il voulut, contre ce système, faire yoir que les
^ Us sont insérés dans le t. XL des Mém. de TÂcad. roy. des inscr.
et b«llM4ettret.
8 MELANGES D'HISTOIRE
Chinois n'avaient pas été policés par les Indiens, aux-
quels on attribuait une grande antiquité; que ce sen-
timent n était fondé que sur de pures conjectures, et
que les Indiens n'ont pu ni civiliser ni instruire les
Chinois, les Égyptiens, les Chaldéens, etc. qu ainsi
ii ne faut pas placer chez eux le berceau des sciences.
C'était sans doute un grand et beau sujet qu'il en-
treprenait de traiter; mais les moyens qu'il avait à
sa disposition n'étaient point en rapport avec le but
qu'il avait en vue. Tant de découvertes faites depuis
lui dans le champ des antiquités indiennes laissent
indécises la plupart des difficultés qu'il aurait fallu
résoudre. Et d'ailleurs, quand il aurait prouvé que
les anciens Chinois n'avaient rien dû aux Hindous, la
grande question, celle de la haute antiquité de ces
derniers , ne pouvait être éclaircie par le témoignage
'des auteurs chinois, qui n'ont connu l'Inde qu'envi-
ron deux siècles avant Jésus^Christ, et qui, pour les
temps antérieurs , n'ont recueilli que des traditions re-
latives à l'une des deux religions indiennes, et à celle
des deux qui doit être regardée comme la plus récente.
Mais le titre même de ces mémoires, et plusieurs
passages qu'ils contiennent, nous révèlent une mé-
prise dont M. Deguignes n'avait pu se garantir. Il y
traite de la religion indienne et des livres fondamentaax
de cette religion, comme s'il n'y avait eu qu'une reli-
gion dans l'Inde. « La religion indienne, dit-il, celle des
« Samanéens et celle des Brahmes , est établie dans la
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 9
«Tartarie, le Tibet et la Chine ^ ; » et la distinction
qui semble indiquée dans la première partie de cette
phrase est conune effacée dans la dernière ; car la re-
ligion des Brahmes n'a jamais été établie à la Chine. La
confusion entre le brahmanisme et le bouddhisme,
que l'auteur avait su éviter dans un travail antérieur^,
se montre perpétuellement dans le cours de ces trois
mémoires, et elle s'étend aux fondateurs supposés des
deux cultes: «Che-kia, dit l'auteur, est le même per-
(( sonnage qui est appelé par M. Dow Beass mouni, que
tt les Indiens regardent comme un prophète et un phi-
tt losophe, qui composa ou plutôt recueillit les Vèdes^. »
On voit que M. Deguignes prend ici Shâkya mouni
pour Vyasa, le rédacteur des Védas. Et plus loin :
«Cet état, le plus parfait enseigné par les Vèdes, est
ft le même que celui qui est prescrit dans les livres
« des Samanéens ; ce qui me porte à croire que ces
«livres sont les mêmes que les Vèdes : il est constant,
« comme on le verra dans la suite, que la doctrine est
« la même *. » En parlant d'un des livres les plus célè-
bres de la doctrine bouddhique , il demande si ce livre
n'était pas un des Vèdes ^. Plus loin il transcrit le titre
du Paon jo po h mi king, et le traduit par Livre de
Brahma appelé Kin kang paon jo; puis il ajoute : «Le
^ Mém. de VAcad. roy, des insciipi, et belleS'letlres , t. XL, p. 187.
^ Ibid. tom. XXVI, pag. 773.
^ Ibid, tom. XL, pag. 196.
* Ibid. pag. j 99.
^ Ibid. pag. a6i.
10 MÉLANGES D*HISTOIR£
« P. Pons parie d'un Vède qu*il nomme Âdharvana-
« vedam ou Brahma^vedam , dont la doctrine était sui-
« vie dans le nord de Tlnde. Puisque le livre chinois
«dont il s'agit ici est appelé le livre de Brahma, qu'il
a est un des principaux livres de cette religion, et qu'il
a était adopté dans le nord , il pourrait être ce Brahma-
H vedam ou Vedam de Brahma dont parie ce mission-
«naire^y»
Cette supposition, comme on va voir, repose sur
une conjecture erronée. Po h mi ou po lo mi to n'est
nullement la transcription de Brahma : c'est le mot
sanscrit pâramita, qui signifie l'aotion de parvenir à
Tautre côté, de traverser un fleuve et de débarquer sur
la rive. Cette expression mystique s'applique aux effets
de la contemplation, qui délivre l'âme de la nécessité
de mourir et de renaître, en la faisant parvenir à la
condition d'un étemel repos; comme nous dirions,
en la conduisant au port. Les Chinois rendent ce terme
très-littéralement par les trois mots tao pi 'an [perve-
nire ad aliam ripam) , ce que M. Deguignes, par suite
de sa première méprise , a encore regardé comme une
traduction de Brahma ^, dont le nom signifierait , sui-
vant lui, celai qui a sa connaître les choses et parvenir
à la sainteté. Or, il faut savpir que les bouddhistes
distinguent dix pâramitâ, c'est-à-dire autant de ma-
nières d'arriver à Vautre bord. On y parvient par Tau-
.^ Mém» de tAcad, lom. XL, pag.. 271.
* Ihid, pag. 3i3.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 11
mône {dâna)r par Tobsenration des préceptes {$ïula)^
par la confusion qu*on éprouve de ses péchés [ksMnti) ,
par des efforts soutenus [jjîrya), par la force [bala),
par la prudence ( djnâna ) : mais le moyen le plus
efficace est la science , bien entendu celle de la reli^
gion ou la gnose [pradjnâ); et c'est de cette voie que
traite le livre en question , où il s'agit de parvenir à
ï ardre rive par la science , pradjnâ pâramita, et selon
la transcription chinoise puonjo po lo mi. Paonjo n est
donc pas un nom propre; et il ne s'agit en aucune
manière de Brahma dans ce titre, où son nom a été
introduit par une fausse analogie de sons. Mais une
méprise plus grave est celle que fait voir cette inten-
tion de retrouver toujours les Védas au nombre des
livres cités comme appartenant à la doctrine des Sa-
manéens. El est évident que M. Deguignes n'avait pasi
suffisamment apprécié la différence qui existe entre
les opinions de ceux qui reconnaissent l'autorité des
Védas, et de ceux qui la nient; entre les adorateurs
de Brahma , et les sectateurs de Shâkya mouni, entre
les partisans du système des castes et les réformateurs
qui ont voulu l'anéantir, entre les 'brahmanes et les
bouddhistes. Il en serait à peu près ainsi de celui qui
confondrait les wahabites avec les musulmans , ou les
juifs avec les chrétiens. On ne saurait attendre des
renseignements bien sûrs d'im travail qui repose sur
\me semblable confusion. La situation intellectuelle
de l'Inde à l'époque où le bouddhisme fut établi , le
12 MELANGES D'HISTOIRE
partage des Indiens entre les deux doctrines, la rév-
lution qui chassa les Samanéens hors des limites de
THindoustan, les effets du prosélytisme bouddhique
à la Chine, au Tibet, au Japon, en Tartane, et de
celui des brahmanes dans les îles de Tarchipel orien-
tal, en un mot tout ce qui se rapporte à Thistoire
des deux cultes rivaux, devient nécessairement inex-
plicable par suite de cette grave erreur. Je ne parle
pas même de Tobscurité qui en résulte pour l'expo-
sition des deux doctrines, en ce qu'elles ont de con-
tradictoire et d'opposé.
Il est quelquefois fait mention des brahmanes dans
les traditions qui se rapportent aux premiers siècles
du bouddhisme : c'est que , dans l'origine, les sectateurs
de Shâkya mouni se recrutèrent dans les rangs des
partisans du système des castes. Mais on abandonnait
celles-ci en se faisant samanéen , et l'égalité complète
de tous les hommes, y compris les saints, est un
dogme fondamental chez ceux-ci, qui n'admettent au-
cune observance particulière établie sur la naissance
ou l'origine de chaque individu. C'est le caractère dis-
tinctif du bouddhisme. •
Quant aux livrés , je ne m'arrêterai pas à faire sen-
tir îa différence qui existe entre ceux qu'on attribue à
Shâkya mouni , et les Védas des brahmanes : c'est de
nos jours un point trop bien établi, on pourrait dire
trop vulgaire. Les Védas sont quelquefois cités dans
les ouvrages des bouddhistes , mais c'est pour y être
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 13
contredits et réfutés. Les Chinois, qui ont traduit la
plupart des livres bouddhiques, connaissent à peine
de nom les Védas. Il en est fait mention dans un
livre dont ils ont une version sous le titre de Ma
teng kia Jiinq, et aussi dans une explication des termes
religieux qui se rencontrent dans les versions chi-
noises des textes sacrés^. Voici ce qui a rapport à
ces livres célèbres : «Les quatre Weï tho (Védas): le
a mot sanscrit fVel tho signifie discours de science. Ce
« sont les mauvais discours composés par les Brah-
« mânes , ouvrages conçus par la science du siècle pour
« diriger la vie. H y en a quatre diflférents ; c*est pour-
« quoi on dit : les quatre Weî tho. La doctrine de
« ces livres n a pas encore été répandue dans la terre
«orientale (la Chine). Le premier est le A yeçu
« (Yadjpur véda). Ce mot sanscrit signifie précepte.
«On traduit aussi ce titre par longévité^. Il enseigne
«à régler le naturel. Le deuxième est le Chuye (Rig
« véda ) : ce mot sanscrit n'est pas traduit. C*est un
M livre de prières pour les sacrifices. Le troisième est
«le Pho mo (Sama véda)'; le titre sanscrit n*est pas
«traduit; cest un rituel pour les cérémonies, la divi-
« nation, la guerre. Le quatrième est le A tha pho
' Fan f ming i cité fréquemment dans le San tsangJU sou.
* M. Eugène Bumouf m'apprend qu'il y a ici , de la part du traduc-
teur chinois, une confusion entre deux mots sanscrits, ^ac(/as« rituel,
et ayns» vie longue.
^ Il y a ici une faute dans le texte chinois, où Ton a écrit pho (DicU
de Basile, n** 1946) au lieu de so [ihid. n^ 1922).
14 MELANGES D'HISTOIRE
« (Àtharwana véda) : ce mot sanscrit n'est pas traduit
«Il contient des fomiules pour les opérations suma'-
t(turell(3s, la magie, les nombres, les exorcismes, 4a
«médecine ^.n Telle est la définition des Védas que
les bouddhistes ont fait connaître aux Chinois. Quand
ils ont occasion d'en parler dans leurs livres , ce qui
n'arrive pas très-fréquemment, c'est toujours avec des
expressions qui marquent le peu de cas qu'ils font de
la doctrine contenue dans ces livres célèbres. Ainsi,
en énumérant les neuf erreurs des hérétiques sur le
temps, TespËice, les atomes, le vide, les éléments, la
iîonscience , Nârâyana oa Vishnou , l'être existant par
lui-même, et Brahma, un commentateur bouddhique
rapporte que, selon les interprètes des Védas, Nârâyana
a produit les quatre castes, savoir: les Brahmanes, de
sa bouche; les Kshatryas, de ses bras; les Veisyas,
de ison estomac, et les Soudras, de ses pieds; que de
son nombril est sorti un grand nénufair, sur lequel
«st né Brahma; que Brahma a produit toutes choses,
et qu'ainsi Nârâyana est le maître de Brahma, l'être
suprême et excellent, qu'il feut tenir pour éternel,
unique cause de toutes choses et même du nirvana ^.
De même, à l'égard de Brahma ( Ta fan ihian)^ les
Védas sont encore cité^ comme faisant de cet être la
cause universelle et le père de toutes choses *. Mais,
dans ces passages et dans un petit nombre d'autres,
* San tsangfA ,5011, Uv. XVII, pag. 27.— '^ Ihid, liv. XXXV, p. 4 v.
— ' Ibid. pag. 5 v.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 15
la doctrine des VéA^s est toujours qualifiée de i&dt tùjo
(hérétique). Il est donc contraire à toute vraisettk»-
blance de chercher ces livres parmi ceux qui sont
regardés comme sacrés par les bouddhistes.
Quand M< Deguignes en vient à analyser les tràdi'-
tions relatives au fondateur du bouddhisme, oh voit
que la vaste érudition et la critique qu'il a soin d'em^
ployer he pouvaient que difficilement suppléer à là
connaissance diteôte des faitSi II traCe d'une manière
vague et incertaine les limites des cinq divisions de
•
THiudoustan , et, après en avoir fait rénumératiofi ,
« C'est dans ces vastes contrées, dit-il , que le législateut
« indien à pris naissance et qu'il a enseigné sa dob^
« trine *. » Puis il avoue qu'on n'est pas d'accOrd sur lé
lieu de l'Inde où ce législateur est né ; que quelques--
uns le placent dans le Cachemire ^ d'autres àBénarès,
d'autres dans la partie de l'Inde qui est du côté de la
Bactriane et de ih Perie : a En général^ ajoute-t-il, il
(( pà)rait être né dani les pays de l'Inde qui sont ûu nord
« et au nordouest^. n D'après un énoncé û vague , et l'otl
peut dire si singulier , il n'est pas étonnant que des
persoilnes qui ont voidu écrire sur ces matières après
Mé Dcguignes, et qui n'avaient aucun tiioyen de con-
trôler sais assertions sur les originaux, aient cru pou^
voir faire varier à plaisir le lieu de4a naissance de
Shâkya , et le transporter, tantôt dans la Bactriane ou
^ Mém. de tAcad, toilik XL, p» igS.
» Ibid.
16 MÉLANGES D'HISTOIRE
dans la Tartaric » et tantôt dans TEthlopie et le pays
des Nègres.
M. Deguignes avait cependant trouvé chez un au-
teur qu*U cite une indication précieuse et décisive :
u Sbâky a , » dit Ma touan lin , « est né dans le royaume
u de Kia weî weî ^ » ou , comme Técrit M. Deguignes ,
Kia goei goei. Mais c*est la forme donnée à ce nom qui a
trompé le savant académicien. S*il Teût pu lire plus
correctement , et surtout s*il s^était attaché à recher-
cher les différentes orthographes que divers auteurs
ont données à ce nom, il eût vu que la meilleure
leçon était Kia wéi lo wéi ou Kia pi lo, et que cette
prononciation , conservée par le faux Bddhawi^, re-
présentait, aussi fidèlement qu'il était possible, le
nom original et sanscrit KapiUu II est vrai que cette
restitution ne Teût pas édairé sur la position précise
de ce lieu, puisqu'on na pu savoir qu'en ces derniers
temps, par l'analyse de la relation de Fa-hian, que le
pays de Kapih était au bord du Gange , et que Sha-
kya mouni était né dans les environs de Ludmow. La
détermination géographique de jdusieurs lieux célè-
bres dans les anciens livres bouddhiques, tels que
KapUm^asUm^ Rà^a^rika^ Chdrma et jdusieurs autres,
est un des résultats les jdus curieux du travail que j'ai
présenté denùèrement à l'Acadànie des inscriptions.
' ntm imm tlmtm^ hhm, iÎY. GCXXVI , p. i.
* P»^ il. — MôUer a luceBom £ykk JHhwi, ce qui le raid loot
à fait niécooiMàssaUe.
' ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 17
M. Deguignes continue à rapporter, d'après Ma-
touan-lin, les actions attribuées à Shàkya; il dit que
ce personnage acquit une si grande pureté qu^on lui
donna le nom de Fo ou de Foto, termes indiens qui,
suivant les Chinois, signifient très-pur^. Mais ce nest
point là le sens des caractères par lesquels Ma touan
lin traduit le mot sanscrit Bouddha; et c'est encore
une erreur grave, parce qu'elle affecte le dogme fon-
damental du bouddhisme. « Shakia , » dit Ma touan lin ,
«quitta sa maison pour étudier la doctrine; il régla
uses actions, et fit des progrès dans la pureté; il apprit
a toutes les connaissances, et on l'appela Fo (Bouddha) :
(( Ce mot étranger signifie connaissance ou intelligence
apure ou ï Intelligent^, n Telle est, en effet, la valeur
du mot bouddha, qui exprime ce degré d'intelligence
auquel on est supposé parvenu quand on s'est livré
à la méditation, et qui comprend toutes les perfec--
tions morales et intellectuelles, et assimile ou identifie
l'âme à Dieu lui-même , en la délivrant de tout rap-
port quelconque avec la matière et les facultés qui en
dépendent. M. Deguignes dit encore que ce mot est
le même que celui de poati; mais cela n'est nulle-
ment exact: poti (bodhi) c'est la doctrine, et bouddlia,
c'est l'esprit. L'un est la gnose, et l'autre l'âme puri-
fiée, rendue à sa perfection primitive, et identifiée
avec l'être d'où elle est émanée. Le premier est le
' Mim, de VAcad. t. XL, pag. 197.
. ^ Wen hian ikoung khao, loc. cit.
18 MELANGES D'HISTOIRE
moyen , Tobjet ou rinstrument, Tautre Tagent, le sujet
ou le résultat
(( Bouddha , i> dit encore M. Deguignes , « après avoir
tt prêché sa doctrine pendant quarante-neuf ans et avoir
«fait un grand nombre de disciples, se retira dans la
avilie de Kieou chi na, monta sur un arbre appelé
a Po lo choai , où il resta pendant deux mois et quinze
«jours, et entra ensuite dans le Nipon ou Niroupon.^..
« On dit cfVLÎSi fut changé en grand dragon céleste, Tien
« Umg gin kaei^ n. 11 y a,* dans ce peu de lignes, plu-
sieurs inexactitudes qu'on ne s'attendrait pas à ren-*
contrer en lisant une traduction faite par un savant
aussi versé dans Tintdligence des auteurs chinois.
Ma touan lin, dont M. Deguignes a voulu rendre un
passage, ne dit pas que Shâkya ait été dbangé en an
grand dragon céleste. Les quatre mots que le traduc-
teur a cru devoir transcrire au bas de la page, signi*
fient que les Dévas, les Nagas, les hommes et les dé-
mons vinrent tous entendre sa doctrine. Il se rendit
ensuite dans la ville de Keou chi na , mais il n y monta
pas sur un arbre appelé po h choai. La dernière de
ces trois syllabes ne se lit pas choai et ne fait pas
partie du nom de Tarbre; elle se prononce chx>uang
et signifie deux. Le sens est que Shâkya se plaça
entre deux arbres de l'espèce de ceux qu'on nomme
en sanscrit so lo [shorma rohusta)^. Shâkya ne resta pas
' Mém. de VAcad, t. XL, pag. 199 et 200.
^ Po lo pour so h est une faute qui se commet aisément en ehinois
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 19
non plus deux mois et quinze jours sur cet arbre,
mais il entra dans le nirvân'a le 1 5 du deuxième mois
de Tannée. Ce que Fauteur ajoute sur ses disciples
n'est pas moins inexact, À nan et Kaya reçoivent des
Japonais le surnom de Son^a; mais ce surnom n'a
aucun rappcot avec le Sannyâsi deg Brahmanes : c est
simplement la transcription japonaise des deux carac-
tères chinois Tsua tche, honorable, titre qu'on donne
à plusieurs des patriarches bouddhiques. Enfin,
Ma touan lin , qui est cité en cet endroit , ne dit pas
que , plusieurs siècles après Shâkya , parut un Phou sa ,
noomdé Lo han, qui composa des discours pour expli-
quer sa doctrine ^ mais que des Bodhisattwas et des
Rahans, c'est-à-dire ^es saints du second ordre , et des
Arhâns ou vénérables personnages^ se transmirent, les
uns aux autres , les livres qui avaient été recueillis par
Ananda, Mahâlâya et cinq cents autres des disciples
immédiats de Shâkya, et qu'ils s'attachèrent à en éclair-
eir le sens^. Les cinq degrés de la loi qui en com-
prennent toutes les modifications ne sont pas plus
exactement définis dans la même page. Les boud-
dhistes nomment tçhing, tour, translation ou révolution
(en sanscrit j'ina ), l'action morale que Ton peut exer
cçr sur sa propre ineiligence et sur celle des autres
par ia confusion de Po [DicU de Basile, n** 1946) avec Sq (ihid,
n" 1933),
* Mém. de TAcad, t. XL , pag. 200.
* Tramaetions of ikê Roycâ adatio Soeiety, tom, II, p. thb,
^ Wenhim ihowg hhM» loc. oit. p«g. a v.
3.
20 MÉLANGES D^HISTOIRE
êtres, action d'où résultent les divers degrés de per-
fection auxquels chaque individu peut atteindre. Le
premier de ces tching, selon M. Deguignes^ est
nommé le tching de Thomme; le deuxième celui du
ciel , le troisième celui des Ching ven : ce sont des
hommes parvenus à une ^ande célébrité; le quatrième,
celui des Yuen kio : c'est un degré de perfection plus
éminent; le cinquième est celui des Poussas, person-
nages encore plus accomplis. Mais cela n*est ni exact,
ni suffisamment développé. Voici la définition que les
bouddhistes donnent de ces révolutions.
La première est celle des bouddhas [Màhâyâna),
qui, par leur exemple, entraînent tous les êtres dans
le nirvana, l'anéantissement, l'extase. La seconde est
celle des bodhisattwas , qui, au moyen des six perfec-
tions morales et des dix mille actions vertueuses qui
en sont la suite , aident les êtres à sortir de T enceinte
des trois mondes. La troisième est celle des Pratyekas
qui , par Tétude des douze états successifs de Tintel-
iigence, reconnaissaient la véritable condition de
l'âme, qui est le vide ou l'extase. La quatrième est
celle des disciples qui ont appris par la voix [s'râva-
kas), ce qui ne veut pas dire qu'ils ont acquis une
grande célébrité^, mais qu'ils ont entendu la voix de
* Uhi supîu,
* Trompé par l'analogie des sons , j'ai moi-même pris ^gr Ching,
vox, pour SS CAifi^, 5anc(iu;j'ai conmiis la même méprise que le P.
Amiot (Vocabulaire tibétain-chinois, manuscrit) et traduit le nom des
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 21
Bouddha, recueilli ses instructions, reconnu les quatre
vérités, et que, par ce moyen, ils sont sortis de Ten-
ceinte des trois mondes. La cinquième enfin, celle
des hommes et des dieux , qu'on nomme aussi la pe-
tUe révolution, s'opère en faveur des êtres qui, par la
pratique des cinq préceptes et des dix vertus, ne
réussissent pas, à la vérité, à sortir des trois mondes,
mais qui s'affranchissent des quatre assujettissements,
savoir: d'être réduits, par la transmigration, à la con-
dition dAsoura, de démons, de brutes et d'êtres con-
finés dans les enfers ^.
Une autre classification , qui comprend les degrés de
perfection auxquels un samanéen peut prétendre , n'a
pas été non plus exposée avec l'exactitude nécessaire.
M. Deguignes a bien vu qu'elle offrait des noms in-
diens corrompus par les Chinois ; mais , en les lisant
lui-même d'une manière incorrecte , il s'est ôté , ainsi
Ckingtoen, par sancto aaditio. M. Schmidt, de Saint-Pétersbourg, a
très-bien relevé cette bévue; mais, par un basard singulier, il a, dans
cet endroit même (Gescldchte der Ost'Mon(iolen , pag. 419)* laissé
échapper une erreur à l'égard d'une autre classe de personnages , les
Pratlkawoad, qu'il prend pour des disciples (Jànger) de Shâkya mouni ,
et dont il n'a pu restituer le nom sanscrit. LesPrafyehas hoaddhas (en
chinois Pi tchifo) ne sont point des disciples, mais des saints ou des
intelligences déjà parvenues à un haut degré de pureté, quoique con-
servant encore une existence distincte ou individuelle. Ces êtres sont
supérieurs aux Arhâns, et n'ont au-dessus d'eux, que les Bodhisattwas.
Ils ne sauraient être disciples de Bouddha» car ils paraissent aux époques
où il n'y a point de Bouddha.
* Wen hian thoung khao, loc. cit. pag. av. — Comparez Hodgson,
Âsiat Res, tom. XVI, p. 4^5.
22 MÉLANGES D'HISTOIRE
qu'à ceux qui ont iu ses mémoires , les moyens de res-
tituer ces noms. Le premier qu'il transcrit , Sia ta tan ,
doit se prononcer Sia tho wan, en sanscrit Skrotâ-
panna. Le deuxième, Sse iho han (et non pas Sa ta
che) , est laitération de Sakridâ^àmx, Le troisième ,
A na han (et non pas na che) , est pour Anâgâmu
Le quatrième , A lo han , est la transcription du sans-
crit Arkân. Quelques-unes de ces inexactitudes au-
raient pu être évitées à l'aide d'un livre que nous ne
possédons pas, mais que M. Deguignes avait entre les
mains et qu'il cite sous le titre de Ou yin yan toang.
Ce livide, qui paraît, d'après les citations, avoir de l'a-
nalogie avec le vocabulaire pentaglotte qui a servi à
mes premières recherches sur le boudhisme^ était,
selon M. Deguignes, un dictionnaire où l'on avait joint
aux Caractères samscrétans , ceux du Tibet et des Tar-
tares, avec différents syllabaires, des règles pour la
lecture et la prononciation de ces langues, et les ca-
ractères chinois dont les différents traducteurs se sont
servis pour exprimer les lettres indiennes. Ce qui est
plus important, ajoute avec raison le savant académi-
cien , c'est qu'on y a joint l'abrégé de la vie de ces tra-
ducteurs , dont plusieurs sont nés dans le centre de
l'Inde ^. Un tel ouvrage , maintenant qu'on a acquis
tant de connaissances sur les matières qu'il renferme ,
aurait encore plus d'utilité qu'il n'en pouvait offrir au
temps où M. Deguignes en a fait usage.
* Voy. Mélang. asiat, t. I. — * Mém. de VAcad. t. XL, p. 188.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 23
Le savant académicien consacre un paragraphe de
son mémoire à donner une idée générale de la religion
indienne , c est-à-dire du bouddhisme , et des livres
dans lesquels sont renfermés les dogmes de cette re-
i%ion. Pour le temps où elle fut rédigée, cetfe expo-
sition est assez j udicieuse ; et Ion n y pourrait rdever
qu'une erreur essentielle, qui a déjà été indiquée, celle
qui porte la confusion du samanéisme avec le brah-
manisme. M. Deguignes s'applique à rapprocher les
traits de l'un de ces cultes qu'il puise dans la compi-
lation de Ma touan lin , avec ceux de i autre , qu'il re-
cueille dans les lettres du P. Pons. Cette comparaison
est exacte en tout ce qui est commun aux deux reli-
gions ; elle est forcée dans ce qui est relatif aux diffé-
rences qui les distinguent. Au reste, ce que fauteur a
emprunté au seul Ma touan lin sur la doctrine se ré-
duit à quelques lignes , et Deshauterayes , puisant aux
mêmes sources , en avait tracé, vers la même époque,
un tableau bien plus complet dans un travaU qui était
demeuré inédit et que j'ai £3tit imprimer dans le Jour-
nal asiatique ^. M. D^uignes a laissé échapper quel-
ques méprises, comme, par exemple, quand il dit
que, depuis le commencement de fàge présent jusqu'à
f avènement deâhâkya mouni, il y a déjà eu sept
bouddhas, dont un est nommé le Fo mi le, auquel on
attribue des livres ^. Le passage auquel ceci est em-
^ Tom. yn, pag. i5i, sept. 183 5.
' Mém, de ÏAcad. t. XL, pag. 3o3.
24 MELANGES D'HISTOIRE
prunté dit positivement le contraire ; le voici : « Dans
«cette période du monde, il doit y avoir mille boud-
« dhas. Depuis le commencement jusqu à Shâkya , il y
« en a eu sept, et après lui viendra Mi Ze ^. » On sait
en effet que les bouddhas dont Tavénement a déjà
eu lieu sont au nombre de sept, savoir: Pi pho cki
(Vipas'yi), Chikhi (Sikhi), Pi chefeou (Vis'wabhou),
Keou lieou sun (Krakoutchhanda), Keou na han meou ni
( Kanaka mouni) , Kia ye (Kâsyapa) , et Shâkya mouni,
et que Tavénement futur de Mi le ou Maïtreya fut
prédit par ce dernier à son disciple Ânanda , comme
devant avoir lieu dans un temps extrêmement éloigné,
lorsque la vie des hommes, après avoir été réduite
au cours moyen de dix années , aura été , par une suite
d'accroissements successifs, reportée à 80,000 ans,
c'est-à-dire dans 5 milliards 670 millions d'années.
Les six bouddhas prédécesseurs de Shâkya mouni
ne sont pas nommés très-fréquemment dans les livres
des bouddhistes de la Chine , et la transcription de
leurs dénominations sanscrites en caractères chinois
paraît ici pour la première fois. Le nom d'Adi boud-
dha ^ que M. Hodgson nous a fait connaître ^, ne se
trouve pas transcrit dans les extraits des versions chi-
noises que nous avons sous les yeux; mais ce serait
une erreur d'en conclure que la notion fondamentale
^ Wen hian thoang hhao , liv. CCXXVI , pag. i v.
^ Asiat, Research, tom. XVI , p. ^38. — Transact. of ihe Royal asiatic
Society, tom. II, pag. 2 32.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 25
d'un dieu suprême est demeurée étrangère aux Sama-
néens des contrée3 orientales , et il serait encore plus
contraire à la vérité historique d'en attribuer l'exis-
tence dans les livres du Nipol à Tinfluence des opi-
nions brahmaniques qui sont professées dans cette
région concurremment avec le bouddhisme. Partout
et dans tous les temps, les sectateurs de Shâkya
mûuni, qui ont su s'élever au-dessus des croyances
vulgaires , et percer le voile des fables et des légendes,
ont reconnu ce bouddha premier principe, dont les
autres bouddhas et tout le reste des êtres qui com-
posent l'univers entier ne sont que des émanations,
et auxquels un certain nombre d'êtres humains ont
pu, par divers moyens que la religion indique, s'assi-
miler complètement et s'identifier de nouveau ; et, si
Ion n'a pas jusqu'ici reconnu ce fait, en lisant les
écrits des bouddhistes chinois , c'est , d'une part, que,
dans les passages où l'on rencontrait le nom de
Bouddha (Fo), on a toujours cru qu'il s'agissait dé
Shâkya mouni, ou tout au plus de quelques-uns des
hommes qui l'avaient précédé dans la carrière de la
divinisation. Mais on aurait évité cette erreur enlisant,
avec plus d'attention, les endroits où le nom de Boud-
dha ne peut désigner un être humain, même parvenu
au plus haut degré de perfection. Il en-est où le Boud-
dha suprême est nommé avec ses deux acolytes de la
triade théistique , Dharma et Sanga , la loi et le lien
ou l'union ; c'est ainsi que commencent toutes les in-
% MÉLAIfGES DHISTOIRË
▼ocations attribuées aux sept bouddhas terrestres, et
dans lesquelles ils débutent par rendre homma^ à
l'être triple ea ces termes :
Non woa Fo (ko yt.
Non woa Thamaye,
Nom vftm Seng hia ye.
An!
G*est-à-dire , en restituant les mots sanscrits :
Namo Boudàhâya,
Nom» Dharmâya,
Namah San^yu t
0ml
«Adoration à Bcuiàkay adoration à Dharma^ ado-
te ration à Sanga , Om ! » On sait que ce dernier mono-
syllabe, dont fasage est commun aux brahmanes et
aux bouddhistes , est le symbole de Tétre trine , dont
il représente les trois termes réunis en un seul signe;
c'est ce qu'on nomme les trois Précieux, c'est-à-dire
les trois êtres honorables, adorables, dignes de véné-
ration, en chinois San pao [très Pretiosi), ou San koaà
^es trois êtres auxquels tout revient ou retourne, ou
sur lesquels tout s'appuie et prend confiance) ^ en ti-
bétain 4con ^tchhog ^soum , en mongol Goarban er-
déni. Georgi, d'après le P. Horace, en a donné les
noms ^, savoir Sangr r^as dkon mtchfaog , Deas sanctms,
^ Khang hi tseu tian, au mot Seng» rad. IX, tr. 13.
* Alph Uhet, pag. 273. — Cf. Descripi. da Tahet, pag. i55. — Cf.
Andntda, Voyagt on Tibet» pag. 63 et 64.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 27
TdbJios dkon mtdihog, Deas lex^ et dGe fcdoun Aon
nitchhoc , Deus coUectio sive Deus religiosoram. Milne ,
qui avait rencontré les noms de cette triade dans une
invocation chinoise à Kmum in Phou ^d S les a , on
peut dire , traduits , sans les entendre , par nan mofa,
nan mo law, nanmo priest, et il prend nan mo (sanscrit
namo , adoration ) pour un nom de pays , « very com-
(ipassionatefoo saho/'Nan mo, » dit-ii. La manière em-
brouillée dont Georgi a mis en œuvre les matériaux
qui lui étaient envoyés du Tibet , n a pas permis qu'on
remarquât cette notion capitale dans son livre , et
d'aillewrs il eût fallu pouvoir s'expliquer ce que signi-
firent ces mots : Deus lex, Deus coUectio vel rettgioso-
non. M. Schmidt, qui a rapporté les noms «anscrits,
les inteipr&te avec exactitude , Baddha , die Lehre urd
der Verein der Geistlichkeit ^. Mais il reste toujours k
déterminer la place que peuvent occuper dans un
système de théologie , cette loi et surtout ce prêtre ou
cette assemblée du clergé, auxquels des saints et deis
dieux adressent des invocations , et qui sont qualifiés
de principes de croyance suManes et inestimables^. Il faut
concilier des énoncés qui semblent incohérents , et
inimtrer comment les mêmes mots peuvent désigner
à la ibis les abstractions élevées dont se compose
*■ indo^ittêse Oleanêr, tom. fl, p. 7s.-— Il traduit le nom d« Koaan
in par ^ i)bsmv€r ûf Sotmds, On v«rra plus lom (fseUe ^étmt rorigine
de cette skigulière erreur.
^ Ges^UMeder Ost^Mongoien, pag. 3oo.
^ Schmîdt, ihii. p. 3.
28 MÉLANGES D*HISTOIRE
ridée de la triade suprême , et des objets matériels
comme la loi, les prêtres , le clergé. Or, dans la doc-
trine intériem^e, dite de la grande révolution [màhâ
yâna), bouddlm ou Tintelligence , a produit pradjnâ,
la connaissance, ou dharma, la loi. L'un et Tautre
réunis ont constitué sanga, Tunion, le tien de plu-
sieurs. Dans la doctrine publique, ces trois termes
5ont encore bouddha ou Tintelligence , la foî et V union ,
mais considérés dans leur manifestation extérieure,
rinteiligence dans les bouddhas avenus ( Jou laî ) , la
loi, dans récriture révélée, et ïunion ou la multipli-
cité , dans la réunion des fidèles ou rassemblée des
prêtres [ecclesia). De là vient que ces derniers ont,
chez tous les peuples bouddhiques, le titre de sanga,
unis^, lequel, abrégé par la prononciation chinoise, a
formé le mot de seng ^ que les missionnaires rendent
par bonze, mais qui signifie à la lettre ecclésiastique;
tels sont le sens et l'origine de ce mot très-connu ,
mais dont i'étymologie n'avait pas encore été appro-
fondie.
Dans les livres litiu*giques , on s'attache à marquer
la parfaite ^alité que le dogme établit entre les trois
termes de la triade, Fo (Bouddha), Fa (Dharma), Seng
^ Cf. Judson, Dictionn. of, ihe Barman language, pag. 36 1 et 362.
* Khang M Uea tian, au mot Seng, rad. IX., tr. 1 2. Le mot Fan ou
sanscrit est écrit en trois caractères [Seng kiaje) par les lexicographes
chinois, vraisemhlahlement parce qu ils ont pris le datif pour le nomi-
natif. C'est par erreur qu'on à lu ce mot Seng kia sie au lieu de Seng
hiaye. (Voyez Morrison, Chinese Diciionnary, part, ii, h.\.)
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 29
(Sanga). En voici deux exemples tirés d'un recueil
chinois d'hymnes et de prières en Thonneur de la
déesse du Thaï chan , divinité locale honorée par les
bouddhistes de la Chine :
N*I. uNamo (adoration) aux trois (êtres) Précieux ,
«tout spirituels, remplissant de toutes parts le monde
«de la loi, passés, présents et à venir, Sengfo fa!))
N"* n. «Foi et honneur aux trois (êtres) Précieux
«toujours existants, qui régissent et gouvernent à la
« fois les dix parties (l'univers entier), Sengfo faI Roue
« de la loi qui tourne sans cesse pour le salut des vi-
« vants ! »
On me pardonnera de transcrire ici en caractères
originaux les lignes que je viens de traduire. Elles
montreront comment on a combiné la disposition
typographique de manière à ce que le nom de l'un
des termes de la triade ne pût être lu avant les deux
autres. On remarquera aussi que , dans le passage où
les trois noms terminent la phrase, on a laissé un es-
pace blanc pour que les mots suivants ne les tou-
chassent pas immédiatement, précaution que je n'ai
remarquée à l'égard d'aucun autre nom bouddhique ,
à quelque classe d'êtres divins qu'il se rapportât :
30
MÉLANGES D'HISTOIRE
N* I.
-fr # *
t
#
4^
3%
N- n.
-ff # 'S
-i&
■Tnr.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 31
Qd voit que les trois noms sont placés sur le même
niveau, comme les trois représentations des mêmes
êtres dans les planches de M. Hodgson ^ » avec cette
différence que , sur celle-ci , Sanga est à droite et
Dharma à gauche, tandis qu'un arrangement inverse
s^observe dans les passages qu'on vient de lire. Le ta-*
bleau suivant offiîra le résumé de toutes ces notions
sur les trois Précieux :
Sanscrit: Bouddha» Dharma, Sanga.
Chinois: Fo, Fa, Seng.
Tibétain: Sangirgyai, Tchhos, 4Ge-Adonn.
c est-à-dire :
Dans la doctrine intérieure
ou théologique : llnteiligent, le Logos, l'Union;
et
dans la docrine extérieure
ou le culte: Bouddha, la Révélation, l'Église.
Le nom collectif par lequel ces trois êtres sont or«
dinairement désignés est celui de Précieux , en chinois
Pao, en mongol Erdeni^, et cette dénomination est
assez vague pour se prêter à des interprétations di-
verses ; mais en tibétain ce n est pas le mot Rin potche,
lequel désigne les objets précieux, comme Tor, les
perles, etc. cest celui de <ikon mtchhog^, qu'on est
* Transact etc, t. II, pi. II.
* Geschichte der Ost-Mon^olen, pag. a.
^ Alphabet, tibet, a. 5. -««Tocabulaix» «Si /oji» dans la collection des
32 MELANGES D'HISTOIRE
d'accord à rendre par Dien^. C'est un mot composé
de Aon, rare y précieux, inestipiable , et de mtchhog,
sapérieur, suprême, excellent; son équivalent mongoi
est Tchokhakh tagetou^. Évidemment cette expression
a un sens beaucoup plus relevé que le Déva des In-
diens, en tibétain Lha, en mongol Tagri, en chinois
Thian (ciel). Tous ces mots s appliquent à des êtres
regardés comme très -secondaires, et dont la condi-
tion , supérieure seulement à celle des honmties , n ap- «
proche nullement de celle des Intelligences purifiées,
et moins encore de Tlntelligence absolue. Le mot Dieu
paraît donc le plus convenable poiu* en rendre l'em-
phase , et il faut remarquer que les Tibétains disent
qu'As constituent une unité trine^^ et que les boud-
dhistes chinois regardent les trois Précieux , Fo, la loi
etïunion, comme consubstantiels , Thoung thi, et d'une
nature en trois substances, Souî yeou san thi, Sing chi î*.
Une dernière observation sera relative au mot par
lequel on exprime en tibétain le nom du premier terme
de la triade , Bouddha. Ce mot, Sangi igyai , a été habi-
tuellement pris pour une transcription de Shâkya,
suppliques d'Âmiot. — Vocabulaire de Ma chao yun , dans la Descrip-
tion du Tubet, p. i55.
^ Mémoires du P. Horace , dans TÂlpbab. tibet. passim. — Diction-
naire manuscrit du P. Dominique de Fano , au mot Deus, Scbrœter, a
Dictionary of ihe hoatan langna^e, h. v.
' Ming haï, liv. III, pag. 3.
^ Alph, tihet pag. 372.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 33
nom de famille du dernier bouddha humain , fils de
Soathodana. Cependant , quand les Tibétains veulent
rendre dans leur écriture le nom de Shâkya^ ils le
font en deux lettres , Shâ hya ^ , et l'orthographe de
Sangs igya* semble attester une tout autre origine, fl
se pourrait que ce mot eût, en tibétain, une étymolo-
gie qui le rapprochât du terme sanscrit auquel il cor-
respond^, et c'est ce que peut décider Texamen des
ouvrages écrits en cette langue , malheureusement
trop peu nombreux à Paris. Quoi qu'il en soit, il est
certain que Sang* igya* , quand il n est déterminé par
aucune addition à signifier Shâkya mouni, doit être
rendu par Vlntelligence pure, le saint par excellence,
Adi bouddha, Dieu; qu'il a spécialement cette signi-
fication , quand on dit Sang* ^-gya* Aon mtchhog , ce
qui ne saurait s'entendre de Shâhya ^; que, comme le
nom de Bouddha , il devient l'appellatif des intelli-
gences pures ou purifiées , d'origine divine ou humaine;
mais qu'on en a trop restreint le sens, quand on a cru
qu'il était question de Shâkya mouni toutes les fois
qu'on rencontrait le mot dont il s'agit.
- Man Han, Si fan, Ssi yao, nom de Fo. — ^ Schrœter, pag. 269.
^ Sang< , selon Schrœter [Bootan Dictionary, h. v.) signifie santé
'■gia< , d'après la même autorité, voudrait dire riche, abondant. Le dic-
tionnaire tibétain-mongol donne d'autres valeurs aux mêmes monosyl-
labes. J'ignore si ces deux radicaux entrent effectivement dans le com-
posé Sang<-rgya< , le peu d'ouvrages originaux que je puis consulter me
laissent dans le doute à cet égard.
' Cf. Alph. tihet, pag. 176, 273, 487.
3
3ft MÉLANGES DHISTOIRË
Je me suis arrêté sur ce point , parce qu'il est la base
de toute la théologie samanéenne, et qu'il n avait pas
encore été rdevé dans les livres chinois. On y voit la
confinnation complète de ce que M. Hodgson a trouvé
dans les livides recueillis à Cathmandou , et Ton apprend
par là qu'il n existe aucune différence essentielle entre
les opinions des sectaires du Nipol , du Tibet et de la
Chine , relativement aux principes de la doctrine éso-
térique. Cette matière importante est en même temps
très-obscure, et c'est ce qui explique oonunent tant d'au-
teurs savants l'ont encore ai imparfaitement éciaircie.
Je continuela revue des passages par lesquels lauteur
des Mémoires sur la religion samanéenne a cherché à
donner une idée des dogmes de cette religion et des
livres où die est enseignée. Il touche en passant à une
question d'un haut intérêt , et qui pourrait maintenant
être abordée avec plus d'avantage qu'autrefois. Il ad-
met qu'il y a, dans la mythologie indienne, des traits
qui paraissent empruntés des juifs et même des chré-
tiens. « Les Indiens, dit-il, ont pu emprunter des
a Grecs , puisqu'on a trouvé dans la langue sanscrétane
« des mots grecs et latins ^ », et il cite les mots hora et
hmdràh (centre). C'est à ce point qu'étaient parvenues
les connaissances sur l'Inde au temps où il écrivait ses
mémoires. Le grand phénomène des rapports qui
existent entre toutes les langues dérivées de la souche
sanscrite n'était pas même soupçonné. On n'était guère
^ Mém, deïAcad. tom. XL,pag. aïo.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 35
pius avancé sur Thistoire des opinions religieuses et de
la civilisation chez les Indous. Aussi, tandis que des
éoivains systématiques reportaient dans THindoustan
la patrie des sciences, M. Deguignes croyait pouvoir
assurer que ces peuples n'étaient, vers Tan 1 1 oo avant
J. C. 4fae des barbares et des brigands ^. On a beaucoup
appris depuis cette époque, et pourtant aucun criti-
que ne voudrait hasarder, avec ce ton de confiance ,
ni lune ni Tautre de ces deux assertions.
Ma touan lin , dans une expédition générale de la
doctrine bouddhique , qui ouvre le CCXXVr livre de
sa bibliothèque, parle en peu de mots des diverses
périodes que la loi , donnée à la terre , doit parcourir
avant d*être tout à fait éteinte, a Chaque bouddha, dit-
dil, lègue, en entrant dans le nirvân'a, une. loi qui se
u transmet par tradition. Il y a la loi tching , la loi siang ,
<( la loi mo. Ce sont trois degrés qui diffèrent entre eux
« comme du vin généreux et du vin faible. Le nombre
«des années qui s'écoulent dans chaque période n'est
<tpas le même. Après la loi mo, tous les êtres sont af-
« faiblis et comme hébétés. Ds ne se soumettent plus
«à la doctrine de Bouddha; toutes leurs actions tour«
« nent au mal. La durée de leur vie s accourcit insen*
<t siblement, et, dans Tespace de quelques centaines de
«mUliers d'années, ils en viennent à naître le matin et
«à mourir le soir. Puis il y des calamités produites par
« de grands incendies , de grands déluges , de grands
' Mém. de tÂcad. tom. XL , pag. 310.
3.
36 MÉLANGES D'HISTOIRE
«vents. Tout est détruit, et tout renaît ensuite. Les
« hommes sont rendus à leur pureté primitive. C'est ce
« qu on nomme un petit kalpa ^ » M. Deguignes donne
plus de développement à cette triple période de la
loi: c( On distingue, dit-il, cette religion de Fo en trois
« époques diflPérentes. Dans la première , elle était ap-
« pelée tchingfa, comme qui dirait la première loi. Sui-
« vant un livre dans lequel on donne l'histoire de ces
« premiers temps , cette époque a commencé à la mort
« de Fo ou Bouddha et a duré cinq cents ans. La seconde
u est nommée siangfa, la loi des figures ou des images;
«elle a duré mille ans. La. troisième , nommée mofa
« ou la loi dernière , doit durer trois mille ans ^. » Il
remarque ensuite que Bouddha étant, selon les Chi-
nois, mort en io43 avantJ.C. etla première loi ayant
duré cinq cents ans , l'époque où finit cette première
période, 543 ans avant J. C. coïncide avec la date as-
signée par les Siamois et d'autres peuples orientaux à
la naissance de Bouddha , et doit être celle de quelque
grand changement dans la religion indienne ^. Ce
rapport serait d'une grande importance pour la chro-
nologie du bouddhisme. Nous n'avons pas le Tching
fa chi pou dont M. Deguignes invoque ici l'autorité ,
»
^ Wen hian thoung khao, liv. CCXXVI , pag. i , v. 2. — Sur le raccour-
cissement et la proloDgation progressifs de la durée de la vie des
hommes, voyez Deshautcrayes , dans le Journal asiatique, tom. VIII,
pag. 321.
^ Mém, de l Acad. tom. XL, pag. 201.
^ Ibid. pag. 233.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 37
et nous ne pouvons assurer qu'il se soit trompé dans
renonciation de la durée assignée à chacune des trois
époques ; mais elle est donnée avec de grandes diffé-
rences dans plusieurs livres bouddhiques dont nous
avons un excellent résumé, et le calcul suivi par
M. Deguignes n y est pas même indiqué. Les noms des
deux premières périodes sont aussi expliqués tout au-
trement. « Le mot tching,r> dit un auteur ^ « signifie té-
« moignage. Après Textinction de TatMgata (ravenu), la
« loi demeura dans le monde. Ceux d'entre les hommes
«qui avaient reçu la doctrine , savaient la réduire
«en pratique dans leurs actions, par là ils rendaient
u témoignage des fruits qu'ils en tiraient. Voilà pourquoi
« on appelle cette époque loi des témoignages, » Selon
le Fa tchu ki , Bouddha avait dit à son disciple Ananda :
« Après mon nirvana , la loi des témoignages durera
u mille ans. » Il en a été retranché cinq cents ans à cause
de rentrée des femmes dans la vie monastique. D'a-
près le Chen kian lan , sa durée a été rétablie à mille
ans à cause de Texactitude avec laquelle les religieuses
mendiantes ont accompli les huit devoirs^ de leur état.
Elle a été accrue de quatre cents ans, à cause de la
victoire remportée par les fidèles observateurs des
préceptes sur un Rakshasa qui , après le nirvana de
Tathâgata , avait pris la forme d'un mendiant hypo-
crite et expliquait lés douze classes de livres religieux.
* Nan yo tsou sse fàyouan iven, cité dans le San isang/àsoa, l. XIII ,
pag. 1.
S8 MELANGES D'HISTOIRE
La diirée totale de cette première époqae est donc de
i4ôo ans. La seconde loi s'appelle IXang fa, ce qui
ne signifie pas loi des images , mais loi de la ressem-
blance, parce que, dans le temps qu elle doit subsister,
il y a, comme dans la première, des hommes qui ,
ayant reçu la loi, savent la réduire en pratique. Boud-
dha avait annoncé à son disciple Ânanda que cette
seconde période durerait looo ans. Mais le Fayonan
tchu lin nous apprend qu'elle sera prolongée de 1 5oo
ans , ce qui lui donnera une longueur totale de aSoo
ans. Enfin la loi finissante ou en décKn, mo fa, ou la
période dans laquelle les hommes mêmes qui auront
connu la loi ne seront plus en état de la pratiquer et
d'y rendre témoignage, devait, selon l'annonce qu'en
avait Élite Bouddha, durer 1 0,000 ans; mais elle a été
allongée de 10,000 ans, et doit, par conséquent, en
renfermer en tout 3o,ooo. Ainsi, la première période,
en adoptant le calcul chinois suivi par M. Deguîgnes
pour la mort de Shâkya mouni, ayant commencé
ioà3 ans avant J. C. et duré liioo ans, a dû finir
vers l'an 367 de notre ère; la hi de ressemblance,
commençant à cette époque et devant durer 2 5 00
ans, finira dans 1026 ans seulement, l'an de J. d.
'4887, après quoi viendra la loi en déclin, qui conti-
niiera pendant 3 0,000 ans.
Il y a un autre calcul qui fixe cinq périodes de 5 00
ans chacune , à partir du nirvana de Shâkya mouni ;
mais, comme on y assigne deux de ces périodes ou
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 59
1 ,000 ans à la première loi, la (in de celle-ci est repor-
tée à Tan 43 avant J. G. La seconde loi , comprenant
également deux périodes de 5 00 ans, vient jusqu*à
Tan 967 ; la troisième loi doit avoir 10,000 ans, sur
lesquels 5oo sont écoulés ; vraisemblablement ce cal-
cul à pris naissance vers Tan 1 U5y.
On voit assez qu'il n'y a rien de ohronol(^ique dans
toutes ces supputations fantastiques, et que la coïn-
cidence de la fin de la première période avec Tère des
Siamois , telle que M. Deguignes avait cru Taperce-
Toir, neidste pas, au moins dans les écrits originaux
que nous avons sous les yeux. Il faut chercher ailleurs
les motî& du désaccord qui se trouve entre les tra-
ditions primitives sur la naissance du fondateur du
bouddhisme , fidèlement conservées par les versions
chinoises fuites immédiatement sur le sanscrit, et les
calculs relatifs au même événement, quont adoptés,
d'après les livres des brahmanes , les bouddhistes de
Ceylan et de la presqu'île ultérieure de l'Inde.
Mr DegKiignes trace, en plusieurs paragraphes sépa-
rés, l'histoire de l'établissement de la religion indienne
dans la Tartarie, le Tibet, l'Inde au delà du Gange et
ies âes* i^r la Tartarie , il ne rapporte qu'un petit
nombre de passages de Ma touan Un , dont il avait déjà
fait usage précédemment dans l'Histoire des Huns,
et qui ne nous apprennent que quelques &its détachés
sur les opinions de plusieurs nations tartares. L'erreur
dont nous avons déjà parié sur la fausse application du
m * — '
ft * %
•- .»,. .l-u.,>T2
.:^r.llvll . Le 5cn
I '»■..
T ^'IfriC:
:»f :i':-
ri .inj.-
•
• - 1 ■ - -I»
::^-:zî
--.r .-:.-?
>j^f<.
. .T> i- ::i
. Tiir-i-
-••C.^' pr-
^J_*"
■f'.' 1 :ï
-- 'Cr»
_''J** -: -
= --T-* -•
jr-"» *:.
» . « .
i;:?me
j. ...T-rTî .
ijuoi-
" .■.T'f ùli
origi-
: .i La Loubèiv
N.vmprcr
pour
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 41
le Japon ^ Un point qui est encore loin d'être suffi-
samment éclairci, et qui demeure, s*il faut le dire ,
tout à fait problématique , c'est le voyage de cinq re-
ligieux de la Cophène (et non de Samarcande) dans
le pays de Fou sang, situé à 20,000 li à Test de Ta-
han, et que M. Deguignes supposait situé en Amé-
rique. Pour établir un fait aussi important que le serait
une excursion de ce genre faite en 458 , et la conver-
sion d'un peuple américain quelconque au boud-
dhisme , il faudrait d'autres preuves qu'un itinéraire
vague et peut-être apocryphe, rapporté par un com-
pilateur du xni* siècle , d'après un religieux dont nous
n'avons pas même la relation ^.
La partie vxaiment neuve et intéressante du travail
que nous examinons est ceUe qui remplit le deuxième
et le troisième mémoire, et qui est relative à l'éta-
blissement de la religion indienne à la Chine. L'auteur
en trace l'histoire, principalement d'après les deux
ouvrages dont nous avons parlé , la bibliothèque de
Ma touan lin , et le glossaii^e polyglotte intitulé Oa yin
yun thoung. Nous n'avons pas ce dernier ouvrage, et
nous ne pouvons conséquemment vérifier les citations
qu'y s'y rapportent. Quant au JVen hian ihoung khao,
où M. Deguignes a surtout puisé , ce sont les livres
^ Mèm, deVAcad, tom. XL, pag. 232, 287 et 242.
'^ Wen hian tlioung hhao, liv. CCCXXVII, p. 1. — Comparez le mé-
moire (le M. Deguignes, dans la collection de T Académie, t. XXVIII,
pag. 5o3 et suiv.
(i2 MELANGES D^HISTOIRE
CCXXVI et CCXXVn qui renferment l'indication du
contenu des principaux ouvrages sur ie bouddhisme ,
au nombre d'environ quatre-vingt-quatre. Le docte
compilateur y a réuni beaucoup de notices historiques
^t littéraires sur l'époque de l'introduction de ces li-
Tres à la Chine , sur les traductions qu'on en a faîtes,
sur les commentaires et les traités dont ils ont fourni
la matière ou l'occasion. M. Deguignes a tiré de ces
deux chapitres des renseignements très -intéressants;
et comme ceux qui lui manquaient d'ailleurs avaient
ici moins d'importance, il ne s'est guère trompé que
. .sm* les points qui tenaient au fond de la doctrine qu'il
n'avait pas pu pénétrer, ou sur des termes d'origine
indienne , qu'il ne lui était pas possible de reconnaître
ou d'interpréter. On a donc, dans cette dernière par-
tie de son mémoii'e un bon aperçu de la biblîf^ra-
phie samanéenne, telle qu'on la pouvait connaître à la
Chine dans le xin* siècle. Comme on a composé bien
td'autres livres depuis cette époque , il serait utile -de
4X}iBplét6r, par des sopfdéments considérables , la re-
vue qu'en présente M. Deguignes ; ce «'est pas l'objet
que je me propose dans ces observations, où je me
contente de rectifier qurfques-unes des méprises
échappées à un savant célèbre, pour empêcher que
sa célébrité même ne contribue à les perpétuer.
M. Deguignes commence l'examen des principaux
ouvrages bouddhiques par celui qu'on nomme le Livre
des quarante 'deux paragraphes, le premier qui ait été
ET DE LITTÉRATUKE ORIENTALES. 43
apporté à la Chine et traduit en chinois. Ce iirre,
presque entièrement moral , ne présente pas les diffi-
cultés qui peuvent arrêter dans l'interprétation d'un
ouvrage de métaphysique ou rempli d'allusions à la
mythologie. Néanmoins, les extraits qu'il en a faits et
qu'il a placés, soit dans $on mémoire, soit dans l'His-
toire des Huns, sont loin d'être irréprochables. Ainsi ,
par exemple , Fo, suivant M. Deguignes, aurait parié
dans son livre d'un autre philosophe qui enseignait la
même doctrine que lui, et il aurait nommé Kia ye
ce philosophe , qui était un de ses disciples , en l'ap-
pelant aussi Fo. Mais le nom de Kia ye, dans ies
traductions chinoises , s'applique à deux personnages
bien distincts : l'un est le précurseur immédiat de
Shâky a ^momii , bouddha aussi bien que lui , ncrnmié
en sanscrit Kâsyapa, qui naquit lorsque la vie des
hommes était de vingt mille ans, dans la ville de Bé-
narès. Son corps avait seize toises chinoises de haut,
et l'auréole qui l'entourait était de vingt yodjanas.
C'est ce personnage fabuleux à qui Shâkya mouoi at-
tribue un livre , et à qui il donne le titre de Fo, qu'il
venait lui-même d'obtenir. L'autre Kia ye, surnommé
le grand, est Mahâ kàya, le premier des disciples de
Shâkya qui lui ait succédé en qualité d'honorable ou
de patriarche. C'était un brahmane du pays de Ma-
gadha ; il rendit les derniers honneura à son msdtre
Shâkya, et fut, après lui, chargé de veiller à la con-
servation des traditions religieuses. Il mcyurut lui-
44 MELANGES D'HISTOIRE
même sur le mont Roukhoutai pàda, Tan 906 avant
J. C. Cest ce personnage historique qui fut un des
disciples de Shâkya et Tun des«principaux rédacteurs
de ses ouvrages. Une autre confusion moins facile à
expliquer, parce que Tanalogie des sons ny a pas
donné lieu, c'est celle de Çhâkya et de Tchhenresi.
Ces deux noms appartiennent à des ordres d'idéeis
différents. Shâkya est le nom sanscrit d'un homme
fondateur du bouddhisme; Tchhenresi est le nom
tibétain d'une divinité du deuxième ordre, qui s'ap-
pelle en sanscrit Avalokites'wara , et en chinois Kouan
chi in.
Les difficultés qu'on rencontre quand on veut don-
ner le sens d'un terme bouddhique sans en connaître
l'origine dans la langue sacrée de l'Inde , ne se mon-
trent jamais mieux que dans l'interprétation des titres
de livres, titres souvent obscurs, énigma tiques, alors
même qu'on a sous les yeux les ouvrages qu'Us dési-
gnent, mais tout à fait inintelligibles lorsqu'on n'en
connaît que des transcriptions défigurées par la pro-
nonciation chinoise. Aussi M. Deguignes s'est-il sou-
vent trompé en voulant deviner le sens de plusieurs
de ces titres, même de ceux qui sont à présent les
plus connus. Nous avons déjà vu qu'il avait cru re-
connaître le nom de Brahma dans les syllabes po lo
mi, qui sont la transcription du mot sanscrit para-
mita, consacré dans la doctrine mystique pour dési-
gner l'arrivée de l'âme affiranchie sur le rivage de la
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 45
béatitude. Ailleurs il cite un livre intitulé, sieou h
wang king, et traduit ces mots par le Livre du roi
O sieou lo ^ : c'est du roi des Asouras ou génies qu'il est
question. L'un des traités les plus célèbres est le Kin
Jiang panjo king ou Maha panjo, c'est-à-dire, suivant
l'auteur, le grand Puonjo^. Mais ces deux syllabes sont
la transcription du mot sanscrit pradjnâ, connais-
sance , gnose. Kin kang est un mot chinois qui signifie
l'acier ou le diamant [adamas). Le sens de ce titre est
donc le Livre de h. connaissance, inaltérable comme Va-
cier ou comme le diamant Ce livre fut révélé par Maï-
treya, le futur réformateur, à Devarâsa bodhisattwa.
L'auteur fait de ces deux personnages et de fVen tcha
(Mandjousri) autant d'hommes et de philosophes in-
diens. Tant il est difficile de parler, même des faits
les plus simples de l'histoire du bouddhisme, quand
on n'est pas informé de toutes les allusions mytholo-
giques qui viennent à chaque instant y trouver place.
Le livre dont nous venons de parler a été l'occa-
sion d'une erreur bien plus importante, mais que,
cette fois, M. Deguignes a partagée avec la plupart
des auteurs qui ont parlé du bouddhisme, avec plu-
sieurs missionnaires très-instruits, et même avec les
auteurs chinois de la secte des lettrés. Après avoir
parlé du livre du pradjnâ, « Il contient » , ajoute-t-il , a la
«loi du Vou goei ou du néant. » Puis, transcrivant un
' Mém. deVAcad. tom. XL, pag. 339.
* Ibid, pag. 270.
46 MELANGES DHISTOIRE
passage de Ma touan lin : <c H est arrivé au sujet de cette
« expression , dit-il , une chose assez singulière , qui a
« donné naissance à des sectes difiPérentes. Les uns ont
tt lu Vougœif non*ètre ; les autres ont séparé ces deux
amots Fou, Goei, c*est-à*dire n^'arit et ^6ie. Cependant
« on ajoute qu'elles s'accordent pour le fond ^. n Mais le
texte de Ma touan lin s applique à une distinction bien
plus subtile , et qui ne pouvait être saisie à Tépoque
des mémoires qui nous occupent. fVou 'weî, c est lab*
solu, rêtre pur, sans attributs, sans rapports, sans
actions, la perfection, Tesprit, le vide, le rien, le
non-être, en opposition avec ce que comprend toute
la nature visible et invisible. C*est en parlant de cet
être que les deux sectes de Fo et de Lao tseu ont em-
ployé des expressions obscures et même inintelli*
gibles, lesquelles ont excité, de la part des lettrés,
des railleries fondées peut-être , si elles s'appliquaient
aux vains efforts de l'esprit pour saisir ce qui est in^
saisissable, mais ridicules, en ce qu'elles dénaturent
les opinions qu'elles poursuivent. Nos auteurs, qui les
ont reproduites sans les comprendre , répètent tous
que ces sectaires niaient l'existence du monde, qu'ils
disaient que rien avait fait tout, que tout était rien, que
le néant était la seule choâe qui existât , que la loi de
Fo était une loi de néant. Il n'est aucun de ces re-
proches qui ne puisse s'appliquer aux mystiques et
aux quiétistes , aux faiseurs d'abstractions et aux rê-
^ Mém, de VAcad, tom. XL, pag. 274.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 47
veurs de tous les pays. On voit en quel sens doivent
être prises ces expressions, qui , loin de renfermer les
contradictions qu*on y a remarquées , attestent au con*
traire, ches les sectaires qui en font usage , une assez
grande élévation de pensées et une imagination tour-
mentée par dos habitudes contemplatives.
On ne peut s'attendre à trouver une juste défini-
tion de Tun des êtres les plus importants du panthéon
bouddhique dans un essai composé avant que la si-
gnification des termes empruntés du sanscrit pût être
connue. M. Deguignes, voulant expliquer les noms de
Pousa et de Kouan chi yn , rapporte un passage de
Kircher, qui pense que Têtre qui porte ces noms est
la nature, et qui l'appelle l^Cyhèle des Chinois^. Il
cite ensuite un EMctionnaire tibétain, tanqout, etc.
c'est-à-dire, selon toute apparence, le vocabulaire
pentaglotte que nous avons sous les yeux, et dont il
a pris la partie sanscrite pour du tibétain. Il remarque
que le premier nom de cette Pousa est Knon chi yn, et
qu'elle y est aussi appelée Œil de lotas , et née de la
JUur de htas. Ruon chiyn, conclut-il, est donc la haetse-^
mi (Lakshmi) des Indiens^. U faut modifier considé-
rablement toutes ces idées. Pour marquer avec pré-
cision la place que doit occuper dans la théologie
bouddhique letre dont nous parions , je suis con-
traint d'entrer dans quelques détails. On sait que la
^ ,Wit,d»rAcad, tom. XL, pag. 976.
* Ibid. pag. 377.
48 MELANGES D'HISTOIRE
suprême intelligence [Adi Bouddha) ayant , par sa pen-
sée {pradjnâ ou dharma) , produit la multiplicité [san-
ga) , de l'existence de cette triade naquirent cinq abs-
tractions [dhyan) ou intelligences du premier ordre
[bouddha)^ lesquelles engendrèrent chacune une in-
telligence du second ordre ou fds [bodhisattwa). C'est
de ce nom de bodhisattwa que les Chinois ont, par
abréviation, formé celui de phonsa, commun, non-
seulement à ces cinq intelligences secondaires, mais
à toutes les âmes qui ont su atteindre au même degré
de perfection^, fl y a donc un certain nombre de
bodhisattwas désignés par des noms différents, et le
vocabulaire pentaglotte en rapporte vingt-sept, que
•
* On voit qu'il n'est nullement exact de dire avec M. Schmidt
[Geschichte der Ost-Mongolen , pag. 3oi] que les bodhisattwas sont des
hommes divinisés (bodhisatwas sind vergôtterte MenscKen) , lesqvieh ne
sont plus exposés aux vicissitudes de la naissance et aux destinées du
monde, mais ont déjà atteint la dignité da bouddha [sondern bereits die
Buddhawârde erlangt haben) . Les bodhisattwas sont ou des émanations
primitives de Tintelligence suprême et qui n'ont jamais été des hommes,
ou des hommes qui sont .devenus bodhisattwas, c'est-à-dire des intelli-
gences qui n'ont pas encore atteint la dignité de bouddha. On ,ne sait
ce que le même auteur s'est proposé de nous apprendre un peu plus
loin, quand il remarque que le terme de bodhisattwa est un titre, et
non pas un nom propre , et qu'il en est de même de celui de bouddha.
Personne n'a jamais pris ces deux noms pour autre chose que pour
des dénominations acquises à certains hommes par leur élévation à
différents degrés de sainteté,- et c'est toujours en ce sens qu'on a dit
Shâkhya mouni bouddha, Aswagosha bodhisattwa, et pour abréger, boad'
dha ou bodhisattwa, comme le font en toute occasion les bouddhistes
eux-mêmes, et comme n'a pu s'empêcher de le faire, à leur exemple,
M. Schmidt, en vingt endroits de son Histoire des Mongols.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. M
M. Deguignes a pu regarder comme appartenant à une
même divinité. Kouan chiyn y est effectivement placé
au premier rang, maisPaJma netrah (œil de nénufar)
est le nom d une autre divinité de la même espèce. Le
nom sanscrit de la première est Padma pdni : c*est à
cet être qu'on attribue la création des êtres animés,
comme on attribue la construction des différentes par-
ties de Tunivers à Viswâ parti sous le nom de Mandjou-
sri. Padma pâni, à raison de sa puissance productive,
représente, parmi les agents de la création, le second
terme de la triade ou la science [pradjnâ); aussi, dans
la doctrine extérieure, lui donne-t-on quelques-uns
des signes qui caractérisent une divinité femelle. 11
a reçu plusieurs noms et, entre autres, celui d'Ava-
lokites'wam ou le Seigneur contemplé. C'est ce nom,
mal analysé par les traducteurs , suivant la remarque
d un savant Chinois , qui a formé celui de Kouan chi
yin ou la voix contemplant le siècle. Ainsi ce qu'on a
avancé sur ce mot de voix et ce que j'ai dit moi-même
à ce sujet ^, ne repose que sur ime méprise chinoise,
et siu* ce que le mot iswara, seigneur, a été pris par
les indianistes de la Chine poiu* celui de stoara, son.
B est singulier qu'une telle erreur soit la source d'une
dénomination reçue universellement à la Chine , où il
n'y a guère de divinité plus honorée que Kouan chi yin.
Au nombre des livres que M. Deguignes avait con-
sultés pour esquisser l'histoire du bouddhisme à la
^ Milang. asiat. tom. I, pag. 177.
4
50 MELANGES D^HISTOUtE
Chine i se Irouye ie Foi houëki ,. cette reiatiopjdoiit j'sd
présenté L'analyse: i ïÂcadémie^ idaâs uni mémoire^,
avec des distnssitos qui oM pour. objet de fixer ïîtàr
nérairé du yo^d^eùr^ H arait^ àitrjl, dessein d'abctrd
de la tradui^Oieli entier, niaia sa longueur et lea.re^
cherches quelle exigeait pour £éQonnaître les. lieux
l'auraient, tiop écturté de son srujét» .« Plttsieura de ces
n noms de EeuXii .ajoutCHt^il ^ sont trèsf corrompus parla
(( diffîiGillté de ies^ exprimer en chinois ; d'auti'es sont
a traduite 4e nianière que^ pour leâ reconnaître 3 &ttt
«dr^t avoir rinterprétatioii delnomâ que les Indîeni
adonnent auX; mêmes iieux^ et e est ce qui nous manf
«que: je tné boràe donc à en citer quelques: t^aks^i »
La di£G[Gttlté .indiquée par J'auteur: est très^édle,^ et
Ton peut ajouter que^ de son temps, elle était, insur»
montable. Aussi. a-l^il dû ie hornec à im aperçu qui
n'occup6f que. quatre pages, et où il Ha fint entrer
aucune discussion gé(^ra^hiqtiçv H n!a pas sçerçu.ie
double pas^e de Tlndusl par Fâ hian^ lequel ilomie
à la rdàtion uir si grand intérêt; le seul lieu quil ait
recomafa dans Flndqustan/ e est Bénarès* Le reste de
la route est éhoiaéé vs^ement et. dépourvu dô^toutô
synonymie; ety dé qui est pltlft singuUçr, M< Qegu^nôi
1 Gé méttiôiré est itejkrifAé dans le «dmé XIII ielMé». (^ rAqbd«
royale des ioscriptioû|9k et bélles^lettres, a" partie, pag. S^S-iia ; et le
Foê kouê hi a étë publie eo i836, par les soins de MM. Klaproth et
Landressé (i vol. grl in-4*, taris, Imprim. royale). F. L.
' Mém» de l'Âcad, tom. XL, pag. sSS.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 51
s*est trompé même sur la partie du voyage pour la-
quelle il avait le plus de renseignements, puisqu'il fait
rentrer Fâ hian en Chine par Canton, tandis que ce
voyageur fut jeté par la tempête sur la côte du Chan
toung, i trois cents lieues au nord de Canton. J'ai
profité de toutes les connaissances acquises sur Tlnde
ancienne, depuis le temps de Deguignes, poiu* entre^
prendre ce qu'il avait avec raison jugé impraticable; et
je croîs être parvenaà rapporter à leur forme primi-
tive toutes les dénominations géographiques , excepté
deux ou trois, ce qui fait connaître avec exactitude
la situatioti des pays visités par Fâ hian.
.On voit que les mêmes obstacles ont constamment
arrêté notre célèbre devancier, et qu'il eût réussi à dé-
brouiller beaucoup de notions bouddhiques, s'il avait
possédé: les secours^ que nous avons à présetit dans
les traductions et les extraits des ouvrages philoso-
phiques, écrits en sanscrit. En faisant t d'après Ma touan
lin, l'exposition des matières traitées dans le livre cé-
lèbre intitulé -Fa j^a/i ou Beautés de la loi f û indique
plusieurs des catégories morales ou psyehologiqtaes
sous, lesquelles les métaphysiciens bouddhistes ont
coutume de classer les o'bjets de leurs études, les six
racines ou sens, les six atomes ou qualités sensibles,
les six perceptions, les quatre éléments et enfin les
douze tayouan ou grands principes ^ «On ne sera peut-
«être pais fâché, dit-il, de connaître quels sont ces
* Mim, de VAead. tom. XL, pag. agS.
4.
52 MELANGES D'HISTOIRE
(( douze principes. Le P. Georgi a fait graver une table
« qui représente l'univers; on y voit le soleil, la lune et
w des nuages, avec la figure de la divinité qui embrasse
« tout. Autour est un grand cercle sur lequel sont re-
« présentés douze symboles qui semblent être les douze
« signes du Zodiaque. Cette table est tirée du Khaghiour,
«le principal livre de la religion thibétane Ces
(( douze symboles sont désignés par des noms qui sont
« les mêmes que ceux de ces douze principes chinois ,
«tels qu'ils sont exprimés dans le dictionnaire thibé-
(( tan. Seraient-ce là les douze signes du Zodiaque des
«anciens Indiens? C'est ce que j'ignore.» Il rapporte
ensuite les noms des douze symboles d'après Geoigi,
puis d'après le dictionnaire tibétan- chinois (le voca-
bulaire pentaglotte), ceux des douze iVi huen. Ce sont :
Marikpa , intellectu carens, représenté par un croche-
teur qui porte un fardeau sur ses épaules; Du sce, pro-
pensio ad malam, spiritus improbus, c'est un homme qui
fait des vases de terre , et qui en a trois à côté de lui ;
symbolum animœ , c'est un singe qui mange un fruit ;
nomen et corpus , c'est un homme sur un vaisseau qu'il
conduit; cor et sex corporis sensas, déserta et imper fecta
domuSj c'est une maison à moitié ruinée; rekpa ou
tactus, c'est un homme et une femme couchés ensem-
ble; tzorva ou vis sentiendi, c'est une flèche dans l'œil
d'un honmie ; srepa ou cupiditas , c'est ime femme qui
présente un vase à un Ihama ; lenba ou ablatio, c'est
ime femme qui cueille un fruit; kieva ou transmigratio
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 53
vel nativitasy c'est un mari et une femme couchés
ensemble ; Kesci, senex moriens. L'auteur ajoute : « Ce
« cercle a rapport aux transmigrations , apparemment
« parce que les honmies passent après leur mort dans
«les signes; ce qui revient à ce que quelques anciens
« ont dit, que les âmes, avant de revenir sur la terre ,
« demeuraient dans les astres ^ ». Mais ces conjectures
nont aucim fondement, et il n'est nullement ques-
tion ici d'un zodiaque ni des astres. M. Deguignes s'en
fût convaincu lui-même s'il eût fait attention au titre
cliinois de cette catégorie , dans le vocabulaire penta-
glotte , jÎTi jouan (et non inkuen). Ce mot exprime la
relation qui lie l'effet à la cause , et marque la destinée,
la fatalité, l'enchaînement qui existe entre tous les
actes dont la succession constitue l'individualité. On
dit que , par l'effet du yin yonan , l'âme d'un homme
passe dans le corps d'un autre homme ; par exemple,
une pauvre femme qui vivait , il y a des milliers de
siècles, au temps -du bouddha Vipas'yi, ayant fourni
un peu d'or et une perle pour réparer une défectuo-
sité qui déparait le visage d'une statue de ce bouddha ,
forma le vœu d'être , par la suite , l'épouse du doreur
qui fit cette réparation ; ce vœu se réalisa ; elle rena-
quit durant quatre-vingt-onze kalpa ou périodes du
monde avec une face de couleur d'or, ensuite elle
renaquit encore comme dieu Brahma ; sa vie comme
dieu étant épuisée, elle devint brahmane dans le
^ JHfém. de l'Acad, t. XL, pag. 294. — Cf. Aiphah. tib. tab. ad pag. 499*
54 MÉLANGES D'HISTOIRE
pays de Magadha, et ce fut dans sa &mille qae naquît
Mahâ hayâ, le premier disciple de Shàkya; dé là hii
vint le nom 4e Ki^ se (couleur d'or) *. C'est un excm-
ple^ de ces jm yoiian ou dispositions individuelles. J'en
rapporterai encore un tFo (Sfaâkyamouni) racontait
à ses disciple» comment, dans des existences anté-
rieures et prodigieusement anciennes , il avait mérité ,
par d'assez mauvaises actions'/ de souffrir des* peines
graves, et comment alors même qu'il'étah parvenu à
la dignité de bouddha:, il lui restait encore à endurer
un reste de ces justes punition? pour d'antiques mé-
faits; ce qui expliquait conuiiient lin être actnelleiiient
si parfait pouvait être soumis à de si rudes épreUves.
Une femme nommée San (ko li. avait accablé d'irijures
Shàkya bouddha; celui-ci en apprit la raison à ses
a^uditeurseti ces termes: ((H y aviait autrefois, dans
« la ville deBénarès ,'un comédien nommé Tching jan
(((l'œil pur). Dans le nlème temps vivait une courti-
«sane nonunée Lou5ian5r. Le comédien emmena cette
(t femme avec lui dans son char et la conduisit hors
«de la ville, dans un jardin planté d'arbres, où ils se
«divertirent ensemble. Dans ce jardin un Pratyeka
« bouddha ^ se livrait à la pratique des œuvres pieuses.
«Le comédien attendit que ce saint personnage fût
«entré dans la ville pour y mendier sa nourriture , et
* King te tchoun king lou» cité dans le Pian yi tian, liv. LXXIX,
pag. A3.
' Bpuddha distinct (Voyez ci-dessus la oote 2 , pag. 20 et 21.)
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 66
« aymil tué la courtisane , il renterradans la chaumière
«âii Pratyeka bouddha , et mit sup son compte lecriin^
i^uè lui-riUiênie avait commis. Cependant, au mo-
(cment où le «aint allait être mis à luort, le comédien
«éprouva des remords , se fit connaître pour le véri'-
d table coupable , et fut lûrré au siùpplice par ordre du
frroi. Ce comédien, ajouta Shâkya« c'était moi-même;
«la comtisane, c'était San iho U. Voilà pourquoi, peu-
fldant iloe loàigue durée de siècles, j'ai souffert, efi
«conséquence de mon cnme, des peiaes infinies; et,
«quoique je sois maintenant devenu boud4ha, il me
$( restait encore à endurer^ comme reste de châtiment,
«les injures et lès calomnies de la femme Sun tho li. »
Beaiucoup d'anecdotes du même genre attestent, dans
la pejrsonne même de Shâkya , Tinévitablé influence
ie césyinyœmn oudeatinées individuelles; mais, outre
ces eàs particuliers , on distingue douze degrés ou cbair
filons de fatalités commiunes à tous les hommes, et c est
te ipi'on nomme ep sanscrit les douze nidânas, en
dtnnms ym yoaan. M. J)egu%nes , qui avait à sa dispo-
silîoti le roéabulaire pentaglotte , y aurait pu lire les
lâûnas iaxiscrits dés douze termes de cette catégorie :
avidya , l'ignorance ; sanskâru , l'action ou la passion ;
vU^nâmm, la perception; nâmaroûpam , le nom et
h forme (l'individualisé) , ete. On peut voir, dans
ios extraits des livoés bouddhiques de Flnde \ quel est
^ Mémoire de M. Colebrooke sur la philosophie des sectaires in-
liéqs, ditasic^ Tnméactofihe Èoyal asiàt, Sociefy, 1. 1, pag. 662.
56 MELANGES D HISTOIRE
ie nœud qui s'établit, dans Topinion des moralistes ou
psychologistes de Tlnde, entre ces actes successiEs,
supposés enchaînés les \m$ aux autres , comme Teffet
à la cause. L'âme y est assujettie, elle est comme en-
fermée dans le cercle qu'ils constituent, tant qu'elle
n'a pas pu parvenir à s'affranchir de ses rapports
avec les êtres qui composent le monde extérieur.
Voilà pourquoi leurs noms sont écrits sur le cercle
qui entoure la représentation de toutes les actions de
la vie humaine, dans la table prise du Kâdjour, et re-
produite par le P. Georgi. Les symboles qu'on y a
joints sont assez singulièrement choisis. On aurait,
sans le secours des noms, quelque peine à reconnaître
celui des six organes des sens, dans une maison à
moitié ruinée; celui du sentiment, dans un singe qui
mange un fruit; celui de la sensation , sous la forme
d'une flèche dans l'œil d'un homme, efc. Mais on
voit que ces emblèmes n'ont rien de commim avec le
Zodiaque , bien qu'ils soient disposés circulairement
au nombre de douze. Cette explication m'a paru né-
cessaire pour mettre surja voie des interprétations
qui conviennent aux figures symboliques dont on fait
usage dans le bouddhisme.
M. Deguignes a très-bien reconnu le nom de Lanka
ou Ceylan, dans le titre du Lang kia king, ouvrage
religieux qui fut apporté de Ceylan à la Chine par
Bodhidharma, le dernier des patriarches indiens. Mais
le titre entier de ce livre est Lang kia po to h pao
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 57
Kmg,ce que Tauteur rend par le précieux Uvre appelé
po to h de Lang kia^. Ce nom, ajoute-t-il encore,
ressemble beaucoup à celui d'Obatar, qui est le nom
d'un Véda. Ce nom n'est point celui d'un Véda : c'est
la transcription du sanscrit avatâra, incarnation; et
le titre signifie le livre de celai (jui s'est manifesté à
Lanka. Jï faut que ce livre ait une grande célébrité,
puisque, ayant été composé à Ceylan, il a été re-
porté dans le nord , et que les habitants du Nipol le
comptent au nombre de leurs neuf dharmas ^. Il est
en trois mille slokas, et contient l'histoire bouddhique
de Ravana, tyran de Lanka, lequel, ayant entendu
Sbâkya prêcher la loi, se convertit à sa voix. Il existe
trois traductions chinoises du Lankavatâra, faites sous
les dynasties de Soung, de 'Weï et des Thang, et citées
par Ma touan lin.
L'expédition diplomatique et guerrière plutôt que
religieuse que les Chinois firent au vn* siècle dans le
cœur de l'Inde , donne à M. Deguignes l'occasion de
parler du pays de Mo kia to et de sa capitale , Kia sou
ma pou lo ou Po tcha li tse. Ce dernier mot est mal lu ;
il faut transcrire Pa to li tseu, et alors on a un équi-
valent exact du sanscrit Pâtali poutra '. Il est aussi
très-facile de restituer les noms de Mgadha et de Kaou-
* Mém. de l'Acad. tom. XL, pag. 299.
* Trans. ofihe Royal Asiatic, Society» tom. II, p. 24 1.
' Tseu, H]s, en chinois, représente très-exactement la finale sslus-
tr'iie poutra» qui a la même signification.
58 MELANGES D'HISTOIRE
jwiym/K WFa, pardcolièreiiient quand on lit dans ks
auteurs ehinois que ce demier signifie VUle le$flg^n.
M. Wilford y avait réusâ ^ ; mais c'est cpie , -pmé des
renseignements que les lin'es chinois fbomissaient A
M. Deguignes, il avait justement i sa dispoâtioii les
moyens de vérification qui manquaient ii cekdKi. En
combinant ain«[ les uns et les autres, comme il est
maintenant phis facile de le tenter, on ex{dique beau-
coup de £iits relatif à la géographie ancienne et' 4
rhistoire religieuse des Hindous.
Sous les TTuing , dit notre auteur, on a fait ime
édition de la traduction de Hî fcîa ( du livre Leng ymn
king) en dix livres, et on y a joint les commentaires
anciens et modernes des douze sectes , preuve que
l'on comptait alors douze sectes dans cette rdigion'.
Ceci est une allégation importante , mais uniquement
tat^dée sur une merise que l'auteur eût évitée en
lisant avec plus d'attention , car elle ne porte que sur
un terme chinois facile à entendre. Ma touan lin, qui
est cité, ne parie que de douze commentateurs an-
ciens et modernes , qui ont interprété le Leng yan ,
et }e mot qu'il emploie est celui doût on se sert tou-
jours pour désigner, en les comptant, des lettrés, des
auteurs, des savants. Plus loin, un nom indien a été
l'objet d'ime autre erreur qu'il était peut-être plus dif-
ficile d'éviter. L'auteur parie de Ven tchu et de Sa li ,
^ AêUd, Bti. iom. Kl, pag. 43.
' Mém. de ÏAcad, tom. XL, ftag. iig.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 69
deux philosophes poi|r lesquels les boazes pr ofessaièat
un gè^nd respept : cest un jseul nom coupé en deux ;
et' JVen tchu sse U n'est pas un philosophe , e*est Ifon-
djomri, lé cinquième des bodhisattwas, le démiourgos
qui a idoniiié.au mofide matériel sa force actuelle.
Noùvdie application de ce qui a été dit sur ia diffi-
culté de reconnaître autrement que par leurs attri-
buts ou leurs actions les personnages mythologiques
ou réels dont les noms sont aussi altérés par leffet de
leur transcription en caractères chinois.
Quand les noms sont traduits au lieu d'être simple-
ment transcrits, c'est, comme l'observe M. Di^uignes
lûi-rinême, uoe nécessité d'avoir, pour les rétablir,
la ' signification qu'ils expriment en sanscrit. H té^
moigne, en plusieurs endroits dé ses mémoires, le
n^et d'avoir été privé de ce genre ide secours. Ainsi,
âiute d'avoir connu .les noms divers de la ville de
Patna et leur sens dans la languç sacrée de l'Inde , il a
dû laisser sans application le nom 4^ Hoa tchif ville
des fleurs ^, qui n'est pourtant autre chose que l'ex-
pression chinoise iponv Konsoumapoara , comme nous
l'avons dit précédemment. Le mot même qui désigne
la langue et les caractères indiens ne paraît pas lui
avoir présenté un sens clair. Partout où il trouve ce
mot. Fan, le rend par indien, mais nulle part il n'en
à transcrit lé son ni recherché la valeur. Il l'avait
pourtant rencontré mille fois dans Ma touan lin , et
^ Mèm, de ÏAo$d. terni. XL, pag, 435.
60 MELANGES D HISTOIRE
spécialement dans la notice du syllabaire sanscrit de
douze voyelles et de trente consonnes, que les Sama-
néens ont publié à la Gbine au commencement du
XI* siècle. Mais, là comme ailleurs, il rend le mot de
Fan par indien \ sans autre explication. Une seule fois
il l'a transcrit, mais en y joignant une interprétation
qui n y convient pas : c'est dans Ténumération des
trente-trois cieux superposés, où il s'en trouve trois
situés dans le monde des formes et qui sont nommés
Fan tchoung ihian, Fan fou thiany Ta fan thian. M. De-
guignes rend ces démonstrations par ciel de ceux qui
prient, ciel de ceux qui aident par leurs prières, ciel des
grandes prières^. Évidemment il a cru que fan signi-
fiait prières , et en cela il peut avoir été trompé par les
missionnaires, qui, dans leurs dictionnaire^» chinois-
latins, mettent: Fan, quoddam idolum, appellativum qua-
rumdam orationum, librorum, et ceeterorum quibus Bonzii
utuntur, desumptum a quodam Fan , Bonzix) indico. Mais
Fan est le terme que les Chinois ont adopté pour dé-
signer Brahma , ainsi que je l'ai fait voir^; et les noms
^ Mém.'de VAcad, tom. XL, pag. SSg.
' Ihid. pag. 282.
* Voyez Magasin encyclop, 1811, octobre. — Mélanges asiatiques ,
tom. Il, pag. 242. — J'ai fait un recueil de tous les mots Fan que j'ai
trouvés dans les livres chinois : ce recueil en contient près d'un mil-
lier, presque tous relatifs à des sujets de religion ou de métaphysique.
Avec les 2000 mots sanscrits du Man Kan si fan tsi yao, on possède
donc un vocabulaire philosophique d'environ 3ooo mots ; c'est un se-
cours utile pour les discussions qui touchent aux doctrines bouddhi-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 61
des trois cieux doivent être traduits ainsi : ciel de la
troupe de Bràkma, ciel des ministres de Brahma, ciel
da grand Brahma. Lorsque, il y a vingt ans, je pro-
posai cette explication du mot Fan, en Tappuyant
de preuves qui la rendaient incontestable, j'ignorais
si le nom lui-même appartenait à la langue sanscrite,
et je n'avais pu en découvrir l'étymologie. J'ai trouvé
depuis que Fan n'est autre chose que la première
syllabe du nom sanscrit du dieu Brahma. Quelque
singulier que cela paraisse, on n'en saurait douter,
puisque le mot entier s'écrit Fan ma et Fan lan ma,
et signifie, suivant les Chinois, très-pur ou exempt de
passion.
Je n'ai aucune observation à faire sur la partie des
mémoires de M. Deguignes qui, se rapportant à un
temps où il n'avait plus pour guide la Bibliothèque
de Ma touan lin, se compose de morceaux empruntés
à Duhalde, à l'Histoire des Mongols de Gaubii, ou aux
annales de la Chine. Généralement, tout ce que l'au-
teur rapporte d'après les sources dont il avait su s'ou-
vrir l'accès , est exact et judicieux. Il faut le répéter
encore : le reste n'est défectueux que parce que les
moyens lui ont manqué. Les erreurs qu'on y relève
maintenant tiennent uniquement à l'état de ces études
il y a cinquante ans. C'est simplement un avantage
ques, mais bien insuffisant encore pour établir une synonymie complète
entre les nomenclatures théologiques , ontologiques et mytbologicpies
des diverses nations qui ont embrassé la religion de Bouddha.
62 MELANGES D'HISTOIHE
de position que lés critiquer de noti*e temps ont sût
Tauteur de THistoite des Huns. Mais, en' payant on
nouvel et juste hommage à sa vaste érudition , on ne
saurait i je crois, s'empêcher de conclure àeê observa-
tions que je viens d'exposer et que j'aurais pu facile^
ment multiplier, que ses recherches siir la religion
samanéenne doivent être lues avec une extrême dé-
fiance; qu'elles contiennent beaucoup de notions et-
ronéeS) de faits inexacts , dé noms défigurée, et- c|ue
tout estimables qu elles fussent à l'époque où i'àuteor
les soumit à l'Acadéniiel, elles ne conservent d'auto^
rite qu'en ce qui concerne l'histoire du bouddhisme
à la Chine. Pour en faire usage sans risquer d'être
induit en erreur, il faut être en état d'en vérifier, le
contenu dans les livres originaux.
Ge qiii^ du reste, est bien démontré maintenant,
c'est qu'il est éminemment utile, pour se former une
idée juste des opinions religieuses des bouddhistes, de
comparer attentivement les différentes manières dont
elles sont rendues dans les versions chinoises , tibé-
taines, tartares, singalaises, barmanes, et surtout de
retrouver, autant que. cela est possible, celle qui a
servi de modèle à tous les autres , la forme indienne
avec les termes philosophiques employés dans la
langue originale. On peut dire même, en général,
qu'un fait relatif au bouddhisme ne doit être regardé
comme bien connu qu'autant qu'on en possède l'ex-
pression sanscrite. La combinaison des secours que
ET DE EITTÉBATURE 0RJE1«TALES. 6S
Fan {alise dail» jbs textos. aansdrits et dant les versions
chinoises est nécessaire: pouf apprécier les principes
de la doctrine .ésotérique. Q. est donc indispensable de
faire marcher de front deux ordres de connaissances
quiv midhéùreusement, nont pas encore été réunis
dattsiiuneotiêmtr personne^ J*aurai bientol une occa-
sion, de hk^ voir quel est le genre particulier d'utilité
que Ton .peut retirer des versions tartares.
ADDIttON AU MEMOIRE PRECEDENT.
t t
Pour completet ce qtii a été dit au sujet de la tfiàde
suprenœ des. Tibétains ^j'extrairai d'un ouvrage peu
connu ^ du P* Horàce.de la Penna , les passages ^ui-
vanjbiv qui sont fort analogues à ceux dont Géôrgî a
fiût usage i mais, qui gagnent, àm'avoir pas passé par
les nmîns de ee derniet. On aura ainsi tout ce (|ué les
auteurs européens oiit jusqu'ici écrit sur la trinité
bouddhique V et Ton se. conyaincra que ce dogâiefon-
daméntsd.. était mieux, connu par les missiôntiaires
capiKâns du demiei^. siècle qu'il né l'est des savants
du Nord» au moment tnèm0F. ail nou$ écrivons/
(tDa queatL santiv tutti poiuniti assiemi uU' entità;
«te questa sola entità è il Dio ch' adorano i Thibettani ,
en' esce, e tnulîipticandosi i aanti, quest' entità diviené
« più grande , e quando tutti gli uominf saranho divô-
« nuti santi, non potrà più crescere questa entità. Quale
«entità la chiamano Sagnchie khoncihoâ, che significa :
« l'ottimo di tutto , o sia Dio risultato da' santi ; e viene
64 MELANGES D'HISTOIRE
(( ad esser per loro la prima persona , distinguendo solo
«le persone realmente distinte una dalF altra, e tutti
atre costare [sic) d'una sola entilà o ottima e perfettis-
(( sima sostanza.
«La seconda persona la chiamano Cihb kïioncïhoâ,
«dio délia legge, perche questi santi avendo ristabilita
«la legge nel pristino stato e corne avessero data la
(( legge e cosi è legge venuta da Dio , e per mezzo di
«questa si divin ta Dio.
((La terza persona poi si chiama Kedan khoncïhoâ,
((che signîfica il complesso di tutti i religiosi esser
((Dio, perche questi santi avendo ristabilita la legge,
(( hanno consequentemente ristabilita la legge e regola
((de' Religiosi, e perche tutti questi santi provengano
((da' Religiosi, e tutti questi santi è corne avessero
(( avuta l'essenza propria da' Religiosi medesimi; e per-
(( cio lo chiamano Kedun hhoncUioâ,
(( Insegna poi questa legge che tutte qneste tre per-
((sone sono realmente distinte, ma Tessenza è una
((sola. L'essenza di questo lor Dio è unita al corpo,
((e questo corpo è d'ima pietra pretiosa a guisa di
((cristallo, o sia di splendidissimo diamante, ed am-
((mettono questo corpo, perché, come si è detto, Ta-
(( nima sola non è capace ne di godere, ne di penare. »
(Brève Raguaglio, etc. p. 1 13.)
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 65
ESSAI
SDR LA COSMOGRAPHIE ET LA COSMOGONIE DES BOUD-
DHISTES, D'APRilS LES AUTEURS CHINOIS.
Toutes les nations de FAsie qui ont embrassé la
religion samanéenne , ont adopté , sur la formation »
les vicissitudes et la constitution du monde sensible,
un système qui, bien que d'origine indienne, diffère,
en plusieurs points essentiels , de celui qui a prévalu
chez les brahmanes. On en connaît les principales
bases par les extraits que divers auteurs ont tirés des
livres singalais ^, barmans^, tibétains' et mongols^.
On doit, à cet égard, beaucoup à sir Francis Bucha-
nan, au chevalier Al. Johnston, au P. Horace de la
Penna, ainsi qu'à Pallas, et à MM. Bergmann et
Schmidt. Deshauterayes a pareillement emprunté à
des ouvrages chinois, dont il ne nous a pas fait con-
naître les titres , de très-bonnes notions sur la cos-
mogonie et la cosmographie des bouddhistes ^. Mais
^ Comparez Asiatic Researches, tom. VI, pag. 167. — Annals of
oriental literature, vol. I, pag. 335. — E. Upham, the Histoiy and
doctrine of hudhism, London, 1829, in-fol.
* Asiatic Researches, t. VI. — Pallas, Samnd, histor, Nachricht,
t II, p. 18.
' Alphab, tibel, pag. 470, sqq.
* SammL hist Nachricht, ioc. cit. B. Bergmann, Nomadische Sireifei-
reien, tom. III.-— Schmidt, Gesch, der Ost-Mongoîen , passim.
^ Voyez le Journal asiati^e, tom. VII, pag. i5o et suiv.
5
M MÉLANGES D'HISTOIRE
il manque à tons ces trayaux d'oGBrir nn ensemble
complet des idées que ces sectaires se sont formées
sur la nature matérielle. Tordre, la position relative'
des parties qui la composent, et la durée qu'ils leur
attribuent. L'expontion que j*ai dessein d'en faire dans
ce mémoire sera tirée des meilleurs traités boud-
dhiques dont nous possédons un fort bon résumé en
chinois. Elle s*étendra k tout ce qui constitue Funi-
vers, et eomjdétera les détails impar&its , tronqués on
incohérents , qui se lisent sur les mêmes matières dans
les écrits de Bochanan , du P. Georgi , de Pallas , de
B. Bergmann et de M. Schmidt. Ellle fera connaître
en entier le système cosmographiqne des bouddhistes
chinois, et pourra fournir l'occasion de quelques rap-
prochements curieux entre les opinions de ces derniers
et cdles qui ont été recueiUies à Geylan , dans llnde
au delà du Gange, au Tibet et dans la Tartane.
Pour rendre plus Êicile Tintriligence de quelques
particularités qui se présentent dans les récits des cos-
mographes samanéens, il sera nécessaire de nous ar-
rêter d'abord un instant sur les procédés de numéra-
tion qu'ils ont adoptés, et qui se retrouvent, avec de
légères modifications, dans les différents pays où leur
croyance a pénétré. Les fables bouddhiques portent
en tous lieux un caractère d'exagération qui tient de
l'extravagance: les dieux, les génies, les saints, ne
sont pas groupés par centaines et par milliers, mais
par millions et par milliards; les distances qui sépa-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 67
Tent les parties de l'univers, la durée assignée à lexis-
tence des êtres qui les habitent, les périodes que
parcourent , pour se former, subsister et se détruire ,
tous les mondes qui sont soumis à l'influence de la
destinée , toutes ces déterminations arbitraires et aux-
quelles le langage mythologique a voulu donner une
apparence de précision doublement mensongère , pré-
sentent également ce singulier caractère. Lies nbm<>
bres ordinaires ne suffisaient pas à les exprimer; U
en a fallu créer d'autres dont la série ascendante pût
satisfaire à ces supputations fantastiques. C'est en
sanscrit , sans doute , qu'ils ont dû être imaginés d'a-
bord ; mais nous ignorons si les compositions brah-
maniques ofi&ent tous ceux dont les bouddhistes font
usage dans leurs légendes. Les Mandchous et les Ja^
ponais , qui ont importé de la Chine chez eux l'emploi
de ces sortes de nombres, leur ont assigné, dans leurs
idiomes, des noms qui sont en partie tirés du sans-
crit, et en partie forgés arbitrairement; mais dans
ces deux langues, les nombres décuples de dix mille
ne s'élèvent pas en progression géométrique au delà
de cent quintilUons. Le décuple quadrillion reçoit en
chinois le nom de heng ho cha, qui signifie salle du
Gange, et désigne le nombre de grains de sable qui se
trouvent dans les eaux de ce fleuve ; le décuple de ce
nombre reçoit en chinois le nom da seng ki, trans^
cription d'asankhyay en sanscrit innamerahilis; le dé*
cuple quintillion s'appelle pou khosseyi, inimaginahle;
5.
68 MELANGES D HISTOIRE
et le dernier de cette série , wou liang soa , ce qui si-*
gnifie nombre infini. Les Tibétains et les Singalais ont ,
pour les mêmes usages, une série beaucoup plus
complète, puisqu'elle s'élèvte jusqu'à Tunité suivie de
soixante zéros ; ce qui fait dix novemdécillions ^.
Quelque énormes que soient ces nombres, ils ont
été loin de suffire aux besoins quune imagination
bizarre et désordonnée s'est créés , et Ton en a in-
venté d'autres qui dépassent tout ce que l'usage ra-
tionnel des combinaisons arithmétiques a pu rendre
nécessaire chez les peuples de l'Occident. Une ques-
tion adressée à Bouddha par un bodhisattwa engagea
ce personnage à développer sa théorie à ce sujet :
elle est curieuse à force d'absurdité. Il y a, dit-il , trois
systèmes de numération : le premier est le système
inférieur, où les nombres croissent de dix en dix, cent,
mille, dix mille, etc. dans ce système, les nombres
croissent par centaines , comme quand on multiplie
un lo cha [lakshay lack, 1,000,000) par cent, pour
avoir un fcîa khi [kôti, dix millions). Enfin, dans le sys-
tème supérieur, les nombres se midtiplient par eux-
mêmes : c'est ce qu'on nomme la méthode des dix
grands nombres, méthode que Bouddha seul avait pu
entendre , et qu'il expliqua , dans la vue de donner une
idée de ce qui est, de sa natm^e, inépuisable et sans
bornes , les mérites pleins de pureté des bouddhas , les
périodes d'existence qui composent la destinée des bo-
^ Alphah. tihet, pag. 471, 643. — Asiat.joum, december 1827.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 69
dhisattwas ou intelligences modifiées, et Vocéan des
vœux qu'ils forment pour le bonheur des êtres vivants,
ainsi que renchaînement des lois qui constituent le
développement infini des mondes. Le point de départ
ou le premier de ces dix grands nombres, est Tun de
ceux dont nous avons parlé précédemment, Yasankhya
(cent quadrillions] : multiplié par lui-même, ce nombre
fait un asankhya élevé à la seconde puissance (Funité
suivie de 3/i zéros) , lequel, à son toiu", multiplié par
lui-même, produit le second des dix nombres (l'unité
suivie de 68 zéros) ; on répète cette double opération
sur celui-ci, puis sur chacun des suivants, jusqu'au
dixième qu'on nomme indîciblement indicible ^ et qui
ne pourrait être exprimé que par l'unité suivie de
4,456,448 zéros \ ce qui, en typographie ordinaire,
ferait une ligne de chiffres de près de 44,ooo pieds
de longueur. Ce dernier nombre est encore surpassé
par celui qu'on emploie en quelques circonstances,
notamment dans la cosmographie mythologique, et
qui n'est point évalué : son nom désigne le nombre
des atomes contenus dans le mont Soa meron ou la
montagne céleste. Rien n'est certainenient plus dé-
raisonnable que tout cet appareil numérique , presque
uniquement destiné à des rêveries mystiques; et toute-
fois on est obligé de convenir que les bouddhistes en
ont quelquefois fait usage, soit pour soutenir leur
imagination dans la contemplation de l'infini en temps
^ Hoayanking» cité dans le San tsangfà soa, liv. XLIII, pag. i5 v.
70 MELANGES D'HISTOIRE
et en espace , soit pour suppléer à cette idée près des
esprits grossiers incapables de la concevoir.
La difficulté , dans un sujet comme celui que je
vais essayer d'éclaircir, consiste principalement à dis-
tinguer ce qui est enseigné sérieusement par des sec-
taires, de ce qui constitue une opinion individuelle,
ou porte le caractère d'images poétiques ; à ne pas
prendre une forme emblématique pour un énoncé
rationnel , une allégorie pour une notion de science,
une conception de mythologie pour un fait physique.
Il n est plus permis de voir, dans les figures à plu-
sieurs têtes et à plusieurs bras , des images du démon ,
ni de répéter que les Asiatiques croient, dans les
éclipses, que le soleil ou ia lune sont attaqués ou dé-
vorés par un dragon. Par bonheur les Chinois , peu
curieux de mythologie , se sont surtout attachés , dans
leurs compilations sur le bouddhisme , à recueillir des
notions philosophiques; etcest.ime collection d'ex-
traits de cette nature que je mettrai principalement
à contribution dans Tessai qu'on va lire. Il se peut
néanmoins que je n'aie pas toujours réussi à dis tin*
guer les deux classes d'idées , et que j'aie pris trop lit-
téralement certaines expressions qui offriraient des
notions plus raisonnables si on les entendait en un
sens métaphysique et figuré. Il me suffit d'avoir pré-
venu de l'objet que je me propose et de l'intention
qui m'a guidé. La rareté des matériaux authentiques,
et l'obscurité d'un sujet encore si peu connu, me ser-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 71
viront d'excuse pour les erreurs de ce genre qui pour*
ront m être échappées.
Je partagerai cet essai en deux parties : daus la pre-
mière , j'exposerai les idées des bouddhistes par rap-
port à rétendue du monde ; dans la seconde , je ferai
connaître leur opinion sui^ la durée des différentes
parties jde l'univers.
$ I".
DE I/ÉTENDCE DE L'UNIVERS, OU DU MONDE CONSIDERE
DANS L^ESPAGE.
Tout le monde sait que , suivant les bouddhistes , la
terre habitable que nous connaissons est partagée en
quatre grandes îles ou continents placés aux quatre
points cardinaux , par rapport à la montagne céleste
(le mont Sou meroa) : sans les rapports de situation
établis entre ces divisions , il ne serait pas très>facile
de reconnaître leurs noms sanscrits dans les trans-
criptions altérées que les cosmographes chinois en ont
Eûtes. A l'orient est le continent de la Beauté [Poârvâ-
udehàf en diinois Fe pho thiouFeia thaî)\ à l'occident,
le continentdes Bœufis {Gédhanya, Kiuye nî) ; et au nord ,
èelui de la Victoire ou de la Supériorité guerrière {Ont-
tmra honrou , Yo tanyouei). Le continent du midi, qui
est celui qui comprend l'Inde, est nommé Djambou
é)(pa ( Yanfeou ihi ou ïlle ior). Il feut remarquer que
ces dénominations sanscrites sont traduites par les
auteurs chinois dans un sens quelquefois assez diffé-
72 MÉLANGES D'HISTOIRE
rent de celui que leur donnent les auteurs de la secte
brahmanique ; on ne saurait douter toutefois que l'in-
terprétation des premiers ne soit fondée sur l'analyse,
faite à leur manière , des termes de la langue origi-
nale. Le nom du premier continent indique que ses
habitants ont, en fait de beauté corporelle, la supério-
rité sur ceux du continent où nous vivons. Gôdhanya,
nom du continent occidental, exprime que la plus
grande richesse des peuples qu'on y trouve consiste
en immenses troupeaux de bœufs. On interprèle le
nom du continent du nord par pays des vainqueurs,
parce que, dit-on, ses habitants ont subjugué les trois
autres continents. Enfin celui de Djambou dvîpa est
formé du nom d'un arbre qui se voit dans la partie
occidentale du continent du sud, et au pied duquel
passe un fleuve dont le sable renferme de l'or, ce qui
fait qu'on rend aussi la dénomination de Djambou par
auro prœcellens. Je répète que ces explications sont
présentées par des auteurs chinois qui paraissent avoir
été très-versés dans la connaissance du sanscrit, mais
qui semblent avoir souvent consulté , dans leurs in-
terprétations, moins l'analyse exacte des termes da
la langue, que l'application particulière qui en avait
été faite dans leiu' secte , et qui ont très-fréquemment
donné conmie primitifs , des. sens d'extension ou des
sens résultant d'un emploi métaphorique, des allu-
sions , et même de véritables jeux de mots.
La taille des hommes et la durée de leur vie va-
ET DE LITTERATURE ttRIENTALES. 73
rient dans les quatre continents. La stature des habi-
tants du continent orientai est de 8 coudées, cha-
cune de dix-huit pouces , et ils vivent a5o ans. Dans
le continent occidental , les hommes ont 1 6 coudées
de haut, et vivent 5oo ans. Les habitants du nord
ont 3a coudées; leur vie s'étend à looo ans, et Ton
•
ne voit pas chez eux de morts prématurées. Enfin,
dans le Djamhon dvîpa, les hommes ont de 3 cou-
dées Y (^""ïO^) jusqu'à 4 coudées (2°*, 19) : leur vie
devrait être de cent ans; mais beaucoup d'entre eux
n'atteignent pas ce terme. Le visage des habitans de
chaque continent répond à la forme du continent lui-
même. Celui d'orient est comme une demi-lune , étroit
à Torient et large à l'occident, et son diamètre est de
9000 yodjanas. Celui d'occident est rond comme la
pleine lune, et son diamètre est de 8000 yodjanas.
Le continent septentrional est carré comme une pis-
cine, et sa largeur est de 10,000 yodjanas.he Djambou
dvîpa est comparé au coffre d'une voiture, large du
côté du iSba merou, étroit vers le midi; son étendue
en longitude est de 7000 yodjanas. Le yodjana ou
station est une mesure indienne dont je chercherai
ailleurs à déterminer avec précision la longueur,
parce qu'elle est employée dans les relations des
voyages que les bouddhistes ont faits dans l'Inde,
au rv*, au vi* et au vu* siècle de notre ère , voyages
dont j'ai réuni, traduit et commenté les relations;
mais il faut seulement remarquer que les mêmes ou-
74 MELANGES D'HISTOIRE
vrages où aont consignés ces détails, distinguent trois
yodjanas : le grand, répondant à 80 li de la Chine;
ie moyen, qui en vaut 60; le petit, de ho U seule-
ment. Les Anglais Tévaluent aussi de trois manières ,
à 9 milles, 5 milles et à milles et demi. Pour ime
discussion qui ne porte que sur des idées mythologi-
ques et des notions tout à fait imaginaires, il n'est nul-
lement besoin d'une plus grande exactitude* On voit
seulement que la longueur assignée à notre continent
serait, d'après renonciation précédente, d'environ
35,000 milles anglais, ou de plus de 12,000 lieues,
si l'on prend le yodjana moyen, ce qui est un mode
d'approximation suffisant dan$ une pareille matière.
Il paraît assez évident, par ce qui précède, que les
quatre continents des bouddhistes ne se rapportent
pas à une division naturelle des grandes terres du
globe, dont on aurait eu connaissance ou conservé le
souvenir ; mais que c'est une notion entièrement fa-
buleuse , et dont il serait inutile de chercher l'origine
dans les traditions historiques ou géographiques des
Hindous. Le nom seul du continent septentrional,
terre des vainqueurs , ainsi que l'interprètent les boud-
dhistes, pourrait rappeler les anciennes incursions
des peuples du nord, et les invasions des Hindo-
Scythes en des siècles reculés. Tout le reste est com-
plètement mythologique , et l'on perdrait sa peine à
y chercher aucun fondement réel. D'ailleurs il n'est
parlé d'aucune communication possible entre les
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 75
quatre continents. La montagne céleste qui les sépare
ne saurait être confondue avec THimâlaya , quoique
ridée puisse en avoir été prise de cette haute chaîne
qui , à regard des Hindous , semble se confondre avec
la sommité du ciel visible ou le pôle septentrional.
Enfin, tout ce que Ton peut attribuer de notions his-
toriques à des auteurs indiens, se trouve renfermé
dans les limites du Lfjamboa dvîpa, qui représente par
conséquent tout ce qu'ils ont pu connaître de lancien
continent. Ainsi ils disent que, dans les périodes oii
la terre n'est pas régie par un monarque universel,
le Djambou dvipa est partagé en quatre dominations,
appartenant à autant de princes, dont ils donnent
ainsi les litres : i° à Torient, est le roi des hommes; on
l'appelle ainsi à cause de la grande population de
la région qu'il gouverne. Dans ces pays , on trouve
beaucoup de civilisation; on y cultive l'humanité, la
justice et les sciences; le climat est doux et agréable.
3^ Au midi, règne le roi des éléphants, ainsi nommé
parce que la contrée qui lui est soumise est humide
et chaude , et convient par conséquent à cette espèce
d'animal. Les habitants sont féix)ces et violents; ils
6'adonnent à la magie et aux autres sciences occultes;
mais ils savent aussi purifier leur cœur, se dégager
des liens du monde, et s'affranchir des vicissitudes
de la naissance et de la mort. 3** A l'ouest, est le roi
des trésors. Ses états touchent à la mer, qui produit
beaucoup de peries et d'objets précieux; les habitants
76 MELANGES D'HISTOIRE
ne connaissent nî les rites religieux, ni les devoirs
sociaux, et ils ne font cas que des seules richesses.
4® Au nord, on trouve le roi des chevaux. La terre de
ce pays est froide et stérile ; le climat convient à la
nourriture des chevaux ; les habitants sont craels ,
courageux ; ils savent braver la mort et endurer les
fatigues. On retrouve aisément, dans cette distribu-
tion , les quatre grandes monarchies que les Hindous
peuvent avoir connues : le roi des hommes est T empe-
reur de la Chine ; celui des éléphants est le grand radja
des Indes; le roi des trésors est le souverain de la
Perse ; et celui des chevaux est le prince des nomades
du nord, Scythes, Huns, Gètes, Turcs, Mongols, et
autres nations vulgairement connues sous la dénomi-
nation de Tartares. Quant aux autres pays dont les
Indiens ont pu entendre parier, ils les ont classés
parmi les îles secondaires , dont ils reconnaissent huit
principales et une infinité de petites. Les huit prin-
cipales sont annexées deux par deux à chacun des
quatre continents : celles qui appartiennent au Djam-
lou dvipa senties îles du grand et du petit Chasse-mouche,
comme les appellent les Tibétains et les Mongols, ou
les îles du hlé et de Y orge, comme traduisent les Man-
dchous [tchamara, avatchamara). Sur la carte du voyage
de Hiuan thsang dans Tlnde , que les bouddhistes du
Japon ont arrangée à lem* manière ^ on voit ainsi la
* HncycL jap. liv. LXXXIV, p. i3. Celte curieuse carte a été pu-
bliée par M. Klaproth dans ses Mémoires relatifs à TAsie , t. II ; mais
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 77
province persane du Ghilan , le Danemark et la Po-
logne, transformés en autant d'îles, à Touest de la
grande Boukharie. Mais les additions de cette espèce
que le progrès des connaissances réelles a pu faire faire
aux descriptions e1 aux cartes de la terre habitable,
n entrent point dans le fond du système cosmogra-
phique, qui se compose toujours de quatre grands
continents, flanqués chacun de deux îles plus petites,
tous disposés symétriquement autour de la montagne
du Pôle.
Quatre fleuves arrosent le continent méridional ou
Djambou dvîpa : à Torient, le Ganga (Gange), ainsi
nommé d*un mot qui signifie maison céleste, parce
qu*il coule d'un endroit élevé; le Sindhou, au midi;
le Vatch ou Vadj (Oxus), à l'ouest, et le Sita (froid)
ou Sihon , au nord. Ces quatre fleuves sortent d'un
lac carré , nommé A neou tha ( Anoudata ) , dont les
quatre faces sont remarquables par un animal et une
matière qui leur sont particuliers. L'orifice du Gange
est la bouche d'un bœuf d'argent ; celui du Sind est
la bouche d'un éléphant d'or ; celui de l'Oxus est la
bouche d'un cheval de saphir; et celui du Sihon est
la gueule d'un lion de sphat'ika ou cristal de roche.
à Tépoque où ce savant en a entrepris Texplication, on ne connaissait
pas encore le voyage de Hiuan thsang , auquel elle se rapporte , et que
Je n^ai retrouvé qu'en i83i. -Il n'était donc pas possible d'en éclairer
toutes les particularités. C'est à quoi je m'attacherai dans la a" partie
de mes Voyages des Samanéens de la Chine dans l'Inde, qui seront
Ineatôt mis sous presse.
78 MELANGES D'HISTOIRE
Chaque fleuve fait sept fois le tour du lac, et va en-
suite se jeter dans la mer : le Gange, dans la mer du
sud-est; le Sind, dans la mer du sud-ouest; TOxus,
dans la mer du nord-ouest, et le Sita, dans celle du
nord-est. Aussi quelques-uns prétendent-ils que ce
dernier s'enfonce sous terre, et que, ressortant des dé-
serts pierreux, il forme le fleuve Jaune de la Chine ^
Le lac Anoudata , dont on vient de parler, et d'où
l'on suppose que sortent les quatre grands fleuves du
Djamhou dvîpa, a 800 li (environ 80 lieues) de cîr*
conférence. Ses rives sont ornées d'or, d*argent, de
saphir, de cristal , de cuivre , de fer et d autres ma-
tières précieuses. Il est placé au nord de la grande
montagne de Neige , c'est-à-dire de l'Himalaya , et au
midi de la montagne des Parfums; on la nomme
ainsi, parce qu'elle produit toute sorte de substances
odoriférantes. On remarque qu'A y a peu de rivières
dans le Djamhou dvîpa , qu'il y en a un peu plus dans
le Gôdhanya, un peu plus encore dans le Vidêha, et
que celui des quatre continents qui en contient da-
vantage est l'Outtara kourou.
Nous avons vu que la largeur du Djamhou dvîpa
était de 7000 yodjanas. On ajoute que sa longueur
du sud au nord est de 2 1,000 yodjanas, et que son
épaisseur de haut en has est de 68,000 yodjanas.
Sous la terre, il y a de l'eau jusqu'à l'épaisseur de
84,000 yodjanas; sous cette eau est un feu de la
^ Le grand Àgama, cité dans le San tsanyfà sou, liv. XVIII, p. 3 1 ▼•
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 79
même épaîssem*; sons ce feu il y a de Tair ou du
vent, dont Tépaisseur est de 68,000 yodjanas; au-
dessous de cet air est une roue de diamant, dans la-
quelle sont renfermées les reliques corporelles des
bouddhas des âges antérieurs. Quelquefois il s élève
un grand vent qui agite le feu; le feu met Teau en
mouvement ; feau ébranle la terre; et c'est ainsi
qu*ont lieu les tremblements de terre ^
Au-dessous de Textrémité méridionale du Djam-
boudvipa, à la profondeur de 5oo yodjanas, sont
les huit grands enfers brûlants et les huit grands en*
fers ^acés, ainsi que les seize petits enfers qui sont
placés aux portes de chacun des grands ^. On donne la
description de ces enfers et des supplices que les âmes
des pécheurs y endurent : cette description ressemble
beaucoup à celles que des imaginations bizarres se
sont plu à fabriquer dans tous les pays; mais comme
elle est plus mythologique que cosmographique, elle
nous écarterait trop de notre sujet. Il suffira de dire
que ré tendue de ces enfers est, suivant quelques-uns,
de 80,000 yodjanas en longueur et en largeur.
Nous avons vu que les montagnes dites des Parfums
étaient placées au nord de THimâlaya et du lac d'où
sont supposés sortir les quatre fleuves du Djambou
dvipa. On nomme plusieurs autres montagnes qui se
^ L'Âgama augmenté (Hun (thseng yi a han king)^ cité dans le San
isangfi sou, liv. XXXIII, pag. i5.
* Hioji iêoung km, cité dans le Sou tsangfii sou» liv. XXXIII, p. 5 v.
80 MÉLANGES D'HISTOIRE
succèdent en allant au nord, depuis l'extrémité de ce
continent jusqu'à la montagne du Pôle. Les uns en
comptent sept, et les autres dix; et ceux qui adop-
tent ce dernier nombre varient encore sur les noms
des montagnes et sur Tespèce d'habitants qui s'y trou-
vent. Les sept montagnes d'Or, ainsi nommées parce
qu'elles ont la couleur de ce métal, sont, en com-
mençant par la moins élevée : i** la montagne qui borne
la terre ou qui contient, qui borne, autrement la mon-
tagne en bec de poisson; on lui donne ce dernier nom
parce qu'elle a la forme du museau d'un poisson de
mer; elle n'a de hauteur et de largeur que 656 yod-
janas; 2** la montagne des Obstacles, ou de la Trompe
d'élépluint; elle a 1 3 1 2 yodjanas y de largeur et d'élé-
vation; 3** la montagne de V Oreille de cheval, qui a
2625 yodjanas; 4^ la montagne Belle à voir, qui en
a 5260; 5** la montagne da Santal, de io,5do yod-
janas; 6^ la montagne de l Essieu, qui en a 21,000»
et 7® la montagne qui retient ou qui sert d'appui, ou la
montagne à double soutien, laquelle a 42,000 yodja-
nas, c'est-à-dire la moitié de la dimension du Sou
merou, qu'elle entoiu'e, comme elle est elle-même
entoiu'ée par les six autres ^ C'est sans doute à ces
cercles de montagnes qu'on rapporte la division des
sept mers : on compte la mer salée , qui est renfer-
mée dans une roue de diamant en mouvement ; la
mer de lait, celle de crème, celle de beurre, celle
* Fanyi ming yi, cité dans le San tsangfâ sou, livre XXX, pag. 5 v.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 81
d'hydromel, ia mer qui renferme les plantes d'heu-
reux augure, et la mer de vin^ Les livres que j'ai sous
les yeux n entrent à ce sujet dans aucune explication.
Un autre arrangement est celui des dix montagnes
et des dix masses d'eau qui les séparent. Les listes qui
se rapportent à ces deux objets ne sonl pas même
d'accord entre elles, parce qu'elles sont empruntées
k des ouvrages différents , et qu'on n'y attache sans
doute pas assez d'importance pour s'être appliqué à
en rédiger un tableau régulier et invariable. On
compte, en allant du sud au nord : i"^ les montagnes
de Neige [Himalaya), riches en substances médici-
nales ; 2** les montagnes des Parfums ; 3° la montagne
Pî iho U, qui contient toute sorte de choses précieuses;
4** la montagne des Génies, ain^si nommée de ce que
les génies et les immortels y font leur habitation ; 5** la
montagne YeoU kan tho, dont le nom signifie en sans-
crit double soutien : c'est là que se forment les matières
les plus pures et les plus précieuses, et que demeure
le roi d'une classe particulière d'êtres supérieurs à
l'homme, appelés Yakshas ou Courageux; 6® le mont
de ï Oreille de cheval, qui produit des choses précieuses
et toute sorte de fruits ; y** le mont Ni min iho lo ou
Soutien des limitas, riche en objets précieux, et séjour
des génies et des nagas ou dragons ; 8** le mont Tcha-
kra ou de la Roue, formé d'une roue de diamant,
remarquable par ses précieuses productions, et par
^ Fa tsi ming sou kiny, liv. XXX, pag. i6.
6
82 MELANGES D'HISTOIRE
rhabitation des immortels délivrés; 9"^ le mont Ki ton
mo ti ( veocilli perspicacitas ) , où demeurent les princes
des Asoaras, génies opposés anx dieux; 10^ enfin le
Sou merou, séjour des dieux ^
La seconde série des dix montagnes est seulement
indiquée dans Ténuméràtion des masses d'eau cpn en-
tourent le SckL' merou, et qui servent à expliquer com-
ment, la chaleur du soleil étant absorbée par ces eaux,
le fi:oid va en augmentant du midi au septentrioné.U
y a uB/t masse d'eau entre le Djambou dvîpa et le mont
de la Roue de diamant ; entre ce dernier et le mont
Tiaofoa , il y a une autre masse d'eau , large de 3 00 yod-
janas, et qui donne ilaissance à toute sorte de ^eurs-;
il y en a tme troisième , de 600 yodjahas , entre le mont
Tiao fou et le mont Ni mi tho Jô; une quatrième, de
1 a 00 yodjanas, entre ce dernier et le mont du Sacrj^^
da cheval; une cinquième, de 6000 yot^anasy entre
celui-^i et le mont Beau à voir; une sixième:, dé 1 d,ooo
yodjanas , sépare le mont qu on vient de nommer et
celui de Choa tfcî; une septième» de 20,00.0 yodjanas,
est placée entre le mont C^a Uiiet le mont Yi cka tho
îo; une huitième, de A 2, 000 yodjan^, entre ce der-
nier et le mont Kieî tho h; une neuvième enfin , large
de 84, 000 yodjanas, sépare celui-ci du niont Sou
nierou, et renferme une grande quantité de fleurs,
nomntément doubaraa ou lotuâ bleus ^.
' Commentaire sur le Hoa yan hing, iiv. XLI, pag. 8.
' Le long Agama, cité dans le San tsangfà soa, ïiv. XLIV-, pag. 30.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 83
Eji récapitulant la largeur assignée à ces masses
d*eau, ainsi qu'aux montagnes qui sont placées dans leur
intervalle, on voit qu'un espace de plus de 3 00,000
yodjanas est supposé séparer l'extrémité septentrionale
du Djambou dvîpa du pied de la montagne polaire
ou du Sou merou. Cette dernière , dont le nom signi-
fie, suivant les bouddhistes, merveilleusement haute, a
Sfhjooo yodjanas d'élévation. Elle est, comme on l'a
d^à vu, le séjour des dévas ou dieux ; le soleil , la lune
et les' étoiles tournent autour d'elle, et c'est ce qui
fait la différence des nuits et des jours , des années
et des autres divisions du temps.
Le soleil est habité par un adorateur de Bouddha ,
à' qui ses vertus , ses bonnes actions et sa piété ont
mérité de renaître en ce lieu. Il habite un palais dont
les murailles et les treillis sont ornés d'or, d'argent et
de saphir: ce palais a 5i yodjanas de dimension dians
fouis les sens; il est, par conséquent, de forme cu-
bique, et c'est l'éloignement qui le fait paraître rond.
Cinq tourbillons de vent entraînent continuellement
ce palais autour des quatre continents, sans lui per-
mettre jamais de s'arrêter : l'un de ces tourbillons sou-
tient le palais du soleil, et Tempêche de tomber dans
l'éther; le second l'arrête, le troisième le ramène, le
quatrième le retire, et le dernier le pousse en avant ^;
ce qui produit le mouvement circulaire.
Il est midi dans le Djambou dvîpa quand le soleil
* Kki chiyinpen hing, liv. XXIV, pag. 17 V.
6.
84 MÉLANGES D'HISTOIRE
est parvenu en face du côté du Sou merou qui répond
à ce continent. Le jour tombe alors dans le continent
oriental; il commence à pointer dans le continent
qccidental, et il est minuit dans celui du nord; les
quatre points du jour sont ainsi déplacés successi-
vement, à regard des quatre continents ^ La lune est
un palais habité de la même manière que celui du
soleil , et pareillement entraîné dans un mouvement
circulaire autour du mont Sou merou par cinq tour-
billons de vent qui ne lui permettent jamais de s ar-
rêter : mais ce palais n*a que 49 yodjanas, deux de
moins que celui du soleil, ou selon d'autres 5o, un
seulement de moins que ce dernier; c'est à peu près
la différence des diamètres apparents moyens du
soleil et de la lune. Le jour de la pleine lune, ce
palais est devant celui du soleil; et le jour de la nou-
velle lune , ce même palais est situé en arrière. C'est
la réverbération des rayons' du soleil qui produit la
pleine et la nouvelle lune. Les plus grandes étoiles
ont 1 6 yodjanas de tour ^. Les vingt-huit mansions
lunaires sont disposées dans l'espace avec la destina-
tion de protéger plus spécialement certains êtres , cer-
taines professions et certaines localités. Tchitra exerce
son influence sur les oiseaux, Souati sur les religieux
et les hommes occupés de la recherche de la raison
sainte, Visakha sur les eaux et les êtres vivants en
^ Fàyaanichu lin, Hv. XVIII, pag. 18 v.
^ Encycl.jap. liv. LVI, pag. 19.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 85
général; Anoarada protège ceux qui montent sur des
chars pour aller à la recherche du profit. Les femmes
sont sous rinfluence de Djieshiha [antarès) \ Moala ap-
partient aux îles ; Pourva Shadha est la constellation
des potiers; Poumawasoa, celle des orfèvres; Poushya,
celle des rois et des grands; Aslesha se rapporte
aux montagnes de neige et aux dragons ; Magha pré-
side aux grandes richesses; Pourva phalgouni est la
coastellation des voleurs, et Outtara phalgouni, celle
des hommes de race noble; le royaume de Sourata
est sous la protection de Hasta; les navigateurs s'a-
dressent à Revatiy et les marchands à Asoaîni; le
royaume de Plio leou kia (Balkh) reçoit l'influence de
Bharani; les buffles appartiennent à Kritika, c est-à-
dire, aux pléiades; tous les êtres vivants subissent
l'influence de Rohini (dans le taureau); Ardra pro-
tège le royaume de Pi ihi ho ; Mrigasiras ou Orion est
la constellation tutèlaire des hshatryas, c est-à-dire
de la caste militaire et des races royales ; Outtara Sa-
dha veille sur le royaume de lao pou cha; Abhîdjit, sur
les kshatryas et le royaume de An topo kieî na; les
royaumes de Ying kia et de Magadha sont sous la
protection de Sravani, et Na tche Zo, sous celle de Dha-
nishta; ceux qui portent des couronnes de fleurs sont
soumis à Satahhisha; le royaume de Kandara est sous
l'influence de Pourva bhadrapada ( dans Pégase ) , ainsi
que celui de Chulounay et la race entière des dra-
gons, des serpents et des autres animaux qui rampent
86 MÉLANGES D'HISTOIRE
sur le ventre ; enfin Oattara bhadrapada préside aux
GandharvaSy génies musiciens dlndra^ et à ceux qui
excellent dans Tart musical ^ G*est Bouddha lui-même
qui a révélé toute cette distribution à Brahma, le
seigneur du monde que nous habitons.
Georgi, Pallas, M. Bergmann, et plus récemment
M. Schmidt , ont fait connaître en détail les merveilles
que la mythologie bouddhique a entassées dans la
description du mont Sou merou. Les auteurs chinois
dont les extraits sont sous mes yeux, sont, à cet
égard, moins circonstanciés. Les flancs du Sou merou
sont de cristal au nord, de saphir au midi, d*or à To-
rient j et d'argent à l'occident. Ces quatre substances
sont ailleurs diversement orientées ; mais il semble
inutile de s'arrêter à relever ces variations, On a déjà
vu que sa hauteur totale était de 8d,ooo yodjanas.
D'autres lui donnent' en hauteur et en large^^,
3,36o,ooo Zî; car, suivant la remarque d'un auteur
japonais, les difierents ouvrages des bouddhistes ne
sont nullement d'accord dans la description du Sou
merou ^. Ce mont est partagé en plusieurs étages, ha-
bités par des dévas ou êtres divins de plusieurs degrés.
Le P. Horace, d'après la cosmographie tibétaine , nous
apprend que l'écliptique est supposée répondre au
troisième des étages du Sou merou ^. Une comparaison
^ Fàynan icka lin, cité dans le San tsan^fà sou, liv. XLVITI, p. i.
^ EncycLjap. liv. LVI, pag. 19 v»
* Alpkab. iib, pag. 48 1.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 87
mystique des dix genres de perfection des bodhisat-
twas avec les propriétés du Sou merou porte que la
substance de cette montagne est formée de quatre
matières précieuses et exquises ; qu'elle a huit faces
et quatre étages ; qu'elle est au nord de couleur d'or,
à Torient d'argent, au midi de saphir (lieou li), et à
l'ouest de cristal de roche; que tous les êtres, végé-
taux ou animaux, oiseaux ou quadrupèdes, prennent
la couleur des parties de la montagne dont ils appro-
chent, et la gardent pour jamais sans aucun change^
ment; que les vents furieux qui soufflent ne peuvent
l'ébranler; qu'elle est entourée , comme de sept cercles
concentriques, par les sept montagnes d'or et les
sept mers aux eaux parfumées ; qu'il n'y a que les
dieux et les êtres qui ont acquis des facultés divines
qui puissent y habiter; qu'elle est immuable , et semble
veiller sur les quatre continents ; qu'elle est le centre
autour duquel tournent le soleil et la lune pour for-
mer le jour et la nuit; qu'elle donne naissance à
l'arbre pho U tcJie to lo, dont l'ombrage est favorable
aux dieux , et dont les fruits leur servent de nourri-
ture et répandent leur parfum à 5o yodjanas; quelle
est là première montagne formée lors de la reproduc-
tion des mondes , et la dernière qui se détruise lors
de Leur anéantissement ^ J'abrège beaucoup de détails
mythologiques qui seraient déplacés ici. Le mouve-
ment circulaire du soleil et de la lune autour de cette
^ Hoayan kiny sou, cité dans ]e San tsangfà 50U, iiv. XL, p. 19.
88 MELANGES D'HISTOIRE
montagne est une circonstance qui fait assez voir que
sa position doit être cherchée aux pôles de la terre
et du ciel, confondus par l'ignorance de la véritable
constitution de Tunivers. Le Sou merou est donc tout
à la fois la partie la plus élevée du monde terrestre,
autour duquel sont placés les quatre continents, el
le point central du ciel visible, autour duquel se
meuvent les corps planétaires et le soleil lui-même.
Le nom de montagne polaire par lequel je Taî dé-
signé précédemment, doit être pris danjs cette signî-
fication.
A moitié de la hauteur du mont Sou merou, c'est-
à-dire au quatrième des étages qu'on y voit, com-
mence la série des six cieux superposés les uns aux
autres , lesquels constituent ce qu on nomme le monde
des désirs y parce que tous les êtres qui l'habitent sont
soumis également, quoique sous des formes diverses,
aux effets de la concupiscence ; les uns se multipUant
par l'attouchement des mains, les autres par le sourire
ou le simple regard, etc. Au premier de ces six cieux,
en commençant par en bas , habitent quatre dieux
présidant aux royaumes des quatre points cardi-
naux. Le second ciel est nommé le ciel des trente-trois,
parce que Indra, le Jupiter indien, y fait son séjour
avec trente-deux personnages parvenus comme lui,
par leurs vertus , de la condition humaine à celle de
dévas ou divinités. Le troisième ciel est appelé ciel de
Yâma, parce que le dieu de ce nom y réside avec
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 89
d*autres êtres semblables à lui, qui mesurent leurs
jours et leurs nuits sur l'épanouissement et la clô-
ture des fleurs de lotus, et qui habitent Téther. Dans
le quatrième ciel , appelé Toushitâ, ou séjour de la joie,
les cinq sens cessent d'exercer leur influence : c'est là
que les êtres purifiés, parvenus au degré qui précède
immédiatement la perfection absolue, c'est-à-dire au
grade de bodhisattwa, viennent habiter, en attendant
que le moment de descendre sur la terre en qualité
de bouddha soit arrivé. Au cinquième ciel, appelé
ciel de la conversion , les désirs nés des cinq atomes ou
principes de sensation sont convertis en plaisirs pu-
rement intellectuels. Au sixième enfin habite le Sei-
gneur [Iswara), qui aide à la conversion d' autrui, aussi
nommé le Roi des génies de la mort. Tous les êti'es
qu'on vient d'énumérer, à l'exception de ceux des
deux cieux inférieurs , résident, non plus sur le mont
Sou merou, mais au sein même de la matière éthérée.
Nous glissons sur les circonstances mythologiques qui
se rapportent à leur existence , parce qu'on en trouve
un bon nombre dans les ouvrages qui ont été indi-
qués ci-dessus ^
Le même motif nous empêchera de nous arrêter à
discuter quelques difl'érences qui s'observent dans
l'indication des étages célestes qui nous restent à
parcourir, selon qu'elle a été recueillie dans les livres
des Hindous , des Tibétains , des Chinois ou des Mon-
' Journal asiatique, cité ci-dessus.
90 MELANGES D'HISTOIRE
gols, par Palias, Bergmann, M. Schmidt, Deshaute-
rayes , le P. Horace et M. Hodgson. Nous dirons très-
sommairement ce qui reste à coimaitre pour posséder
le système entier du monde , conçu à la manière des
bouddhistes , en renvoyant , pour de plus grands dé-
tails , au mémoire de Deshauterayes, fun de ceux qui
ont le mieux exposé cette matière; et, pour diverses
expUcations philosophiques qu'elle paraît réclamer
encore, à quelques recherches que je ine propofite de
publier assez prochainement.
Au-dessus des six cieux du monde des désirs, com-
mence une seconde série de cieux superposés, qui
constituent le monde des formes ou des' coulears, ainsi
nommé, parce que les êtres qui y habitent, bien que
supérieurs en pureté à cefux dont il vient d'être parlé,
sont encore soumis à Tune des conditions d'existence
de la matière, la forme ou la couleur. On compte
dix-huit degrés d'étages superposés dans le motidé des
formes; et les êtres qui les habitent se distinguent
par des degrés correspondants de perfection morale
et intellectuelle , auxquels on atteint par quatre pro-
cédés de contemplation , désignés sous les noms de
première, seconde, troisième et quatrième. A la pre-
mière contemplation appartiennent le$ brahmas, les
nûnistres de Brahipas, le grand Brahma-roi; tous
êtres caractérisés par la pureté morale ou l'absence
des souillures. Trois cieux de la seconde contempla-
tion ont de commun l'éclat ou la lumière avec diffé-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 91
Fentes modifications. Trois deux de la troisième con-
templation ont pour attribut commqn la vertu ou la
puissance. Enfin divers genres d'une perfection encore
supérieure à celle des précédents, caractérisent les
neuf cieuK de la quatrième contemplation.
' Quand on a dépassé le monde des formes, on
trouve le monde sans formes , composé de quatre cieux
superposés, dont les habitants se distinguent par des
attributs encore plus relevés. Ceux du premier ha-
bitent réther; ceux du second résident dans la con-
naissance; ceux du troisième vivent dans lanéantis-
• aement; et ceux du quatrième, au-dessus duquel il
ny a rien, également )exempts des conditions de la
connaissance localisée et de Tanéaptissement qui n* ad-
met pas de localité , sont désignés par ime expression
sanscrite qui signifie littéralement ni pensants ni non^
pensants. Nous sortirions du champ de la cosmogra-
phie pour entrer dans celui de la métaphysique, si
nous entreprenions déclaircir en ce moment ce qu'il
y a d*énigmatique dans ces dénominations. Il suffira
de remarquer que tout va en se simplifiant et en s*é-
purant dans Téchelle des mondes superposés, à partir
de l'enfer, qui est le point le plus déclive , jusqu'au
sommet du monde sans formes , qui est la partie la
plus élevée. On trouve d'abord la matière corrompue ,
avec ses vices et ses imperfections ; l'âme pensante ,
enchaînée par les sensations , les passions et les désirs ;
l'âme purifiée , ne tenant plus à la matière que par la
92 MELANGES DHISTOIRE
forme ou la couleur; la pensée réduite à Téther ou à
l'espace pur; la pensée n'ayant pour substratam que
la connaissance ; puis tout cela même anéanti dans une
perfection qui est tout ce qu'il est donné à Thomme
de concevoir, et qui toutefois est encore fort au-des-
sous de celle qui caractérise l'intelligence conçue, soit
dans son rapport d'amour avec les êtres sensibles ou
bodhisattwas , soit dans son état absolu et libre de tout
rapport quelconque ou Bouddha.
Je ne dirai qu'un mot, en passant, des habitants
qui peuplent les di£Pérentes parties de l'univers. On
les classe d'ordinaire en six voies, qui sont: i" les •
dévas; on a coutume de rendre ce nom par celui de
dieux; mais il faut qu'il soit entendu que ce sont des
êtres qui , bien que doués d'une grande puissance , de
facultés surnaturelles et dune singulière longévité,
sont encore soumis aux vicissitudes de la naissance et
de la mort , et exposés à perdre leurs avantages par le
péché. Ils habitent le mont Sou merou , et les divers
étages célestes qui y sont superposés. 2" Les hommes.
3** Les asoaras ou génies, qu'on distingue engandharvas,
pishatchas, koumbandhas, yakshas, râkshasas; ils vivent
au bord de la mer, ou au fond de l'Océan, ou dans
les escarpements du Sou merou. 4° Les prêtâhs ou dé-
mons faméliques, qui endurent, pendant dés périodes
immenses, tous les tourments de la soif et de la faim;
ils habitent au fond de la mer, parmi les hommes,
dans les forêts , sous la forme humaine , ou sous celle
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 93
d*animaux. 5® Les brutes. 6*" Les habitants des enfers.
Les quatre dernières classes sont ce qu on nomme les
quatre conditions mauvaises. A ces six classes d'êtres, îl
faut joiodre les nagas ou dragons , qui ont une exis-
tence équivoque entre les bons et les mauvais génies ;
les garoud'aSf oiseaux merveilleux; les kinnaras, et
beaucoup d'autres êtres plus ou moins parfaits, les-
quels ont avec les précédents cela de commun , que
les mêmes âmes peuvent successivement animer des
corps appartenant à Tune ou à l'autre classe, selon que
des vertus ou des péchés leur permettent de renaître
à un degré plus ou moins élevé dans féchelle des
êtres vivants. Il n'est pas question ici des gradations
morales et intellectuelles par lesquelles on peut pas-
ser pour devenir successivement Sliravaka ou auditeur
de Bouddha, Pratyeha Bouddha, Bodhisattwa, et enfin
Bouddha, quand on a réussi à s'affranchir des condi-
tions d'existence auxquelles restent soumis tous ceux
qui habitent l'enceinte des trois mondes.
L'ensemble des trois mondes dont il vient d'être
parlé constitue un univers. On verra bientôt pourquoi
je suis obligé de parler ainsi , et d'employer même au
pluriel une expression qui par elle-même se refuse à
l'idée de multiplicité , puisqu'elle désigne à la fois tout
ce qui existe dans la nature. L'univers que nous ha-
bitons se nomme Savalokadhatou, c'est-à-dire , suivant
l'explication des bouddhistes, le séjour ou le monde de
la patience, parce que tous les êtres qui y vivent sont
â
94 MÉLANGES D'HISTOIRE
soramis aiix épreuves de la transmigration et à toutes
les yicissitudes qui eu sont la conséquence.
Mais cet arrangement a paru trop simple, et ren-
fermé dans des limites trop étroites ; on a donc créé
une série de combinaisons qui agrandissent d'une ma-
nière propre à frapper Timagination, retendue de ce
monde que nous habitons. Les auteurs qui ont donné
une esquisse du systènae cosniographique qui vient
d-être exposé, ne paraissent pas avoir eu l*idée de ecs
combinaisons. Pour les entendre, il faut se rappeler
que le Sou merou ou la moiitagne polaire , est le centre
autour duquel le soleil fait sa rotation avec les autres
astres, pour éclairer successivement les quatre conti-
nents; qu'au-dessus du Sou merou sont placés les
cieux du monde des désirs, puis ceux du monde des
formes, distingués en cieux de la première contenlr
plation, de la deuxième, etc. En s' arrêtant . au pre-
mier ciel de la deuxième contemplation, il faut se
représenter mille montagnes polaires, mille soleils,
mille foi^ nos quatre continents, autant de fois les six
cieux du monde des désirs, autant de fois les trois
premiers cieux du monde des formes , habités par les
brahmas et par le grand Brahma-roi, le tout ensemble
recouvert par le premier ciel de la deuxième con-
templation : on aura une réunion de mille mondes
habitables semblables à celui oh nous vivons, sauf les
étages supérieurs; et c est ce qu'on nomme le petit
cMUocosme. On me pardonnera de forger cette exprès-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 95
sîto, qui Fend exactement la dénomination sanscrite,
afin d'évîfter la confusion que produiraient les mots
de mondes et àinnwers pris en des sens différents et
subordonnés les uns aux autres. H faut ensuite con-
cevoir mille petits cbiliocosmes, ou un million de
soleil»; uo miUioù de continents , un million de mon-
tagnes polaires, un million de cieux habités par
Brabcna,.recouyei^s par un ciel de! la troisième con-
te^nplatibn : c'est ce qu on nomme un moyen chilio^
cosme.. Enfin mille moyens cbiliocosmes, recouverts
par un ciel de la quatrième contemplation, consti-
tuent le grand chiliocosme, qui comprend mille mû-
lion» de soleils, de lunes, de montagnes polaires, de
cieux de Brahma , un million de cieux de la deuxième
CQiitaiiplation , et. mille cieux de la: troisième ^ H y
a un passage, dans l'un des livres clasisiqués les plus
célèbres , qui donne it entendre que Brahmai-roi , ac-
tuellement dominateur des cieux de la deuxième con-
templation ^ deviendra , à la consommation des siècles
que doit durer son existence divine , seigneur du Sa-
valokadhatou, grand Brahma-roi, à la te te ornée du
sSûii ou' tubercule divin, souverain du grand . chilio-
cosme^. Le grand chîlibcosme, ou, comme.on l'appelle
ailleurs, la grande terre, repose sur un tourbillon ou
roue de métal; cette, roue repose sur un tourbillon
d-eau de 68,000 yodjanas d'épaisseur; celui-ci repose
^ Le grand Agama, cité dans le San tsangja sou, liv. XII, p. ai v.
* Fa hoa king, cité dams le San tsang fa sou, liv. XLVI, pag. i3.
96 MÉLANGES DHISTOIRË
sur un tourbillon d'air et de vent de la même épais-
seur, et le tourbillon d'air est appuyé sur un tour-
billon d'éther qui, bien qu'il ne soit appuyé sur rien,
est contenu par l'effet de la conduite des êtres vi-
vants dans le monde : c'est-à-dire que l'existence du
monde matériel tient à la moralité des actions, la-
quelle prolonge leur séjour individuel, ou les réunit
finalement à la substance universelle. Les tourbillons
«
empêchent la matière de se dissoudre et de s'épar-
piller; ils la tiennent en repos, lui procurent la durée,
marquent ses limites et lui assurent la solidité. Le
métal se produit au-dessus de Teau, comme la crème
sur du lait bouillant, par l'effet du vent qui souffle à'
sa surface ^
Le degré où nous sommes parvenus , et où semble
s'être arrêtée l'imagination de plusieurs cosmographes
bouddhistes, paraît au contraire avoir été le point de
départ pour celle de quelques autres auteurs, tou-
jours préoccupés de l'idée de l'infini en espace, et
toujours renouvelant les plus vains efforts pour la
saisir. Ceux-ci prennent l'univers tel qu'il vient d'être
constitué, avec ses trois mondes, des désirs, des formes
et sans formes, et tous ses cieux superposés, pour l'u-
nité dont se compose un nouvel ordre d'univers.
Un nombre d'univers, qui ne saurait être exprimé que
par ces noms dont j'ai parlé en commençant ( cent
quintillions , suivant les uns; le carré de ïasankhya
* Fo tsou toung ki, Hoa yan king, cité liv. XVIII, pag. i5 v. et 16.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 97
multiplié par lui-même , suivant les autres) , forme un
étage dans la série des univers superposés. L'univers
tlont fait partie le monde où nous vivons occupe le
treizième étage , c est-à-dire qu'il y en a douze autres
an-dessous; on en compte sept qui lui sont supé-
rieurs; ce qui fait en tout vingt étages, composant
en8eDaJ>le un système d'univers, ou, comme disent les
bouddhistes, une graine de mondes. Nous verrons bien^
tôt quelle est l'origine de cette dénomination.
Au premier des vingt étages , en commençant par
en bas, il n'y a qu'un seul hshma ou terrain. On dé-
signe ainsi tout l'espace où peut s'étendre l'influence
des vertus d'un bouddha, et où a eu lieu son avène-
ment. Autour de ce hhma sont disposés des mondes
en nombre égal à celui des atomes dont se compose
un Sou merou ou montagne polaire, large et haute,
ainsi qu'on l'a déjà vu, de 8A,ooo yodjanas. Le se-
cond étage comprend deux kshma, le troisième trois,
et ainsi de suite jusqu'au treizième , où est notre
monde , et qui en contient treize , puis jusqu'au
vingtième et dernier, qui en a vingt. Les terres de
Bouddha sont entourées, dans chaque étage, de ce
nombre de mondes que je nommerai alomîstiqaes
pour abréger. Chaque étage d'univers a sa forme par^
ticulière, ses attributs, son nom; chacun aussi repose
sur un appui d*une nature spéciale. Par exemple,
le treizième étage, dont le Savalokadhatoa fait partie,
est porté par un enlacement de fleurs de lotus que
7
98 hjslange;^ QTIISTQIRE
fff}if,i^fïnent d^? tQji;ir]fjilJo^ de yçftt ^e toj^ pou-
Jç^. ,Sop s^fipt ^t pfà^} ^ Tç^pajpe pif dft yi^,
Sjon )^,ud(U)f ,Qst f^ydiora^)i,e Tff^^afa Yifirofchana, fstc.
L'^ét^e ipféri^, ,ou iç ppeip^ deç ym^, repp^fç
i|QQixi,édi^teii^pnt ^ur ia ^eur d'ui) iojLus , qu'on opf^ai^
j2^i?ffr d^f. pkrtf^p f)f4ciei^^9; îl a J^^ f<^f/°? ^^S^ Pf<?'T^
prjBç|^Uj^ç (ïj^flf iii) ; ef poipi^^ il pcci^)ç danç c,^ Jpfi^^ 1?
BI^P? ^n P^^J^î fi?* ^^^%P^ J>^ système pn% ,de^ yipgf
étages d^oiyçp^ p^ 1^ Doi?^ dp ^r^jï^f des paor^fl.
Quoiqu'jJ p'pntrp ppipt ^s jpf^n pl^j[^ ^'e^^pliquer
ips alJ4gopip? pf les pxpyesç^pi^s i^ty^tigujB? qui ^f^on-
^.^ft* .^^ ^? cpismogr^p^ie cpn^fjtïp d^ Jq^^tç^ le^
autre3 p^irties djj b.0)|fjdhisn^f3 , jp np pf^is fla'epppr
c|ier dp rpfnar^ef* qup le Jpluf e^t Temblèj^i^e ^ipj:^
connu 4es éjq^janajipfls j^iy^fle^, pt fie topl^e^ ie^ prct
ductîon^ qui , du sein jJe rêtre absolu et ^ouverainje-
ment p4?cfa}''^i ?p ffjfuiifestept <^aps rexjstence fpia.-
tiye pt spcppdaife d|^ Sjpjjisâva. C'est aip^ qpe \^
rppr^sei^tations dpî^ dieffx , gj4 ?^"* F^gi^^^é^ ^9W°J^
des effluves ^ortip)? mip[^édi^tement j^p i^ substanpp
djvipp , spnt consfapipppt posées pur ^ps ^^}^^ ^p
Iptu^. De mêmp jpj , fil^ppr ^ graipp dps mp^de^ ^
sein du. Iqti}^^ ^ c'est , d^ps |p sy§tème p^iqthéjstique
3^1 ^fiU? ^?«^ fÏH )?8H#lîi^fl^P » ^éclayer §pq originç
Or,, ppmmp \^ Riî^^ipî: de^ ét^ge?. ^e cpt^p jr(fffte f(^j
■" -' ^ . . • •
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 99
monde$ a 1^ forme d*un^ pierre précieuse et s appuie
sur un iotus qpi porte le aom de fletir des pierres
précifioses , on peut voir dans cette circonstance l'ex-
pUçatioa de cette formule mystique sur laquelle on a
tant disserté : Om manipadmé homt Adoration, 6 pierre
précieuse qui es dans le lotus ^ I £Ue servirait à consta-
ter un dogme fendamentaJl, qui est la production de
Tunivers matériel par ïèiTe absolu, et reviendrait
k dire que tout ce qui esiste est renfermé dans le sein
de la substance divine i qui l*a produit; la pierre pré-
cieuse est dan$ le lotus signifierait le monde est en Dieu.
Je reg0rde cette complication comme la plus plausible , .
sans en rejeter pour cela plusieurs autres qui peu-
vent trouver leur fondement et leur application dans
d*autre^ doctrines moins relevées, mais non moins
autheïltiques ; car ie bouddhisme admet la pluralité
' Cette formule est rarement citée dans les livres chinois. Je ne Ty
m point encore rencontrée , et M. Klaproth avoue n^avoir pas été plus
heure cm (N^aaeau Jpwmal asiat, iota, VII, pag. ao6). On en trouve du
moins la mention dans celte phrase :
Ul uùnU imocaUon (dhirofii) deâ six ^Uabes et autres prières, et dam las
titres de plusieurs ouvrages sacrés ou collections de formules sacrées,
telles que le Lon tseà tcheoa (deuxième chapitre du Tcheou ou Cheou
Itm^) , le Lou Uea chih tcheoà hing, le Lon tseu tcheoa wàng hing, le Xoa
t$ew çhin.tch^w waag king, tous ouvrages attribués an Bodhisaitwa àéent
yeax et à onze visages, c^esVà-dire à AvalokitesVara. Le premier de ceux
dont j*ai transcrit les titres ayant été traduit par Hiuan thsang, qui
vivait sous les Thang, on a ainsi la certitude que la formule des six
fjrlltèes a été connue A la Chine dès le tu' flièqle. '
7-
100 MÉLANGES D'HISTOIRE
des systèmes , et nest, à vrai dire, qu'un composé
de panthéisme , de rationalisme et d'idolâtrie.
Le lotus qui pmte la graine des mondes sort de
ïocéan des paifams, autre manière métaphorique d'ex-
primer la même idée. L'océan des parfums est lui-
même contenu par un nombre atomt^'^ii^ de tour-
billons de vent; or le nombre de ces lotus qui sortent
ainsi de l'océan chaînés de systèmes d'univers par
myriades de myriades, est lui-même tel que, pour
l'exprimer, on accumule le^ chi0res les plus démesu-
rés, immense, innombrable, indicAle. On a vu que ce
dernier ne pouvait être rendu qu'avec plusieurs mil-
lions de zéros. C'est toujours la même manière d'ex-
primer que d'innombrables mondes jaiUissent en tout
sens, et dans un espace infini, du sein de la^^bs-
tance divine. Ce qui forme le trait caractéristique
des conceptions bouddhiques , c'est l'emploi de ces
nombres définis dans une matière où il est absurde
d'essayer un mode quelconque d'évaluation. La mytho-
logie a diversement brodé le fond un peu monotone
de ces exagérations numériques. La -mer parfumée
qui produit les lotus, est elle-même placée dans le
milieu d'un monde 'immense*, ses quatre côtés sont
planes et d'une admirable. pureté.; Des montagnes en
forme. de roue de diamant et d'une extrême solidité
ceigpent la terre et là mer. Tous les continents y sont
formés de Isii même substance, dure et inaltérable.
Mille sortes de. ipierres. précieuses y répandent leur
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 101
éclat. Là est le palais du Tathâgata, universellement
manifesté. Dans cette terre immense , il y a dix fois
le nombre indicible de kshma ou terres de Bouddha ,
et im nombre égal à celui des atomes du Sou merou ,
de mers parfumées, toutes remplies des choses les
plus rares. Chacune de ces mers comprend quatre
continents, dans lesquds coulent un nombre atomis-
tique de fleuves , tous roulant leurs eaux vers la^droite
en faisant un cercle. Les mers donnent naissance à
une foulé d'univers , tous échafaudés les uns sur les
autres , tous contenant des quantités inexprimables de
terres .de Bouddha, de graines de mondes. Les auteurs
des légendes où s€ lisent ces descriptions^, semblent
ne pouvoir se lasser d'entasser les plus folles exagé-
rations , en faisant tour à tour reposer les graines de
mondes sur une mer parAimée , celle-ci sur une terre
qui £iit partie d'un plus vaste système de mondes, et
ainsi de suite. Leur intention, dans toutes ces fables,
est évideinment de donner une notion de Tinfini en
espace, et d'écarter les idées que le vulgaire se forme,
d'après le témoignage des sens , des limites appa-
rentes de la création. Mais on ne peut nier que les
moyens . employés pour cet objet ne soient poussés
jusqu'à l'extravagance^ Un mot sexd eût pu tenir lieu
de toutes: ces pénibles inventions; mais ce mot n'a pas
de sens pour le commun des hommes , et les philo-
sophes qui s'en contentent sont ceux qui ont renoncé
^ Hoayan hing, cité dans le San isangfà sou . liv. XLVI, pag. 8 v.
1021 MÉLANGES D^li^lSfrOmE
à sonder ces pro&Midieii^s inacc6£^il>iê^ à la rahon
humaine.
5 n.
DE LA DURÉE DE L'UNIVERS OU DU MONDE' CONSIDÉRÉ
•ANS LÉ TEMl»S.
NfOiis yeiMMOS de voûr- quelle etsky sHnrstnt lis» bcmd-
dikifites, la eoRstitutioD) antoellei et Tunivets, qu^Uie»
SfiDAi ses parties , cpiel axvsiiigpeiiientl elles gardent entre'
eUës, et comment: oa a'ëst efiF(0trcé"d'attemdre Vidée
<ik Imfinij, ont dJy so^lé^r eaD pesplam Tespiace tout
entîei! de miUièrs) de mond)e» dont) le ealcul a pour
objjsti œmns de satisfaire ifimaginatften que de f aiceat-
btev. Jl nous» reste à exposer maintenea^i ïerigine et! les:
i^issîAudes que eet ensemble des moiïdést a subie» d«0
doiti subir eneone^dans la succesBÎonidtes tempf.
Lesi bouddMstes ont porté dansi ia^ division de la^
d^miele^ménore esprit d'exa^ratioivpuérilei et db pré^
ciaion. apparente que nouskup avoûs^vu suivre ' daiii^
1^) msesure de l'étendue. Lai plus petite portion' éff
temps qu'à: sdit possible d'apprécier^ estv selon eux^ Te'
cM-nai{kahàna)f; ili en. faut eenV. vingt pour faire uni ftti'
Zî'Tiai Soixante thalijmhTïsxentxm lœjm^- tjoenta^lafiu
YA&nti un mom how li to [anonhourtn); cinq: num how U ttf
fimnentrune heure: Sfa& heures cotnposent un liyclîié^
mèDe:^ : ainsi Theure bouddhique* en v^uf quaH^e à^^
nôtnes; et sa. plus petite ^rbdivision est le ^^-^-^
» Tdthang Si w tt . cité dans le PianiUan. liv: BVIIi:
ET DE LITTÈHÎA'ifcïfÈ ORIENTALES. 1^3
d*ttié de éto^ heures, 6û ïâ 7 5* partilé «Tùne sécôncfé.
D'autres dîvisiohi sbht dôiinées par d'àtftrés aUtèWs';*
mais il nous paraît inulHé de lioùs' ârjèétiér à relever
dés* <Mtef éricès. Les' Ioniques' périodes dié' iéHipà por-
tehtléinêni^-cai^actèrë d'extraviagahce <5|tté li'ôus avonk'
réttiàr^ùé dians' les? distances et les'itféstités d'éïénxfuë.
Mai^, pôhr éiîi siûsir les âétriteriliy,- il' est tiéceissairé
d-rttrér cïahs' quelques détails siïr les éîrconstan'ééà
fàbuTéùses cjftd' servent à en éfeblii' ïa* sùp{)\ità'llon.
hal Vie dès' liôninlres' éïait! tf abord' de 84,obô ans;
Au bout dé cent; âtoV cette âvîtée eàt abrégée d'uii*
aft. Elîé déciteît âîn'si d*iih an' paï sièôle, jusqu'au
péart d'êti^é fëduité à dix àhs^ seul^éMent. H ië pà^se
c«àt aâriëes encore , a^fès qiitti elfe augihente dé'
nou'^éaiîr d'iiif- an, et elle sVécroît ainsi d'un an' j^^r
sîêélë , jusqu'à éë qtf elle soit' rëVéiWie à 8ii,6Viô atisi
Le' féiiips qiK s*écoule pendant ëëtfe dimiiiiitîoîi' ^â-
dVteîH^ ef le rétîaWisseibeîiV quî W sbit, se'iSbttinite litf
petit kalptf.' tia' dttféé^ dfe cette période- est ëëhsé-
(piéihriiteiit' *é' i6',8ôb;Do6; rèpélJée vingt ftjfev etfé'
dôhttë fe'Aittyen fâiÇ^d', dë^ 339,t^ô&;ob6 d'àtthéës^^
' Gt. dWéldchîh' déi^'Oit^ngolen', ^&^. i.
* M. Sdimidt*a Afir {Gégchithte dêr Oa^UgOlénV fàg. 3t(4) que'
moyen, en mongol downdadoa, signifiait intermédiaire; et, d'a|)l:ès cette
idée, il en rend le nom par der Kalpa der Zwischenzeit et Zioischen-
ÉxÛpat Ges^ex^fesàiôn iff fb'i^eï^t pas de siens S ii ny a pas de' lîaTpas'
iàtémédiam/tM dënè'sont'detïx dtlW^'(Vdyet pltola^). Mi SéliiniAt
a confodduia distinction deà katpas en gfkinds / petits et moyens, avec
les noms qaou donne à ceux-ci selon les phénomènes qui s'y opèrent:
c^eÂt ainsi 'qu il en compte six espèces.
104 MELANGES DHISTOIRE
Ou compte (piatre opérations de la nature , qui ont
lieu chacune dans la durée d'un moyen kalpa , et qui
lui font donner un nom particulier.
* i"" L'univers se forme et s'établit : c'est le halpa dit
de la perfection ou de l'achèvement. Le premier petit
halpa de cette période, succédant à l'époque de la des-
truction d'un monde antérieur qui est rentré dans le
vide , est marqué par l'apparition d'un nuage de jpqvl-
leur d'or dans l'espace qu'occupe le troisième ciel de
la seconde contemplation, appelé ciel de la voix lu-
mineuse. Ce nuage laisse échapper une grande pluie
qui forme un immense amas d'eau au-dessus des
tourbillons de vent, et se convertit en tourbillons
d'eau. Il s'élève à la surface un grand vent qui amasse,
une écume et donne ainsi naissance au Sou merou et
aux autres montagnes. A cette époque, tous les êtres,
vivants sont réunis dans le ciel de la voix lumineuse,
grande lumière ; c'est le troisième ciel de la seconde
contemplation, ou le sixième en montant dans le monde
des former. Les dieux se trouvent pressés et trop
serrés dans cet espace : ceux dont le bonheur com-
mence à diminuer, c'est-à-dire qui sentent approcher
le terme d'une carrière longue et brillante , mais non
pas infinie et inaltérable, descendent et renaissent
dans le monde inférieur. Le preiiiier de tous est un
fils des dieux qui, du ciel de la voix lumineuse, vient
plonger et renaître dans le ciel du grand Brahma :
c'est lui qui devient le Brahma -radja de l'âge qui
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 105
commence. La durée de sa vie dans cette qualité est
de soixante petits kalpas , ou un milliard huit millions
d'années. Dans la seconde division de la période de
formation , les dieux du ciel de la voix lumineuse des-
cendent dans les cieux de Brahma, dits de la pre-
mière contemplation ; ils y deviennent lès ministres de
Brahma. La durée assignée à la vie de ceux-ci est de
quarante petits kalpas, ou de 672,000,000 d'années.
A la troisième division de la même période , il y a de
nouveaux dieux du ciel de la voix hminease qui des-
cendent dans les cieux de Brahma , où ils forment la
troupe des sujets de Brahma, lesquels habitent le pre-
mier des cieux de la première contemplation et du
monde des formes , en commençant par en bas ; ils
y vivent vingt petits halpas, ou 336,ooO;OOo d'années.
Il descend ainsi petit à petit de nouveaux dieux, qui
viennent naître dans les cieux du monde des désirs.
Alors ceux des dieux habitants du ciel de la voix lumi-
neuse dont le bonheur est épuisé, sont transformés et
changés en hommes. Us jouissent de facultés supé-
rieures, et notamment de celle de marcher envolant;
on les nomme en chinois Feï hing tseu tsaï^ Domini
volando ambulantes. B n'y a parmi eux aucune distinc-
tion de sexe. La terre fait jaillir une source dont l'eau
est douce au goût comme la crème et le miel ; ils en
goûtent, et à l'instant naît la sensualité : ils perdent
leurs facultés divines , et entre autres l'éclat lumineux
qui émanait de leur corps. Le monde se trouve dans
i06 ÉÉLANGÉS b'H^STOiftE
dé ^'àiiééi féttètoèS ; uri ^ifand i^érit sottfflé i lïf snr-
feée des méf's éi icWIèVé lêtiri" éahix; !é sdïd! et ïé'
loteié psttàîsseHt sur îètf flahcs du moïft S&at itieYoU et
iiluriiîriëftl! ifes' qfùlili-é c'ôtilînents : àïôts iK^ iéf dk-
tiiïcfiàiùi dû |ôtir éf dé lia Mit.
Cé^feridarrt M êtres- vîvàâts ié d^I'écfaft*é dahs fé'
goût des choses teri'ésti'es, ïétir éôUÏeVir dévient ^'iH-
hié éi gi'ôàsiè^e. Hs se metflieht * liàlàngër ié i& <jùi
est' né' iponiànéiinertl! ; iï ï'éut etf dérrt'éaré ùii' i*ésîdtf
qtS pi^bduît îés' àî^îté'. La' pureté aWs? adtéréfe , il rfâît"
déu* ébftditibns qui se riitJiil^erf dans' ta diflférétifcè'
dû ibâle et de la feiïiéiré. Les' habitudes Vîofôhtéi éil'-
gettdreàt la ébncupisééàbë , là cohabitation des épôùx.
Pair la- Suite , ïes' dieh:< ëH éM' dfe la voix larfiîtteitié à(i&
s<A« danisr îe' cas' de fefnaîfre , Sorif st'iktôs à hkhi^
* t
dans le séM d'utfe mère*, et c'est àtoî (Jîite comtnetl'cè*
ié'iliôdedè nâîl^sànéë qtii a liteu plàf fùtërus. AëëW
épbque ife rife croît s^bhtané'ment; on ié côu^'e'ie'iVi'a-
tîri , 'û TàSaSM \ë iovt\ eî fèhlaît' dfe libareau^ àpr^s^ qti'ôri^
IV (ibupél Le grdin à» qttStte poticéfe' dié Ibilg^; lilWfe^
quand raVîdîift dte^ Kbtaimeè lys* à éondiiîtfe à le réëbl-
tët^ ëti' troji' gi^àttdô^ ctViahtité , il ^é produit dfes BalléS^
ef dfe? lâ'patUfe', et le rîi^ hd renaît ^lus* api'èà' aVôîr étë
liiôîlsfedritié. Depuis fe' qùafrièlmfe jietit fcfct/pa jùstjù^aù
Vîriglfôniéekclufeîvertleht, cliatjUy rfaZpà est itikf4dé'
pàt^iihfeî aûgmefntatibh et* uiiiô dittilhlitîôn'dfe râ^ë*dW
hbMttiëst (ÎVst ainsi' que ^e' passe Ik périodW de fbf-
nîâîtîbn', ôû leprèrfiîei*'dfeô.(|ua(tre ihbyèhs Udlpti^y qùf
ET DE LIITÉIATURÉ OBflÈWTALES. îftt
est, ainsi (fÊlùn ïtà àéjèi v^, de 336 in^ohà <fafnh^e!^.
3^ Vumvec^ erst dmt xm élal stàtiMna#6^ : c*esl! lef
sevoné moj^ctif hdpa, êf^on sîpp^lé Tâgii-d'a^êt ôti de
reposiy formé, «iMOtte k^ p^éieédeflf , ât ti^ j^etifé^
périodeâT âé i &S(yo/ifô6^ aâd. iD^fis k nétîiviètâe , Tâfg^er
des faoHMKies étaAt i^éduk à Sà.éoô' ans, pârïrt le pre-
mier Bondioliiâ , ncrmmé Eeou Isbu sùn , ou Krcécotttch'
Imnda^ La) vie htuneiine àydWf ét^ réduite à* ko, boa
and, parut ie sfeeoâd Bouddlia Keou na Âah tneôtt id
{tanàka nwtxivi)\ qûandf elle ftit dfeBceridVie à 20,000'
anss ie troisième Bouddha Kia ekë ou Kia ekë pho
IM$*japa)' se'iwonftfa au itt^Adè; te durée dte îavîe*
étMC veftMe^ à: cen« an», on a Vu! naitk*e le ^atrième
Bouâ^fit (^(p-kiit'moU'ni (Shâii^a mouni)\ le BoUddhsi'
te ïâge ^cPùtei , dfe l'époque où nous' vivons ; au*
é&dème p^lir kalpà, quand la vie humainiel sei^à" ré-
ékÀVe de'St^ à 8o,ooo'ans, le cinquième Boù:dcAa,Jlf?
le ùv^M^trèjra, p^^BÎtr^ diansle tfionde; au qtiinzîèittt&'
pelît kàipa*, à^ns là^ période dfei diminûtiorr , naîtra* le*
sixîèitte Bonddha', Sse téenfo. ïl f aui*â aihsi, jusqu'à'
Fa hfo\ ^^Ix auti^ès? feouddhai^, qui se su^Mcéderont-
lig^uns^au^ autt'es, qtiî' prêchei*oot' la' doctrine et sau-
veront lels^hottttnê^. Enfin- au- vingtième petit fcaijba,
dstni» là période dé Fatigmentàtion , paîrâîfra Leoa tchi
fif (Abttftîfcî), lèqnfet, suivant qtielliues-unss ne sei*â
*1ire' que le' bodhisattwa de l'âge' actûd , Avalbki-
te&^wara, devenu Bouddha à son tour» Eln> se mani-
festant dans le monde , il complëtera' lisT nombre de
V» MÉLANGES D'HISTOIRE
mille bouddhas qui doivent paraître . dans le cours
d*un moyen kalpa; et ainsi sera renfermée dans ies
bornes de vingt petits kcdpas, ou de 336 millions d*a£H
nées , la période de stabilité , sur laqueUe 1 5 1 , ooO)OOt>
ans à peu près soût déjà écoulés, et dont il reste par
conséquent à courir environ i85,ooo,ooo années.
Le sujet auquel j'ai consacré ce mémoire me dis^
pense dy feire entrer aucune recherche sur Tavénei^
ment des bouddhas, sujet qui touche à la paycho*:
logie religieuse , plutôt qu'à ]a cosmographie et à la'
cosmogonie. Si j'en dis ici quelques mots , c est unît,
quement sous le rapport de la succession de ces; divins'
personnages, qui sont placés dans l'échelle des texnf».
conformément aux idées que l'on s'est formées de
l'enchaînement des périodes de l'existence du mondi^,.)
On ne sera pas surpris qu'il se soit glissé des erreurs*
et quelque incohérence dans une chronologie tout.Â^
fait fantastique. L'âge assigné à chacun de ces diffé^'.
rents bouddhas n'est pas le même dans tous les^aur
teurs; et la place qu'ils occupent dans le kalpa qui-
leur a donné naissance change par une suite néces-
saire de cette première variation. Toutefois, leurs
noms et l'ordre de leur appsuition sont les mêmes
dans les écrits des différentes nations bouddhiques,^
ainsi qu'on peut le voir dans les extraits des livres
sanscrits rapportés par M. Hodgson ^ , dans oeux quj,
^ Sapta Bouddha stotra, dans les Asiat, Res. tom. XVI » pag. 453.
( Voy. aussi le vocabulaire d'Hematcbandra.)
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 109
ont été tirés des livres singalais par les soins de
M. le chevalier Al. Johnston , dans Thistoire des Mon-
gols de Sanang Setsen ^ Les auteurs chinois, mieux
informés peut-être de ce qui a rapport à la succes-
sion de ces personnages divinisés, disent que Kra-
koutchhanda , Kanaka mouni, Kâs'yapa et Shâkya
appartiennent à l'âge actuel , que Ton nomme hian
kié, le kàlpa des sages, à cause du grand nombre
d'hommes qui y ont obtenu la sagesse. Dans 4'âge
précédent , qu'on nommait tchouang yan Më , le kalpa
des belles choses, à raison des mérveUles qu'il renfer-
mait, il avait dû sans doute apparaître aussi mille
bouddhas; mais on n'en nomme que trois, Pipho chi
(Vipas'yi), Chi khifoë (Sikhi) et Pi che feou (Vis'wa-
bhou); ces trois bouddhas, jointç aux quatre premiers
de l'âge présent, forment le nombre de sept, qu'on
nomme ordinairement ensemble, et auxquels on
adresse des invocations collectives^. Sanang Setsen,
suivant la remarque de M. Schmidt , ne nomme pas
les trois premiers ; mais cela vient de ce qu'ils appar-
tiennent à une période plus ancienne que celle dont
cet auteur avait entrepris d'écrire l'histoire. Quand il
est question des âges antérieurs, les bouddhistes ne
s'arrêtent pas à ce nombre de sept bouddhas. Ainsi
' Geschichiê dèr Ost*mongolen » pag. 3o6.
* Fan mingyiy cité dans le San Uangfâ sou, iiv. XXVIII, pag. 9 v.
^Chinitian, Iiv. LXXVII, p. 1-8. — Meyouan Ue hoang, Hv. VI,
3* part. pag. 36 v. — Sapta Bouddha stolra, dans les Àsiat, Res» lieu
Qté. — Vocab. d'Hémacfaandra.
HP MÉJt-ANGfyj D'HISTOIRE
nous ^ayops qiiie le bouddha historique SkAfya mouni,
^wejkt 4être parvenu au çoiublie 4e U perieotiM
paiof,i|le et wteU^ctu^Ue , ayaijt «atisfeit , iturant 119
ftoipbye imPîepsç 4'apnéçs, ^ux devoijip que lui im-
posait l^ii condition /s^eco^d^ir^ de bodbifsattwa , el prati -
q\j4 avec ^u ?ulAurable dévouement toute* les ausi^ék-
rite? qui dey^îpnt lui p^-pçupçr un Jpurle m»g sôpi^êioA
et cputpbuer au ^alut des lêtrejs vivant^, lit durée ât
ces épreuves est ce qu'où uomrn/e les trois asadlAya de
kalpQs de SMkya ; ou u'a pas oublié que le mot 050»-
Jûiyçi, signifie cent quadrillions. Le premier asankkya
comuieupQ à uu t?ès-ançieu Sihahya Boudika, envers
lequei yèma dç notre ShoJiyO' actuel, alors placée dans
le corps dun ni^rcband de tuiles i exerça les devoirs
d une pieuse hospitdiié ; ce premier asankkya eoay-
prend Teigistence de 70,000 bouddhas » ou 7 5 âges
du monde , et se termine à Tavénement d'un boudr
dha du même nom qu on retrouve au nombre des
;5ept mentionnés çi-dessus. Le second asankhya con^
mence à SïkM Bouddha , se continue pendant la suc-
oession de 76,000 bouddhas, et finit avec Jan tengfoë
(Dipankam Bouddha). Celui-ci prédit à Shâkya, alors
vivant sous le nom de Jqu toung, qu il renaîtrait après
91 kalpas (1,598,800,000 années) dans la qualité de
bouddha et sous le nom de Sbâkya. Enfin lé troi-
sième asankhycL commence à Dîpankara , renferme la
vie de 77,000 bouddhas, et vient se terminer à Tavé-
nement de Vipasyi, le premier des sept bouddhas
ET DE JuITTÉRATURR O^IEl^TALES. Ml
fiqfft \l ^ éj;jé pf^yjà plu§ I^iijt. Revenons ma^jteffs^t
j^ l^ ^jip.cessipp 4p^ hiLjpa^ dopt se comgffse T^idstence
3"* I^e pfond^ es|: ei^ rfiine et se 44iruit. D^ps lefi
yipgt petits ]ialpa$ ^qnt ^e cQpi^Qse ce^te péfriode 4e
j][estr)i^fion, U jirfr^ve làes f^t^strop}^s 4^ 4ifférent^^
pi^turps qifi ^pjé^fî^sent pprtaines partie^ de Tunivis^s,
et qui sont c^u^^es p^ar despji^[?ig^jas, 4ie§ c?t^dy§q[jes ,
de y9St^3 iqpe]:^4i<^§; Q^^^P^ 9^^t le feu qui e^t la cerise
4p çj^A cal^n^^ > e^es s'étendent jus([|i'aux cidu> de
la pr/emière çQnten)plation, en ponui^ençaf^^ par l^
terre pi \e^ enfer^ , et s af^rejt^nt siu çi^l de ]^rahma.
f pi^ ^s êtr^s 4pi^^^ 4p .^en^itjilité pas$(3pit aipsi dÛL-
peqf kfilpas, cpn^pQsés çh^pun d'une péripde 4*»pprpifir
.;pme^); et d'une période dp d^nutiqf). J^e$ destruc^
tiqps successives at|;pigpent par degpés tput0s les
ppftjipns 4li ffW»4ei M laissapt subsister qpe la ishar^
pente du ^pnde ^ qu, ^pÎYfipt Tp^pression ^e Tpriginal,
Je j:ias0 ^ Vvjifiiyejps v}de. Qviaifd l^ tPt^Uté 4ps êtres vir
yaijt^ ^ cpfl^ipjLéjeipept dispftf»j , il reste ppçore un holpa
4*açcroisqemei)t pt dp 41p4^^t4PP« pendant lequel le
^q$e lufripême s'£|iiéantî|:. Cette patai^trophe finale est
Pfépaf ^e pf^r jia ipégl^gpceté àe^ l\Çi^imes , dont les
çxinie^ ^p^ènpnt le graf)4 inppadie. h^ ciel ne verse
plus 4f; pivûf^ ; pe qui ^ é\^ §emé ne germe plus ; toutes
j^ riyi^^ I lfl§ rpisseaiipi: e\ les^ SQurcp^ se tarissent ;
la sécl^eresse sp pr<))p^ge -, pui^ un grand vent pénètre
ju$«qi|'s)^ fqnd de ^a gfxer, pplèvp le palais du sqleil.
112 MELANGES D'HISTOIRE
et le porte sur les flancs dn mont Sou merou, d'où fl
éclaire le monde ; les plantes et les arbres se dessèchent
et tombent. C'est ainsi que commence f œuvre de des-
truction, qui s'accomplit en sept jours. Le premier
jour, au lever du soleil , toutes les plantes, tous les
arbres se dessèchent et tombent ; le second jour, les
eaux des quatre grandes mers se sèchent d'elles-mêmes
depuis 100 yodjanas jusqu'à 700 yodjanas; le troi-
sième, elles se retirent et disparaissent de 1000 jus-
qu'à 7000 yodjanas; le quatrième, elles se sèchent
pareUlement à la profondeur de 1000 yodjanas; le
cinquième, elles sont desséchées à la profondeur de
7000 yodjanas : le livre intitidé Agama dit qu'après
le lever du soleil, ce cinquième jour, les eaux de la
mer diminuent de nouveau , et qu'il n'en reste que
comme il y en a dans le pas d'un bœuf après ime
pluie de printemps , trop peu pour servir aux besoins
des hommes. Le sixième jour, la terre , jusqu'à la pro-
fondeur de 68,000 yodjanas, est réduite en fîimée
depuis le mont Sou merou. Il n'y a rien qui ne soit
consumé dans l'enceinte des trois grands chiliocosmes
et <lans les huit grands enfers. H ne reste point
d'hommes ; les dieux des six cieux du monde des dé-
sirs ont eux-mêmes péri ; leurs palais sont vides , et
rien de ce qui n'est pas éternel ne dure au delà de ce
terme. Enfin, le septième jour, la grande terre et le
mont Sou merou s'affaissent insensiblement , s'écrou-
lent, et se détruisent jusqu'à 100 et 1000 yodjanas.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 113
sans qu'il en reste aucun vestige ; les autres montagnes
sont pareillement englouties ; toutes les choses pré-
cieuses sont consumées , dispersées , brûlées et réduites
en vapeur. L'ébranlement s'étend jilsqu'au ciel de
Brahma, et toutes les mauvaises conditions , c'est-à-dire
la race des hommes, des brutes, des damnés, des
mauvais génies , sont complètement anéanties ^ Ainsi
finit le troisième âge du monde ou la période de des-
truction.
4** Le monde est remplacé par le vide ou Téther.
Tout ce qui est au-dessous du ciel de la première con-
templation ayant été détruit dans l'âge précédent, cet
espace est vide et sombre ; il n'y a ni jour ni nuit, ni
soleil ni lune; ce sont de vastes et profondes ténèbres,
qui durent pendant la période du vide, c est-à-dire
pendant vingt petits kalpas ^.
. Ainsi s'accomplit la grande révolution de l'univers ,
renfermée dans quatre âges ou moyens kalpas , quatre-
vingts petits kalpas et i,3AA, 000,000 d'années. C'est
ce qu'on nomme un grand kalpa, période immense qui
ne se termine que pour recommencer immédiatement
sans interruption comme sans fin, toujours, durant
l'éternité. Quelque longue que soit cette période , on
a trouvé moyen d'en exagérer encore la durée par
des comparaisons où l'imagination semble se plaire à
multiplier les plus extravagantes hyperboles. Si toutes
^ Fàyuaa ioha Un, cité dans le San tsangfà sou, liv. XXX, pag. 35 v.
^ Fo Uou tottng ki, cité dans ie San tsangja sou» i. XVIII, pag. 10 y.
8
114 MELANGES D HISTOIRE
les planles , tous les arbres d'un grand chilîocosme
étaient réduits en fragments d'un pouce , et qu'on en
prit un tous les cent ans , le halpa serait termiRé quand
ces fragments seraient épuisés. Si tout le saUe du
Gange I dans une largeur de quarante K, était comme
de la farine, et qu on en prit un grain seulement par
siècle, il fÎBiiidrait un grand halpa pour acherer de
prendre tous les grains. On suppose une intu^aille car*
rée dont chaque côté a cent li, et, dans l'intérieur dé
cette muraille, un monceau de graines de moutarde:
en en j»'enant un grain tous les cent ans , on attein-
drait le terme d*un grand halpa. Que tout ce que con*
fient un grand chiliocosme soit réduit en poussière «
et qu'on prenne à chaque siècle un grain de cette
poussière, le temps qu'il faudra pour les recueillir
tous est égal à la durée d'un grand kalpa. Enfin ,^ qu'on
se représente un rocher large de deux yodjanas et *
épais d'un demi^yodjana ; que les dieux du Toushitâ^
vêtus d'une étoffe l^ère du poids de soixante grains
de mfllet. Tiennent , une fois tous les cent ans, secouer
leur robe sur ce rocher, le grand halpa sera terminé
quand ce léger frottement aura complètement usé le
rocher ^, Les Singalais ont adopté cette dernière image ,
et ils en citent une antre non moins gigantesque \
mais qu'il semble difficile d'accorder avec les idées
des bouddhistes sur la forme de la terre.
^ Tcâ Hong y lam, cité dans le Santsangfà Ma, L XXIV , pag. i3 v.
* Asiaiic JôÊmal, déeen^re 1837.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 115
Les êtres qui habitent ceux des étages célestes où
ne s^étendent pas les catastrophes qui renouvellent la
face de Tunivers, ont une existence beaucoup plus
longue que le grand kalpa. Ainsi, les dieux du qua-
trième ciel de la quatrième conteniplation , dit ciel des
êtres qui ne pensent pas (Avriha), ont une vie égale à
5oo révolutions du monde \ Georgi, d'après la cos-
mographie tibétaine, en cite qui sont infiniment plus
longues encore ^, etDeshauterayes, suivant des auto-
rités chinoises qui ne sont pas h notre disposition , as-
signe aux habitants du quatrième et dernier ciel du
monde sans forme, une vie égale à 80,000 révolutions
du monde', c'est-à-dire 107 trillions 5a o billions d'an-
nées. L'éternité n'est attribuée qu'aux seuls bouddhas*
Je résumerai dans un tableau ce que les écrivains
chinois m'ont ofiFert sur cette chronologie fantastique ,
que le bouddhisme place avant et après l'âge actuel
du monde. On y trouvera les moyens d'expliquer les
incohérences et les contradictions que M. Wilson a
relevées entre les différents auteurs qui ont parlé des
bouddhas anciens , et que les livres sanscrits , au moins
ceux qui ont été déchiffrés jusqu'ici , ne permettent
pas encore de dissiper. On se rappellera que le nombre
des bouddhas qui doivent paraître dans chaque âge
^ fVeî mo so cKonê king, cité dans le San UangfSi souA- XXXIIÎ , p. 1 o.
^Àlphab, tibet. pag. 4S5.
* Joum, asiat t. VIII, pag. 45. Comparez le Livre de Hirvana, cité
dans le San Uangfà sou , 1. XKîl , p. 3 > t.
8.
116 MELANGES D'HISTOIRE
du inonde est de mille, et que, par conséquent, mille
bouddhas occupent un espace de i, 344, 000,000
d'années.
Shâkya, surnommé l'ancien : Ta konang ming (Shâkya monni) com-
mence le premier asaakhya de son eibtence en qualité de bodhi-
sattwa.
75,000 bouddhas, 76 âges du monde.
Sikhi V (le dernier des 75,000) : commencement du second asan-
khya.
76,000 bopddbas, 75 âges du monde.
Dîpankara( le dernier des 76,000) Jou toung (ShâlÉya monni) com-
mence le troisième asankhya, qui est ordinairement réduit à
91 kalpas.
77,000 bouddhas, 77 âges du monde.
On connaît les noms des trois derniers des 77,000 bouddhas. Us
ont vécu dans le 77* âge du monde, appelé Vâge des heUes choses. Ce
sont :
Vipas'yi \
Sikhi , second du nom. . > Les trois premiers des sept bouddhas.
YisVabhou )
L'âge actuel , dit des sages.
i'* période de formation. 30 kalpas.
3* période de stabilité . . 20 kalpas.
Krakoutchhanda, 9* petit kalpa, vie de 60,000 ans (d'autres disent
5o,ooo).
Kanaka mouni .... idem vie de 4o,ooo ans \ ^^
Kâs'yapa idem vie de 30,000 ans r quatre dernUn
Shâkya mouni idem vie de 100 ans [ ^
Maîtreya lo* idem vie de 80,000 ans / **P* %>«mW*«».
Sse tsea ( Sinha) , au 1 5* petit kalpa.
993 bouddhas, dont les noms ne sont pas donnés.
Yolo.
Routchi, incarnation d*ÂvalokitesVara,
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 117
Période de destnictioD , 20 petits kalpas. ,
Période de vide, 30 petits kalpas.
Renaissance du monde, et ainsi de suite à Tinfini.
La succession des âges du monde a donc lieu de la manière sui-
vante:
Grand kalpa : 7, 3 44f 000,000 d'années.
1" moyen kalpa : période de formation, 336 millions.
30 petits kalpas, chacun de 16,800,000.
3* moyen kalpa : période de durée ou de stabilité, 336 millions.
30 petits kalpas.
3* moyen kalpa: période de ruineoudedestruction, 336 millions.
30 petits kalpas.
k* moyen kalpa : période de vacuité, 386 millions.
30 petits kalpas.
Renouvdlement du monde, autre grand kalpa, etc.
On ne sera pas surpris de voir que , dans ce sys-
tème, la formation et la destruction des mondes soient
présentées comme les résultats d'une révolution per-
pétuelle et spontanée, sans fin comme sans inter-
ruption. Le panthéisme n'admet pas de création pro-
prement dite, parce qu'il n'accorde pas à la cause
suprême une existence distincte de celle de son effet,
et qu'il tend constançiment à identifier Dieu et l'uni-
vers, n serait pourtant intéressant de connaître ce que
les bouddhistes pensent sur l'origine du monde, sur
la manière dont l'unité a enfanté la midtiplicité , et
sur les circonstances qui font que l'absolu et le relatif,
l'étemel et le variable , le parfait et l'imparfait, l'es-
prit et la matière, l'intelligence et la nature, peuvent
coexister, au moins en apparence , dans les opérations
du monde phénoménal. On ne saurait douter que les
118 MÉLANGES D*HISTOIR£
grands ouvrages chinois de théologie , comme les ori-
ginaux sanscrits, ne fournissent de curieux renseigne-
ments sur ce point fondamental : mais les extraits
auxquels nous sommes encore réduits en France ne
présentent que des indications fugitives et incomplètes
relativement à la cosmogonie ; nous voyons seulement
que M. Hodgson a eu parfaitement raison d'admettre ,
comme base du système entier, Texistence d'un être
souverainement parfait et intelligent, de celui quil
nomme Adi Bouddha, ou rintelllgence primordiale. On
ne saurait opposer à son opinion quç des arguties mys-
tiques, fondées sur une intelligence incomplète des
textes, ou sur des obscurités résultant moins encore
de la difficulté de la matière que de l'imperfection du
langage philosophique chez les différents peuples qui
ont embrassé le bouddhisme , et qui en ont traduit
les livres dans leurs idiomes* L'antériorité de l'intelh-
gence à l'égard du monde peut ne pas être dans le
temps, mais dans l'action; dire que les bouddhas sont
des hommes divinisés , c'est oublier que les hommes
doivent être venus de Bouddha, directement ou indi-
rectement. Admettre même l'existence de plusieurs
bouddhas, c'est-à-dire de plusieurs êtres parfaits, de
plusieurs absolus , de plusieurs infinis du même ordre,
c'est parler la langue mythologique, c'est poser une
assertion qui peut être de mise dans les vallées du
Tibet ou dans les steppes des Calmuques; mais c'est
énoncer en philosophie une monstrueuse absurdité ,
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 119
un véritable non*-seas. Je me borne en ce moment à
consigner ici, soas la forme d*une proposition, dont
les développements m'entraîneraient loin de mon su-
jet, le principe de la théologie bouddhique et du sys-
tème philosophique qui y est lié, tel que me Ta fait
concevoir ime étude assidue des livres de cette reli-
gion écrits en chinois, et que j'ai pu me prociurer.
L'intelligence est la cause souveraine, et la nature est
un effieL Les légendes parlent de bouddhas par mil-
liers; la doctrine ésDtérique n*en admet qu'un seul; et
quand on dit qu'un être est devenu bouddha, on en-
tend, non pas qu'il est allé grossir le nombre de ces
divinités imaginaires, mais qu'il a atteint le degré de
perfection absolue, nécessaire pour être de nouveau
confondu avec l'Intelligence infinie, et affranchi de
timte individualité et, par conséquent, des vicissi-
tudes du monde phénoménal. C'est en ce sens qu'il
faut «iteodre les passages suivants, qui ne jetteront
qu'un jour bien incomplet sur la cosmogonie boud-
dhique , mais qui sont ce que j'ai pu jusqu'ici recueillir
i ce sujet dans le petit nombre d'écrits que j'ai été à
portée de cojdsulter.
Bouddha a deuK corps, l'un sujet à la joaissance,
qui vient d'un père et d'une mère ; c'est celui qu'il a
dans les transformations et les rapports : l'autre est la
loi même qui est son principe et sa nature. Qu'il se
montre ou ne se montre pas dans le monde , ce corps
est éternel, immuable, invariable, exempt de toute
120 MELANGES D'HISTOIRE
modification^. Le corps étemel, perpétuellement exis-
tait et souverainement libre, est pourvu de toutes
les vertus , capable de toutes les actions ; antérieure-
ment à cent, mille, dix mille, cent mille halpas, on
ne voit pas sa naissance; après cent, mille, dix mille,
cent mille kalpas, on ne voit pas sa fin. Le corps non
éternel est celui que revêtent les bouddhas dans leur
avènement [tatliâgata), quand, à leur convenance, ils
désirent sauver et délivrer tous les êtres vivants , en
entrant dans la route de la vie et de la mort; quand
ils embrassent la vie religieuse; quand ils accomplis-
sent la doctrine, qu'ils prêchent la loi, qu'ils entrent
dans le nirvana^. Le véritable corps, comme on Tap
pelle aussi, est identifié avec la science et la loi. Sa
substance même est la science [pradjnâ^); elle illu-
mine le monde de la loi tout entier. Le corps relatif
est en rapport avec les êtres du monde extérieur; il
sauve les vivants et les inonde dé bonnes influences;
il s'accommode à la mesure de leurititelligence; il se
manifeste en toute sorte de corps, comme la lumière
d une lune unique se montre réfléchie à la surface de
toutes les eaux. Il n y a pour lui ni départ ni venue.
Il s'accommode aux formes des êtres, dit le Kin koaang
king, comme la lune se réfléchit dans l'eau ^.
^ Livre du Nirvana» cité dans le San isangfâ sou, \, IV^ pag. aG ▼.
^ Idem, cité p. 27.
^ Khi un lun.
^ Hoaxan hing sou, cité dans le San tsangfS. sou, même page.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 121
H ne s*agit point ici de tracer le tableau des per-
fections de la souveraine Intelligence , sujet sur lequel
tes bouddhistes ont écrit des milliers de volumes,
mais uniquement de reconnaître le point de départ
de la cosmographie samanéenne. C'est, dit un au-
teur, une chose qui n'est pas du domaine de Tintel-
ligence, pou hho sse yi, que de savoir d'où viennent
tous les êtres de l'univers et où ils vont, comment ils
ont commencé et où ils doivent finalement renaître.
C'est une chose pareillement au-dessus de l'imagi-
nation que la formation des mondes , telle que la
produisent les actions des mondes , telle que la pro-
duisent les actions des êtres vivants. Après avoir été
formés, ils se détruisent; après avoir été détruits, ils
se reforment de nouveau. L'imagination ne saurait
saisir cette succession non interrompue ^. On a déjà
vu que la moralité des actions humaines influait, selon
les idées bouddhiques , sm* la constitution de l'univers
physique; mais cette notion étrange, qui se représente
souvent , n est nulle part expliquée à fond, L'avidya,
c'est-à-dire l'ignorance , l'obscurité morale, le contraire
de la science, est présenté partout comme le principe
de l'individualité psychologique , et l'on y rapporte
paiement la formation des mondes. L'ai;û2ja primitif
et radical [ken pen wou ming)y dit un autre écrivain ^,
^ Thseng y A han hing [l'Âgama avec augmentation) , cité dans le
•San isanjfâ sou A. XVIII, pag. 33.
' Pi pho cha lun, cité dans le San tsangfâ sou, 1. XLV, pag. i.
122 MÉLANGES DHISTOIRE
date du terme sans commeDcement. £a un instant,
inopinément, une longue nuit produisit une obscurité
telle que la véritable nature fut méconnue; elle en-
gendra toutes les erreurs et toutes les passions. Un
autre ouvrage du premier ordre, le Lenj jan, Idng ^
donne tm aperçu plus étendu, mais presque inintei*
ligibie : « Tous les êtres , dit-il , étant contenus dans
« la très-pure substance de la pensée , une idée suigit
(( inopinément et produisît la fausse lumière. Quand
<(ia feusse lumière fut née, le vide (féther) et lobs-
i( curité (le chaos) s imposèrent réciproquement des
« limites. Les formes qui en résultèrent étant indéter-
« minées , il y eut agitation et mouvement. De là na-
ii quit le tourbillon de vent qui contient les mondes.
A L'intelligence lumineuse était le principe de solidité ,
tt d*oii naquît la roue d'or qui soutient et protège k
« terre. Le contact mutuel du vent et du métal pro-
« duit le feu et la lumière , qui sont les principes des
« changements et des modifications* La lumière pré-
^(cieuse engendre la liquidité , qui bouîlloime à la
t surface de la lumière ignée, d'où provient le tour-
a billon d'eau qui embrasse les mondes de toute psut.
« La même force que celle des actes produits par les
« êtres vivants , fait que ces mondes s'appuient sur le
«vide et s'y soutiennent en repos. D y a des hûjus
«pour leur formation et leur destruction. Détruits,
' Gilé èuk% le San. tttmffà wa, 1. Xil, p*g. aS v.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 125
«ils 66 reforment; formés, ils se détruisent de nou-
« veau. Lem* fin et leur commencement se succèdent
«sans interruption : c est ce qu'on nomme la succefr^
«sion des mondes. ^
Cette exposition, dans le goût de lancienne pby*
sique» &est ni plus ni moins absurde que les cos-
mogonies des épicuriens et des pythagoriciens; son
principal mérite est d*être entièrement dégagée de
toute idée mythologique. Il y reste bien des choses
que le défaut de commentaires nous empêche de
saisir avec sûreté : de ce nombre est le rapport que
Ion indique toujours entre la moralité des actions et
la production des effets matériels. Le monde repose
sur Téther, comme les actions humaines s'exercent
•ur le vide; éther et vide sont deux expressions équi-
valentes et que représente un seul mot chinois. Il y
faut joindre la notion d'esprit, qui n a pas non plus
de signe arrêté dans la langue chinoise. Tout est vide,
tout est illusion pour Tintelligence suprême. Uavidya
seul, avec les erreurs et les passions qui en naissent,
donne aux choses du monde sensible et pour les in-
telligences dégradées et individualisées , une sorte de
réalité passagère et purement phénoménale. En ce
point viennent converger pour les bouddhistes tous
les principes de lontologie , de la morale et de la cos-
mogonie. En ce qui concerne cette dernière science ,
on voit, à travers les brouillards d'un langage énig-
matique , ressortir l'idée d'une double cause de tout
124 MELANGES D'HISTOIRE
ce qui existe, savoir, Tlntelligence suprême, Bouddha^
et l'ignorance ou Terreur, avidya, qui donne naissance
aux existences individuelles, aux erreurs, aux affections,
en un mot aux illusions de toute espèce qui cons-
tituent le monde sensible. Ce dualisme représente,
dans notre langue ordinaire, V esprit et la matière,
mais conçus sous un point de vue qui a besoin d*être
exposé dans un travail particulier.
Mais ce qui mérite d'être remarqué , c'est que l'uni-
vers et ses parties, une fois formés par l'influence de
Y avidya, se développent, prennent leur accroissement
et leur configuration , se maintiennent, s'altèrent et se
détruisent par une sorte d'action interne et sponta-
née , sans aucune intervention de la part de l'Intelli-
gence suprême. Les effets matériels sont subordonnés
aux effets psychologiques; et c'est en ce sens que,
selon les bouddhistes, les erreurs, les passions et
les vices circonscrivent, bornent et prolongent les
opérations du monde phénoménal. Le monde, d'après
cette idée, est comme ime vaste- machine dont tous
les ressorts sont mus par des causes morales , que ces
causes ont montée, et qu'elles finissent par détra-
quer, dans un temps donné, par une action détenxii-
née, avec des circonstances identiques; car tout porte
à croire que les destructions elles reproductions suc-
cessives de l'univers sont considérées comme roulant
dans un cercle immense, où l'enchaînement de causes
et d'effets renouvelle indéfiniment des phénomènes
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 125
semblables. On appelle lois (en chinois /a, en sanscrit
dharma) les rapports qui lient les effets aux causes ,
tant dans f ordre physique que dans Tordre moral,
ou, pour parler plus exactement, dans Tordre unique
qui constitue Tunivers. Nous disons , dans im sens ana-
logue , les lois de la nature, et, parla, nous entendons
l'attraction, les propriétés inhérentes à la matière, les
conditions de Texistence organique. Les bouddhistes
entendent encore parle même mot, la naissance des
individus, la formatioQ des mondes, la transmigra-
tion des âmes , Teffet des erreurs et des vices , de la
science, de la vertu. On voit par là ce que signifie
cette phrase qu'on rencontre souvent dans les lé-
gendes des bouddhas et des bodhisattwas : Il connais-
sait à fond toutes les lois. Il ne s'agit nidlement de lois
civiles ni même de lois religieuses , mais de lois répu-
tées naturelles , dont la connaissance approfondie, telle
qu'on Tattribue aux intelligences purifiées , entraine
avec elle la science du passé , du présent et de Tave-
nir, une véritable intuition.
n y a, au reste, dans le fond même des idées boud-
dhiques, une objection contre Téternité du monde,
que les théologiens de cette religion ne semblent
pas avoir prévue, ou du moins contre laquelle je
ne vois pas qu'ils aient songé à se prémunir. La du-
rée de Tunivers est subordonnée à Texistence rela-
tive, qui est la condition d'existence des individus,
puisque leurs actes influent sur la constitution de cet
126 MELANGES D'HISTOIRE
univers et sur les périodes qu*il parcourt. ^ tous les
êtres rentraient dans le repos réel et définitif, à Tîm-
tant les phénomènes cesseraient et Tindividuali^é dis-
paraîtrait dans le sein de l'existence absolue. Or, ce
changement s'opère à nos yeux, bien qu'avec une
lenteur extrême ; car, à chaque âge du monde , mille
^lus distincts, dans chaque chiliocosme, atteignent
la perfection morale, le rang d'intelligence parfaite,
et perdent ainsi leur condition individuelle. C'est
autant de moins dans la classe des êtres imparfaits ,
hommes, brutes, génies, démons, dieux; et alors
même que le nombre de ceux-ci serait infini , comme
celui des âges du monde est pareillement infini , on
conçoit un terme où tous les êtres , sans exception,
seraient devenus bouddhas , où par conséquent Boud-
dha seul subsisterait, et où le monde aurait cessé
d'exister.
Vraisemblablement la réppnse à cette difficulté est
que l'émission balance et balancera toujours les effets
de l'absorption ; qu'à mesure que le suprême Bodhi
éteint dans certains êtres privilégiés les conditions
fatales de l'existence individuelle, cette même obs^
curité indéfinissable qui préside à l'émanation des
êtres, répare, au moyen de certaines illusions, les
pertes que le monde des sens a souffertes; qu'en tin
mot Yavidjra ou l'obscurité primordiale est coexis-
tante avec le Bouddha ou l'Intelligence infinie. C'est
h ce dualisme, si peu satisfaisant pour la raison,
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 127
fondé même sur une véritable contradiclion dans les
termes , qu'aboutissent toutes les explications des pan*
théistes. On ne voit pas comment les bouddhistes y
auraient pu échapper. Cest aux personnes qui ont en
leur possession les traités de théologie bouddhique
dans leur intégrité , à nous apprendre si telle est la
doctrine fondamentale qu on y enseigne , relativement
à ce d<^pne fondamental des deux principes.
On raconte ailleurs un peu différemment les catas-
trophes qui signalent la destruction des mondes. On
en distingue trois petites et trois grandes. Les petites
calamités sont la famine, la peste et la guerre. Quand
Fàge des hommes» qui est actudUement sur son dé«
cours, puisque de 84»ooo ans il est déjà réduit à
cent, sera descendu jusqu'à trente ans» la pluie du
ciel cessera : la sécheresse qui en résultera empê-
chera les fdantes et les légumes de renaître; on ne
verra plus d'eau , moins encore en trouvera-t-on pour
sa boisson et ses aliments. Par cet effet de la des-
tinée, un nombre immense d'hommes mourra, et ce
sera la calamité de la famine. Lorsque la vie sera ré-
duite à vingt ans , des épidémies et toutes sortes de
maladies s'élèveront à la fois et feront périr une infi-
nité d'hommes. Enfin, quand la vie moyenne n'aura
{dus qu'une durée de dix ans , les hommes se livre-
ront aux querelles et à la guerre. Les arbres et jus-
qu'aux plantes deviendront des armes entre leurs
mains , et ces armes leur fourniront les moyens de
M
128 MELANGES D'HISTOIRE
s*entre ^ détruire ; il en périra de cette manière un
nombre immense ^.
Mais ces calamités, quireyiennent périodiquement
dans le cours d'un kalpa, ne sont rien auprès des
trois grandes catastrophes. La première est opérée
par le feu dans Fespace de sept jours : c est celle dont
on vient de voir la description; elle s'étend jusqu'aux
cieux de Brahma ou de la première contemplation.
Sept incendies de cette espèce ayant eu lieu à la fin
d'autant d'âges du monde, lorsque le huitième en est
venu à la période de destruction, la pluie conunence
à tomber en gouttas grosses comme les roues d'un
char> et, en même temps, le tourbillon d'eau qui est
au-dessous de la terre s'accroîtra en bouillonnant, dé-
bordera au-dessus du grand chiliocosme , et s'élèvera
jusqu'aux deux de la seconde contemplation, qu'il
remplira et qui s'y fondront entièrement, comme
ie sel se dissout dans l'eau. Après sept grands cata-
clysmes comme celui dont on a parlé , et sept autres
destructions du monde par les flammes, l'univers
s'étant reformé et approchant de nouveau du terme
assigné à son existence, un orage s'élèvera du sein
du tourbillon de vent inférieur; et, en même temps,
l'influence des actions de tous les êtres vivants venant
à cesser, le vent soufflera de toute part; le grand
chiliocosme et jusqu'aux cieux de la troisième con-
templation (les quinze premiers cieux) seront battus
^ Fà yuan tcka lin» cité dans le iSaii tsangfà sou, 1. XIII, p. li!
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 129
de la tempête et anéantis de façon qu'il n*en reste
aucun vestige^. On peut entendre de deux manières
la succession périodique de ces trois modes de des-
truction de Tunivers. Ou bien il y aura de suite sept
incendies , puis sept déluges , et enfin sept ouragans ,
en tout vingt et un âges du monde ; ou bien , les sept
premières destructions étant opérées par le feu , la
huitième sera due à Teau; puis sept déluges répon-
dant à quarante-neuf destructions par les flammes ,
seront, à leur tour, suivis d'une catastrophe produite
par le vent, ce qui renfermerait le cycle entier des des-
tructions de l'univers dans le nombre de cinquante-
sept âges du monde ou soixante et seize milliards six
cent huit millions d'années. Je n'ai pas trouvé dans les
livres chinois le moyen de lever cette incertitude,
qui, connue elle s'applique à des nombres auxquels
on n'aperçoit aucun élément régénérateur, et qui ne
correspondent à rien de réel, ne sera sans doute ju-
gée d'aucune importance.
Les deux paragraphes dont se compose ce mé-
moire, font voir que les bouddhistes ont poursuivi ,
à l'égard du temps comme de l'espace, l'idée de l'in-
fini, sans imaginer, pour rendre cette idée acca-
blante, d'autre procédé que celui de la numération
portée à un degré d'exagération qui touche à la fo-
lie. C'est un caractère particulier de l'esprit de ces
sectaires, que d'avoir affecté de placer partout des
^ Fà yuan tclUi Vin^ cité dans le San isan^fâ son,\, XIII, pag. i s.
9
130 MÉLANGES D'HISTOIRE
nombres définis dans leur énprmité, çpnune si des
notions précises leur avaient été révélées pour la sup-
putation des époques et des distances. On voit aussi
qu'il n*y a aucune idée scientifique s^u fond de toutes
ces théories sur la pluralité des ipondes et la série des
révolutions qui les anéantissent et les reproduisent
alternativement. Les étoiles jouent, dans la cosmogra-
phie , un rôle trop secondaire pour qu'on puisse ima-
giner que l'uranographie ait mis les bouddhistes sur la
voie; et la constitution du globe, et même sa forme,
leur sont trop complètement inconnues, pour qu au-
cune notion géologique de quelque valeur ait pu se
mêler à leurs systèmes. Il ne fatit donc pas , à l'exemple
de quelques auteurs < parier des révolutions physiques
selon les bouddhistes, de l'étendue de notre planète,
des changements survenus à la surface du globe , et
des mondes qui peuplent Tespace, comme si les sama-
néens avaient été éclairés par les lumières de la géo-
logie moderne ou 3e l'astronomie sidérale. Leurs con-
ceptions, presque toujours absurdes et gigantesques,
ne manquent parfois ni de grandeur ni de magnificence.
Elles sont, en général, infiniment au-dessus des no-
tions grossières qu'on a prêtées aux bouddhistes en
les jugeant d'après leur idolâtrie popidaire ; mais la
métaphysique a été leur guide unique dans l'un comme
dans l'autre cas. S'ils ont touché à quelques-uns de$
résultats de la science européenne, c'est qu'il est des
vérités auxquelles on arrive par tous les chemins ; et
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 131
s*ils ont cru lunivers infini dans l'espace et dans la
durée, c'est que Tidée du fini n est pas, en réalité, plus
facile à concevoir que Tidée opposée. La saine raison ,
en pareille matière, conseillerait de s'abstenir; mais
ce conseil n'est pas à l'usage des sectes religieuses.
0-
132 MELANGES D'HISTOIRE
OBSERVATIONS
SUR LES SECTES RELIGIEUSES DES HINDOUS.
Le nom de religion indienne est une expression qui
a été jusqu'ici prise dans un sens collectif, ^our dé-
signer une croyance et un culte diversifiés presque à
rinfini. Une première et très-ancienne division , con-
forme au génie même du polythéisme, distingue les
dogmes populaires et les préceptes pratiques, des doc-
trines philosophiques ou de pure spéculation. Cette
distinction prévaut dans les Védas mêmes, où Ton re-
connaît une partie pour les rites et une autre pour la
théologie. Le culte que le peuple rendait à différentes
divinités donna naissance à différentes associations
qui formèrent des groupes isolés dans fagrégation
générale. Le conflit des opinions sur des matières où
la raison humaine a toujours trouvé d'insurmontables
difficultés a produit une divergence semblable dans
la classe des idées philosophiques, et formé les di-
verses écoles qui ont été successivement en faveur.
On peut supposer qu'il se passa quelque temps avant
que le culte adressé à une divinité en particulier fût
autre chose quune simple préférence, et emportât
ridée de la supériorité de l'objet auquel on le rendait,
au détriment ou à l'exclusion des autres dieux. D*un
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 133
autre côté, les opinions controversées étaient plutôt
des matières de curiosité que de foi , et n'étaient re-
gardées ni comme incompatibles entre elles /ni comme
subversives du culte public. Ainsi, l'unité du tout,
malgré les difiérences de détail, demeura intacte, et
le brahmanisme continua d'exister dans son ensemble,
les adorateurs de Siva et de Vishn'ou , aussi bien que
les partisans des doctrines du Nù^a et du Sankhya,
reconnaissant implicitement l'autorité des Védas , et
se considérant eux-mêmes , et réciproquement , comme
étant des membres orthodoxes de la communauté des
Hindous.
Aux incohérences intrinsèques du système, il s^en
est, de temps en temps, ajouté d'autres, qui ont menacé
de le dissoudre et de le détruire de fond en comble.
Telle a été parfois l'adoration exclusive des anciennes
divinités ou de quelqu'une de leurs formes plus ré-
centes , ou même l'introduction de divinités entière<-
ment nouvelles. Les Poarânas ont particulièrement
exercé cette triple influence , non-seulement en ha-
bituant ceux qui les suivaient à élever l'objet de leur
culte spécial au-dessus de tous les autres , mais en
attribuant aux dieux mêmes des sentiments d'animo-
sité envers ceux qui oseraient leur contester cette
prééminence. C'est ainsi que, dans le Bhâgavat, ceux
qui professent le culte de BJiava (Siva) sont déclarés
hérétiques et ennemis des Shastras sacrés. Le Pourân'a
du Nénuphar est particulièrement hostile à l'égard de
134 MELANGES D HISTOIRE
Visbn'ou : on y lit que la vue même de Vishn'ou'excite
rindignation de Siva , et que cette indignation nous
plonge dans un enfer holrrible; nous devons donc
éviter de prononcer jusqu'au nom de Vîshn ou. H est
vrai que lé même livre enseigne ailleurs une doctrine
toute contraire , et que les sectateurs de* Vishn'où y
relèvent le passage dix il est dit que celui qui aban-
donne Vasoudéva pour honorer un autre dieu est
comme l'insensé qui, ayant soifi creuserait un puits
sur les bords du Gange. Au milieu de ces conflits, le
culte de Brabma a disparu , aussi bien que celui dû
panthéon tout entier , si Ton en excepte Vishn'ou ,
Siva , Sakti , ou leurs modifications. Encore même ,
pour les deux premiers, les représentants pu les sym-
boles Tout emporté sur les prototypes^, et Krishna ,
Bâma ou le Linga sont presque les seules formes
sous lesquelles Vishn'ou et Siva soient honorés dans
beaucoup de parties de Tlnde.
La diversité d'opinions ne fit pas moins de progrès
que celle des pratiques , et six écoles hétérodoxes dis-
putèrent la prééminence en philosophie à leurs frères
orthodoxes. Ces écoles, sm* la doctrine desquelles il
reste de l'incertitude , et dont l'énumération est aussi
suj ette à quelque variété , paraissent être les différentes
branches de saougatas ou baoudhas , des arhatas 01;
djaïns, et des varhaspatyas ou athées, qui nient Texis-
ténce des dieux et d'une vie future , et rapportent la
création à l'agrégation des quatre éléments.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 135
La divergence des doctrines dans les écoles hété-
rodoxes aurait rencontré pea d'opposition si elle eût
été bornée à des matières spéculatives, attendu la
latitude d'oj^iniôns qui caractérise le système brah-
maniquCp Mais le fondateur de Técole des athées ,
Vrihaspati , attaqua tout à la fois les Védas et les
brahmanes , avança que tout le système hindou était
une invention des prêtres, occupés de s'assurer à eux-
mêmes des moyens d'existence. L'Âgnihotra , dit -il ,
les trois Védas , le Tridandas , l'usage de se fi'otter de
cendres, n'ont d'autre objet que de former un patri-
moine en faveur de ceux qui n'ont ni intelligence
ni caractère. On ne peut, ajoute-t-il ailleurs, donner
d'autre raison des cérémonies que les brahmanes ont
instituées pour les morts, que letu* envie de se procu-
rer im patrimoine , et encore les trois auteurs des Vé-
das étaient des bouffons , des misérables et des pervers;
et il cite des passages à l'appui de cette assertion.
De leur côté, les baoudhas et les djaînas, dédai-
gnant également les Védas et les brahmanes, les pra-
tiques et les opinions des Hindous , renversèrent l'an-
cien panthéon , et se créèrent pour eux toute une classe
de divinités. Leurs agressions provoquèrent des res-
sentiments : chez les brahmanes , on ne parla des écrits
de ces sectes qu'avec toute sorte d'expressions de
haine et de mépris, et elles furent toutes anathéma-
tisées comme entachées d'erreur et d'athéisme. Des
mesures plus efficaces que les anathèmes furent prises
136 MÉLANGES D'HISTOIRE
Contre les dissidents. Les partisans de Vrihaspati,
n'ayant aucun culte, évitèrent aisément T orage; noiais
sa fureur anéantit les baoudhas de THindoustan, et
il est évident que les djaïnas n'y échappèrent qu'avec
peine, quoiqu'ils aient trouvé le moyen d'y survivre
et qu'ils soient maintenant en état de le défier.
Personne n'a encore entrepris d'exposer la suite
inextricable de ces variations. Il n'a pas même été
possible de réunir tous les renseignements qu'on
trouve à ce sujet dans les livres écrits en sanscrit,
en persan , ou dans les dialectes provinciaux de
l'Hindoustan. On s'est borné à déterminer l'état ac^
tuel de la religion populaire dans quelques-unes des
provinces soumises au gouvernement du Bengale;
et, dans cette vue, on s'est particulièrement attaché
à deux écrits composés en persan par des auteurs
hindous, et l'on s'est efforcé de compléter les no-
tions par des emprunts faits à d'autres ouvrages du
même genre, ou par des explications recueUlies de la
bouche des naturels. Le premier de ces deux écrits
est de Sîtal sinh , mounshi du radja de Bénarès ; et le
second, plus complet et plus satisfaisant, quoiqu'il
laisse beaucoup à désirer, est dû à Mathourà nâth,
dernier bibliothécaire du collège hindou de la même
viUe. Quelques-unes des lacunes qui se trouvent dans
ces deux livres ont été remplies en consultant surtout
une compilation très-populaire, ou plutôt un cata-
logue des célèbres dévots de la secte de Vishn'ou,
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 137
lequel a été rédigé dans un dialecte hindi très-diiE-
ciie, il y a deux cent cinquante ans, et qu'on a com-
paré à ce qu'était , en Europe , la Légende dorée , ou
aux actes des saints dans les siècles d'ignorance.
Mais les savants qui se sont occupés de l'étude du
temps présent ont cru devoir la faire précéder de
quelques recherches siu* l'ancien état des sectes in-
diennes. Es ont reconnu que quelques ouvrages de
controverse , d'une époque rapprochée des événe-
ments qui y sont relatés , pouvaient jeter du jour
sur ce sujet. Ils en ont particulièrement compulsé
deux, l'un d'Ananda giri, disciple célèbre de Sankara
Atcharya lui-même , celui qui passe pour avoir com-
battu et finalement réuni toutes les sectes de son
temps , et l'autre de Mâdhavâtchâryâ , écrivain dis-
tingué et très-connu , qui vivait dans le commence-
ment du XI v*" siècle.
Au temps de Sankara, les deux grandes divisions
des vaîshanavas et des saivas (sectateiu:s de Vishn'ou
et de Siva) , étaient partagées chacune en six sections ;
les six sectes vîshnouvistes , subdivisées elles-mêmes
en pratiques et spéculatives , ne formaient pas moins
de douze classes d'adorateurs de Vishn'ou , divinité
unique et suprême. Le nombre des sectes de cette
espèce est encore à présent très-considérable, mais il
est fort diflScile d'en faire concorder la classification
^ec les listes données par Ananda giri. On peut en
dire autant des six sous-sectes de sivistes énumérées
138 MELANGES D'HISTOIRE
par cet auteur. D indique encore des adorateurs de
ft'ahma, qu'il serait aussi di£Beile maintenant de ren-
contrer dans f Hindoustan , qu il l'est de trouyer des
temples exdusiyemait dédiés à cette divinité. Lès
adorateurs d'il^îou du feu ne subsistent pas non plus
conmie secte distincte : on rencontre seulement un
petit nombre de brabmanes agnûmiras, qui gardent
iefea de famille, mais qui, & cela près» se conforment
en tout aux pratiques de la dérotimi populaire. San-
kara eut encore à combattre des adorateurs du solefl,
qu'il distribue en six sections , suivant qu'ils révé-
raient cet astre à son lever, comme ofirant Timage
de foahma ou du pouvoir créateur; à midi, comme
étant Isioara, la faculté destructive et r^énératrice ; à
son coucher, comme étant le symbole deVishn'ou
ou de l'attribut de la conservation; ou dans ces trois
points, comme représentant le Trimourti ou les trois
attributs divins à la fois ; ou dans sa qualité d'être
physique et de corps céleste, ayant des cheveux, une
barbe , etc. ou enfin comme étant seulement l'em-
blème d'un luminaire inlellecluel , seul objet de
leur culte et de leurs pieuses méditations. Les sectes
vouées à Ganésa étaient aussi au nombre de six, et
ce nombre revient souvent dans cette énumératîon.
Les adorateurs des divinités femelles du pouvoir divin
paraissent avoir été aussi nombreux que dans les
temps modernes. Il y a peu de doute cjue , par i'efiet
du temps et de la présence des dominateurs étrangers,
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 139
le caractère féroce ou licencieux de plusieurs pra-
tiques du culte indiea ne se soit considérablement
adouci ; et si^ d'odieuses coutumes sont encore en vi-
gueur, on les dérobe du moins à Tœil des observa-
teurs » et les plus atroces ont complètement disparu.
On rencontre donc rarement , et seulement dans les
hautes ridons de TLide, le mendiant nu, barbouillé
de cendres funéraires , armé d'un trident ou d'une
épée, portant à la main un crâne vide , dans lequel il
a bu la liqueur enivrante'qui trouble sa raison , prêt ,
en un mot , à exécuter toutes sortes de crimes et de
violences. Ces traits désignent les kâpâlikas , sectaires
dont il est souvent fait mention dans les traités de
controverse d'une époque qui a précédé au moins le
X* siède.
Les autres classes de sectaires combattus par San-
kara étaient divers genres d'infidèles dont quelques-
uns existent encore publiquement, et qui se sont
peut-être conservés tous en secret. La liste en est
intéressante pour distinguer les opinions que, depuis
leur disparition réelle ou simulée , on a fréquemment
confondues entre elles. Telles sont celles des tchâr-
vûkas, du Sanya Vadis, des saougatas, des kshapanakas,
des âjdinas et des haoadhas» Les premiers affirmaient
le vide et la non-existence de l'univers. Bs ensei-
gnaient l'athéisme, et, suivant M. Wilson, le maté-
rialisme. Ds avaient existé depuis une période recu-
lée, et ils existent encore aujourd'hui. Les saougatas,
140 MÉLANGES D'HISTOIRE
confondus, même par des auteurs indiens , avec les
baoudhas , tenaient pour des opinions qu on sait aussi
avoir été communes aux djaînas. Toute la monde
était chez eux dans une tendre bienveillance pour la
nature animée. Le portrait idéal que Ton trace du
fondateur de cette secte est celui d*un homme d*un
embonpoint considérable, avec une petite tête, pro-
bablement, dit l'auteur, pour caractériser le génie.
Les kshapanakas sont des baoudhas ou des mendiants
djaînas, professant une sorte de religion astrologique,
dans laquelle le Temps était la principale divinité , et
tenait à la main, comme signe de sa puissance, une
sphère armillaire et un cadran. On attribue à ses sec-
taires une opinion soutenue par les baoudhas sur le
mouvement de descente de la terre au travers de
Tespace. En parlant des djaînas, on ne dit rien de
leur division actuelle en digambaras et swetâmbaras^;
et quant aux baoudhas , ils avaient été enveloppés avec
les djaînas dans ime persécution qui eut lieu dans
rétat de Roudrapour, au temps de Sankara , mais sans
sa participation.
Une longue série de sectes renferme celles qui ne
s'écartaient de Torthodoxie que par un culte plus
particulièrement adressé à des divinités secondaires.
Ces sectes n'existent plus maintenant ; et , bien que
les objets de leur adoration puissent être considérés
comme remplacés, jusqu'à un certain point, par les
' Voyez le Journal des Savants de juillet 1838 , pag. 389.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 141
idoles locales des villageois, on ne peut s'empêcher
de reconnaître qu'une grande partie du panthéon
indien a joui jadis d'honneurs qui lui ont été enle-
vés depuis des siècles. De ce nombre sont Indra,
Kouvera , Yâma , Varoun a , Garoud'a , Sesha et Soma ,
qui tous, dans l'âge d'or de l'idolâtrie indienne, avaient
des temples et des adorateurs. Le culte badin et sé-
duisant du dieu d'amour parait surtout avoir été très-
populaire autrefois, puisque ses temples et ses bo-
cages consacrés occupent beaucoup de place dans les
récits , les poèmes et les drames de l'antiquité. C'est
un trait singulier et caractéristique de la religion in-
dienne, dans son état présent, que si, dans certaines
circonstances, elle paraît devenue moins féroce, en
d'autres , elle a cessé de s'adresser aux plus aimables
penchants de l'espèce humaine et aux sentiments
naturels et innocents du jeune âge. Les bouffonneries
du Hofy, et la barbarie du Tchérak Poadja, rendent
mal la sympathie que, dans tous les pays, l'homme
éprouve aux approches du printemps , et qui a donné
naissance à la fête de Vasanotsava; et l'hommage li-
cencieux rendu à Sakti et à Bhairava n*a rien qu'on
puisse supposer agréable à Kama et à son aimable
compagne, ou conforme au culte qui semble leur
avoir été voué dans les temps anciens.
Outre les adorateurs des divinités secondaires, il
y avait encore une variété de sectes qui adressaient
leurs dévotions à des êtres d'un rang inférieur, et dont
142 MÉLANGES D'HISTOIRE
aucune n'existe plus comme formant une association,
quoiqu'on rencontre encore des particuliers, compris
ou non compris dans les autres classes religieuses , qiii
portent leur adoration à des objets de la même na-
ture. Ainsi ïon trouve par hasard des personneiJ qui
honorent Téther comme divinité suprême ; dans bieii
des sectes on paye un tribut d'hommage aux mânes,
aux génies , pour en obtenir le don d'un pouvoir sur-
naturel ; aux esprits follets et aux loups-garônas. H ne
paraît pas que Ton pratique , sous une forme quel-
conque , le cidte de la lune et des étoiles , des élé-
ments et des divisions de l'univers; mais celui des
lieux saints et des rivières est aussi populaire qu'A
l'a jamais été.
On peut , suivant un célèbre écrivain anglais *,
attribuer la disparition de plusieurs des sectes qui
viennent d'être indiquées , et les changements surve-
nus dans la croyance ou les pratiques des actes , aux
efforts de Sankara et de ses disciples : non que le but
de ce réformateur ait été de supprimer lés actes dé
la dévotion extérieure ou la prééminence accordée ,
selon les cas, à queique divinité particulière; mais
le dogme principal qu'il enseignait était la connais-
sance du Brahme para Iràhme , comme étant la cause
unique et la régulatrice suprênàe de l'univers , distincte
de Siva, de Vishn'ou , de Brahma , ou de tout autre
individu faisant partie du panthéon. Avec cette notion
* M. Wilson, Aâiatiù Besearches» t. XVII, pag. 179 et suiv.
Vl:. hw
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 143
fondamentale , il laissa subsister sans les troubler, en
vue de la faiblesse humaine et de la difficulté qu on
trouve à s*élevei;^usqu'à Tidée d'une première cause
inaccessible pour la raison , les observances , les rites,
le culte particulier de certaines divinités qui étaient
recommandés par les Védas , ou qui n*étaient pas en
opposition avec le texte de ces livres sacrés. Us re^
curent même de lui une sorte de sanction; et ses
disciples établirent, par sa permission expresse, une
classification des croyances indiennes , qui est regardée ,
de nos jours, par les brahmanes instruits, comme
renfermant les seules formes régulières et orthodoxes
qui conviennent à la religion. Ainsi, poiu* nen citer
ici que quelques-imes , T adoration de Siva fut établie
par Paramata Kâlânala , qui enseignait à Bénarès ; les
opinions des vaïsbnavas furent autorisées par plu-
sieurs prédicateurs , dont Tun paraît avoir introduit
une modification du culte de Yishu'ou dans le per-
sonnage de Krishna; on permit même à Batouka-
nath, partisan des kâpàlikas , d'attirer des prosélytes
aux pratiques honteuses de ces sectaires,
L*état actuel des sectes religieuses des Hindous
semble permettre de les rapporter toutes à trois
grandes classes , celles des vaïsbnavas , des saîvas et
des saktas ; on rejette seulement dans une quatrième
classe celles qui ne peuvent rentrer sous aucune de
ces divisions principales. Il faut remarquer que les
noms assignés aux partisans de celles-ci n'indiquent
144 MÉLANGES D'HISTOIRE
pas seulement la dévotion orthodoxe à Tégard de
l'être divin qui en est Tobjet , mais un attachement
spécial, exclusif jusqu à un certain point, et qui, par
là , constitue un genre particulier d'hétérodoxie.
Ainsi donc , à Texclusion de ceux qui professent
un culte régulier pour des dieux pareillement con-
formes à la règle, on compte vingt sectes de vaïshna-
vas (vishnouvistes), neuf sectes au moins de vaïvas (par-
tisans de Siva), quatre sectes de saktas, et dix sortes
de sectes mélangées , dans lesquelles on compte en-
core neuf subdivisions ^. Notre intention n est point
de présenter ici une analyse des doctrines propres aux
quarante-trois branches principales actuellement exis-
tantes de la croyance indienne. 11 nous su£Bra de i*e-
lever quelques traits propres à caractériser le génie
de la nation et Tesprit de Tidolâtrie asiatique.
La première des sectes qui appartiennent aux ado-
rateurs de Vishn ou fut fondée par le réformateur
Râmânoudja, dans le milieu du xii* siècle. Un prince,
qui régnait alors à Sri ranga, fort dévot à Siva, or-
donna k tous les brahmanes de ses états de signer
un acte pour reconnaître la suprématie de sa divinité
favorite. Des présents et des menaces- triomphèrent
•
^ Quelques traités populaires comptent autrement les modifications
delà croyance populaire : ils en indiquent vingt-quatre parmi les brah-
manes, douze parmi les sanyasis, et autant parmi les vaîraghis, dix-
huit parmi les sauras , et autant parmi les djangamas , et douze parmi
les djoghis ; en tout cent six sectes.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 145
de la résistance de quelques vaîshnavas récalcitrants.
Râmânoudja , qui ne voulut pas se soumettre , allait
être pris par des hommes armés; il s échappa, à Taide
de ses disciples , et se rendit à la coiu* d*un souverain
de Maïsor, attaché à la secte des djainas. Ayant réussi
à délivrer la fille de ce roi dun démon dont elle était
possédée, il gagna la confiance du roi lui-même, et
le convertit au culte des vaîshnavas. Ce culte, tel qu'il
a été établi par Ràmânoudja, s'adresse k Vishnou,
considéré comme étant Brahma lui-même , et à son
épouse Lakschmi, ainsi qu'aux différentes incarna-
tions de l'un et de l'autre , séparément ou conjointe-
ment; et cela donne encore naissance à de nouvelles
subdivisions dans la secte même. Ce qui caractérise
plus particulièrement les vaîshnavas , c'est le soin
extrême qu'ils mettent à la préparation de leurs ali-
ments, fls ne doivent pas prendre leurs repas étant ha-
billés de coton ; mais , après s'être baignés , ils revêtent
de la laine ou de la soie. Généralement les disciples
de Ràmânoudja font leur cuisine eux-mêmes; et si,
durant la préparation , les mets viennent à fixer l'atten-
tion d'un étranger, ils les jettent à terre, et s'interrom-
pent à l'instant. Un semblable excès de délicatesse se
retrouve chez d'autres classes d'Hindous, notamment
dans quelques familles de radjpouts, sans néanmoins
y être porté tout à fait au même degré. On sait que
toutes les sectes indiennes ont un mantra, c'est-à-dire
une formule, une phrase, un mot, dont la commu-
10
146 MELANGES D'HISTOIRE
nication faite par le maître aii disciple constitue une
sorte d'initiation. Cette communication se fait à voix
basse, et ne doit pas être transmise légèrement aux
profanes. Le mMtrâ dés sectaires dont nous parlons ,
est en sk syllabe^ : Ont Râmâya 'hamàh,' oral « salut
à Rama! » En râppottant leâ formides initiàtoireis
de plusieurs autres sectes, les savants anglais qui ré-
sident daiis rihde expriiiiént eux-mêmes q^tielqués
doutes sur leur exactitude : les Hindous ont une si
grande répugnance à les faire connaître , qu'ils né se
font àucim sbrupule de mettre fin atix questions par
une fiiusse coiifidéhce. Des hommes aii-dessus du
préjugé à regard de toute autre chose ont tant de
peiné à prendre sur eux de dévoiler le inantrà, que
leur sincérité, quattd ils s'y décident, est loin d'être
à l'abri du soupçon.
Les ïégehdes qui se rapportent aux principaux
personnages honorés par les sectaires méritent d'être
consultées ; ces légendes , quoique remplies des traits
les pluô extravagants et les plus puérils , sont pour nous
d'un hadt intérêt , parce qu'eUes contribuent à jeter
du jour sur l'esprit d'un peuple qui, à lui seul, a fia*
venté plus de fables peut-être que toutes les autres
nations du mondfe, et dont les conceptions sont' sou-
vent loin de porter ce caractère d'élégance ingéùièusé
qu'on s'est plii à leur* attribuer. Diverses ci^bODis-
tances , rapportées pair les légendaires , peuvent leiinf
lieu de dates; en établissairt des synbhrohismiés dîi
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 147
des rapports de succession et dlantéfiorité entre les
différents: ;personhages dont les noms sont mention-
nés danâiles ii^endes» La même source nouisi fom*nit
ausai un certain nombre de matériaux pour une bi»
bUothèque religieuse • qui n'est encore qu'à l'état d'é^
ba^he/et où Ton devrait réunir ies titres de tous
les ouvrages qui. sont connus pour jouir de quelqûts
autorité' parmi' lies sectaires des> différentes classes.
Malheur«isement ïhistoire civile • et littéraire des
Hindous se mbiltre ici avec les désavantages qu'on a
tant ddifois relevés; c'est-à-dire qu'un même fait, ou
la compositioci d'un même livre , ne sauraient; à quet
ques siècles ^prèsv être déterminés d^imé manière ceri- .
taine.La multiplicité des renseignements,'' qui aug-
mentent tontifiueliement , dissipera peut-^tre quelque
jour une partie de cette obscurité; maié, dans l'état
actuel des choses , aucun critique européen ne saurait
entreprendre ce travail avec quelque espoir de succès.
Auinombred^ livres ]es plus curieux que nous
a fait connaître rhistoiré :des sectes religieuses ; sont
les SâUiis.dè Kabir, l'un des principaux docteurs db
la secte dea Kabir Panthis. Les ouvrages de cette
école forment, une suite nombreuse de sujets d'é-
tudes^potir ceux qui ènsuif^ent les principes. Dieu y
est àppçlé il?iter,i(criiltérieup,* ce qui était en tout e^t
en qui toui.est,» c'est-à-dire, le premier être existant
parsoi-métn et comprenant tous des autres. Djyôiisk
esti'éiéiiient lumineux dans 'kquel il s>'est manifesté^
lO.
148 MELANGES D'HISTOIRE
et sabda le son primitif ou la parole qui exprime son
essence. La femme est mâyâ, le principe de l'erreur
ou de l'illusion. Le passage qui suit est relatif à Tim-
puissance des dieux secondaires. La femme est mâyâ,
fille, née d'elle-même, de la divinité première, et tout
ensemble mère et femme de Brahma, de Vishn'ou
et de Siva. On reconnaît aisément, dans ces pas-
sages et dans d'autres du même genre, les idées qui,
sous des noms différents, ont été enseignées à diffé-
rentes époques dans l'Asie occidentale. Il y aurait
aussi matière à de curieux rapprochements dans les
sentences morales que les disciples de Kabir lui attri-
. buent : parmi celles-ci plusieurs contiennent des prin-
cipes nobles et judicieux. D'auti*es sont exprimées
dans un style métaphorique qui les rendrait inintelli-
gibles sans le secours d'un commentaire.
L'idée que l'on se formera des variations de la
croyance indienne, soit d* après les ouvrages que
nous venons d'indiquer, soit d'après les savantes
recherches publiées par MM. Ward, Golebrooke et
Wilson, répondra mal peut-être à l'opinion que
quelques personnes ont encore du génie religieux des
Hindous; on n'y trouvera ni cette fixité invariable
qu'on lui attribue , ni cette sublimité que , d'après im
petit nombre.de passages extraits d'ouvrages philoso-
phiques , on se plaît à reporter sur le système entier.
L'étude approfondie des monuments, à laquelle on
commence à se livrer, réduira ces notions flatteuses
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 149
à leur juste valeur; et les brahmanes, tant exaltés
par des écrivains qui se sont constitués leurs panégy-
ristes, perdront, quand on les connaîtra mieux, cette
haute renommée de sagesse, de pureté, de vertu,
qu'on leur a faite assez gratuitement, et qui est si peu
compatible avec Tesprit d'une caste sacerdotale toute
plongée , sauf les exceptions individuelles , dans les
contradictions d'un idéalisme absurde, d'une gros-
sière idolâtrie et d'un polythéisme inextricable.
Les bouddhistes , qui certainement ne valent guère
mieux que leurs rivaux, quoiqu'ils aient écarté quel-
ques-unes des institutions les plus révoltantes du
brahmanisme, commencent aussi à être appréciés
d'après des textes précis et des autorités incontes-
tables. On peut ranger dans cette classe l'inscription
de la grande cloche de Rangoun, monument boud-
dhique appelé Schouî da gon , situé près de Rangoun ,
et le plus célèbre du pays. La première cloche dont
il soit question avec quelque détail, dans les tradi-
tions du pays , fiit donnée par un roi de Pégu , il y a
plus de trois cents ans : son poids était de 407 ton-
neaux 19 quintaux 2 quarts e% 6 livres (environ
816,000 Uvres); son diamètre était d'environ 20
pieds, la profondeur de l'intérieur de 26 pieds, et
la circonférence de plus de 60 pieds. Cette cloche,
si les mesures qu'on en rapporte ne sont paa exagé-
rées, eût donc pesé près de trente-deux fois autant
que la célèbre cloche d'Erford , ou plus de sept fois
é
150 MÉLANGES D'HISTOIRE
autant que cette de Péking^^ et deux et trois fois
{dus que celle de Moscou. Le son, suivant la tradi-
tion du pays, eh était déchirant pour les hérétiques.
Un étranger, nommé Zenga^ vint pour l'enlever avec
une flotte de se{>t vaisseaux : il réussît à la jeter en
bas, et à la traîner jusqu'à une petite crique à un
mille à lest de Rangoun; mais, quand on voulut la
mettre à bord, elle fut submergée et perdue pour
toujours. La même chose manqua d'arriver, pendant
la dernière guerre, à iat cloche par laqudle on avait
remplacé Tancienne ; elle tomba pareillement dans
rbau'àu moment où on voulait la tran^orter à botd
d'iiil vaisseau; mais, après qu^elle fut restée plusieurs
mois à r embouchure' de la ■ ♦ rivière , «on parvint à
la retirer, et on la i^établit à sq placev L'inscription
quelle porte est en douze lignes de gros eai^ctères
gravés siir la circonférence. On y voit que la grande
cloche, appelée Màha fcanda, fiit fondue- par les
ordres du roi, deux mille trois cent vingt ans après
l'établissement de la dispensation religieuse (de Gâu-
tama) , 1 1 38 de l'ère commune. Le reste 'de l'inscrip-
tion contient un magnifique éloge du prince, une
longue énumératiôn dé ses titres , de toutes ses belles
qualités, et des provinces soumises à sa puissance,
ainsi que le récit des circonstances relatives au place-
ment de la cloche ; le tqut paraissant , dans l'origi-
* Comparez Kirclier, Chin, illust pag. 2 23. — Mayerberg, Iter in
MoscKoviam, p. 36; Voycige en Moscovie, p. 115-117.
ET DE LfTTpï^ATURE ORIENTALES. 151
oaly çppQtpiis dam ûnje seule pljirase doQt la traduction
r^emplirait cinq pages in-A**.
. La population du I^lipol, pays eacor^ peu connu,
se partage comme d'elle-même en deux fqimijje^,
ce|l(B des? montagaards qui suivent la foi des hrah-
jif ânes i et peUe de^ewars^qu j^abit^s primitifs , <jui
sont attachés au culte de Bouddha. L*<esprit du poly-
théiisxne , généralen^ent acpomipodaiit, Test particu-
lièrement daps le Nippl,.et les légendes ou traditiOps
locales de Tune 4es sectes y sont très-facilemeot ap-
propriées À l'autre sectie ; de sorte qu il devient diffi-
cile d'en découvrir la véritable source. H y a aussi
beaucoup de formules et de pratiques qui compqsent
une sorte dp propriété commune , et que lç$ bra}i-
mane&i compae les bouddhistes, ont également adop-
tées. Ces çirco];ij^tances donnent beaucoup de prix ^
des écrits originaux , tels que les trois ouvrages qu^
M. Hodgson a recueillis dans le Nipol , et àdrçss^s à
la S,oçijété asiatique de Calcutta. Ces trois qpuspule§ ,
rémois d^s un Sjeul volume, sont en sanscrit,»^
accoi^pagnés d'ime glose en newari, où, beaucoup
de terpg^ purement sanscrits se sont introduits. Ijp
prenciijejf est un rituel pour les observances du hiii-
tiëme jour de la quinzaine ou du deipi-mois hinaire;
le second contient vingt-cinq stances ou invocations
aux divinités tutélaires du Nipol , et le troisième , Té-
loge des sept bouddhas. Les deux derniers sont très-
courts.
152 MELANGES D'HISTOIRE
Les nombreux ouvrages théologiques qu'on trouve
au Nipoi, et qui, suivant M. WUson, doivent être,
pour la plupart, rédigés en tibétain, et non en sans-
crit, comme l'a pensé M. Hodgson, contribueront
peut-être à jeter du jour sur l'immense hiérarchie
des divinités bouddhiques, en permettant d'établir
upie synonymie ou concordance entre les dénomina-
tions qu'elles portent dans les deux langues princi-
pales en^ usage parmi les sectateurs de Bouddha. Ce
serait un moyen précieux pour faire toiu'ner au pro-
fit de l'histoire du bouddhisme les renseignements
philosophiques ou mythologiques qui nous viennent
de l'Orient ou du nord de l'Asie , en les rattachant à
des êtres sdlégoriques ou symboliques, dont le nom,
d'après l'étymologie indienne, nous dévoilerait la na-
ture et l'origine philosophique ou populaire. Jusqu'ici
ce genre de secours, indispensable à la reconstruc-
tion du système, a été tout à fait insuffisant; et
le nombre toujours croissant des dieux de tous les
degrés et des saints de tous les genres, dont on a
recueilli les dénominations dans les livres indiens,
tibétains, barmaiis, tartares, chinois ou japonais, n'a
fait qu'embrouiller ce qu'on cherchait à éclaîrcir, en
multipliant , si l'on ose ainsi parler, les êtres du pan-
théon bouddhique , par le nombre des nations qui
lui ont voué im culte, et qui, chacune, ont voulu le
natm^aliser sur leur sol et dans leur idiome.
La tradition répandue dans le Nipol est que le
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 153
corps entier des écritures monte à quatre-vingt-quatre
mille volumes; mais cela doit s entendre, ainsi que
nous l'avons dit ailleurs , de la totalité des ouvrages ré-
vélés , lesquels sont conservés dans le ciel , plutôt que
de ceux qui ont été réellement donnés aux hommes.
On les connaît sous le nom de Bouddha vaichana, pa-
roles de Bouddha. Shàkya sinha (Ghoskia) a le pre-
mier mis ces livres par écrit , et il est , à cet égard ,
pour le bouddhisme ce que Vyasa est pour le brah-
manisme. Shâkya est le dernier des sept bouddhas pro-
prement dits, quoiqu'il ait paru depuis lui un grand
nombre de taihâgatas (avenus). Il est le discoureur par
excellence. Les distinctions établies entre les livres
sont celles de Soûtra et de Dharma, d'Oupades'a et de
Vyâkarana. De tous les écrits bouddhiques existants
dans le Nipol, les plus importants dans la classe des
traités spéculatifs sont les cinq Khand, auxquels il
faut ajouter, comme ouvrage narratif, le PradjM
pâramitaf dififérent, selon toute apparence, dun livre
asiatique que nous possédons à Paris sous le même
titre. Neuf ^fcarmiw sont cités comme étant, de la part
des bouddhistes du Nipol, l'objet dW culte, sans
qu'on sache les motifs de cette préférence. L'un de
ces derniers, le Lolita vistara parait être la source
primitive d'où sont sorties, par des canaux divers, les
différentes versions de l'histoire de Shâkya sinhà qui
sont venues à la connaissance des Européens.
On compte neuf sortes d'ouvrages religieux , dont
184 ;v..îM^BLANGES D^ffl ^^
}fS3 JÂtrQ9 ai^noncept dû gence. particulier de ccm^po-
fÀt\om. hes Soutras sont Aes premiers de tous, et oc-
cupei^tle mêfbe Tang'que les ¥édas chez les biah-
me^n9&i vLes Geyus sont' des ouvrages à la louange
dses bouddhas <ét deb bodbisat&^asi, dans un langage
s«Qumisvà ia mèsuire , abalogue au â^ifoiGorÎTuiai Les
l^i^orana^ soBt dôs natràtioiisrdatives'aizi différentes
ilaiaséifiees deiShâkya avant son entrée dans le iV^tr-
vinià , ainsi^qu'aux autres bouddhas et bodfaisatti^âs.
h^» GàShâs ^ntr-des^récits ou contes moraux. Les
(hd^nas tcditéat àe la nature et des attributs des
bapddha»,vsous la 'forme de di^logujes éiltré im d'eux
^i^cin idisoiplei hés. Nidânas fonicônnaîtreies ^csruses
^«^yénémeûtà, par ex^mple^^y pour(pioi Sfaàkyà de-
i¥(tfrtrlbuddbai:'.d'efit^qu-d pratii;^ charité et les
mitï^f^jPâramitai , e'est-à-drré ies moyens de passer à
H autre ^rd^ o)x d*ééhapper>à H toondition des mortels.
iiél» JE^oofttoi^ 'Sont des explications ou commentaires
$ityec dfs conohisioDs. hes' Djdtdkas traitent des ^ac-
tioj^s 'qui ont «u lieu lors dés précédentes ndssances.
Les; !Kaipoulias eiNposeixt ieé différents procédés pour
aequéririies bdens^de ce monjde et du monde à venir.
hes.AdbhouiaihcuTnas s<^t consacrés smx événement
9uroatui^ls;iiles jluediinad,' aut fruits des actions /et
les Oiç^iM&sW/ à la 'doctrine ësotérique;'
On (soupçontiait depuis dbngtemps Texistehce d*un
grand nombre de trsdtésde cette espèce, et Ton sa-
vait que le Gan^our et * le Dandjoar, ouvrages qu'on
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. W5
dit maîntenaot transpcxi!tés â Gàlciutta, n'étaiéirt, en
plôft^ île cent gros^ Volumest, qù^iiné sorte de sommp
ou > de coinpendiam r d e • ia /doctHnrT renfermée - ^ans
le» ;Evres bouddhiques. Mais les découvertes Élites
ffsa^M» Ht/dgsdnr^ et les acquisitions nombreuses qu'il
a. proieurées'aàx bibliothèques ane^aises de Tlnde,
oiiyrenf une miné •immense ^ inépxdsable peut-être,
efiicàjan te idir moins pour la multitude des' matériaux
qu^les obligeht d'accumuler avant de songer à
ébaucher Fhistoire 'd'une religion dbnt on n'a pu ju-
ger ici que sur de bien faibles échantil}^s. Un seul
imVrage ^ dims la vaste collection qu'il a formée , est
d'im intérêt piurennent Ibcal; lés autres , quoique re-
€U!^Uis dai!is le Nipol, sont de ceux qui ont cours
chez^^ toutes les nations bouddhiste^. On conviendra
qu*il serait désorfaau* bien téméraire de vouloir pro-
noncer définitivement sur les points essentiels du
dbgnae, à Taide de quelques lambeaux tirés de tra-
ductions plus ou moin^ incomplètes , qu'on a pu
hitëi dés livres bouddhiques en chinois , en mongol
ou en tibétain , quand les plus fortes assertions peu-
vent' se trouver démenties dans quelque texte original
d'ntié plus grande autorité. La critique aiœa désormais
à garder, sur ce sujet', des précautions dont elle s'est
crue trop souy eut dispensée jusqu'à présent par l'ab-
sence totale dés monuments originaux.
Suivant M. Hodgson\ le bouddhisme spéculatif,
* Asiatic. Researches, vol. XVI, pag. 435.
156 MELANGES D HISTOIRE
en tant qu'il a pu Tétudier dans le Nipoi , comprend
quatre systèmes très-distincts sur Torigine du monde ,
la nature de la première cause , la nature de Tâme et
sa destinée. Les swabhâvikas nient l'existence d'une
substance immatérielle. La matière est, selon eux , la
substance unique ; elle a seulement deux modes , le
pravritti ou l'action , et le nirvritti ou le repos. La
matière est étemelle aussi bien que ses propriétés ,
qui possèdent non -seulement l'activité, mais l'intel-
ligence. Dans l'état de repos et abstraits de tout être
visible et palpable , ils sont rendus tellement subtils,
et doués de tant de force et d'énergie, qu'il ne leur
manque que la conscience et les perfections morales
pour devenir des dieux. Quand , de leur état propre
et durable, ces propriétés passent à leur mode ac-
cidentel et transitoire d'activité , les belles formes •
de la nature ou du monde commencent leur exis-
tence, non par une création divine, ou par l'efiFet du
hasard, mais spontanément; et les formes cessent
quand les propriétés en question repassent de l'état
d'activité à celui de repos. La révolution de l'un de
ces deux états à l'autre est éternelle, et l'existence
comme la destruction des êtres visibles en est l'efiet.
Les hommes sont doués de conscience : ceux qui ont
gagné l'éternité du nirvritti ne sont pas considérés
pour cela comme les régulateurs de l'univers, qui se
gouverne de lui-même, ni comme juges ou média-
teurs à l'égard des autres êtres retenus encore dans le
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 157
pravfitti. Chacun est Tarbitre de sa destinée; le mal
et le bien étant simplement attachés par des liens
indissolubles au vice et à la vertu. Les moyens de
parvenir à l'abstraction complète sont les tapas, ou
Tabolition de toute impression extérieure, et les dyan,
ou la méditation pure.
Les Pradjnikas penchent à considérer le nirvritti
comme un état divin dans lequel Thomme parvient
à être plongé par absorption, pradjnâ, la réunion de
toutes les propriétés actives et intellectuelles de l'u-
nivers. Les Aîshwarikas admettent une essence imma-
térielle, suprême, infinie, intelligente, AU Bouddha,
que quelques-uns considèrent comme une divinité
unique, tandis que d'autres lui associent le principe
matériel, également pensant et étemel. De l'impor-
tance plus ou moins grande attachée, soit aux actes,
soit à la méditation considérée comme moyen de
salut, dérivent les noms de Kârmikas et de Yâtnïkas,
donnés à deux sectes qui ne dififôrent guère que sous
ce point de vue. La transmigration des âmes est
généralement reçue, ainsi que leur absorption défi-
nitive: mais en quoi sont- elles absorbées? Dans le
Brahmey disent les brahmanes; dans le S'ounyatâ, ou
le Swabhawa, ou le Pradjiiâ, ou dans Âdi Bouddha,
selon les quatre sectes , c'est-à-dire , dans la matière
même , ou dans ses propriétés réduites à leur plus
haut degré de subtilité , ou dans la connaissance , ou
enfin dans le sein d'une divinité suprême et indivi-
158 MÉLANGES D'HISTOIRE
duelle. Tout cela, est encore bien mal défini; mais on
en est aux ë;léments.de cette métaphysique sur la-
quelle de nouvelles recherches ne manqueront pas
de jeter les lumières qui nous manquent.
Quant il la pratique, les bouddhistes du Nipol sont
loin de confondre les saints dorigine humaine qui,
par leurs, propres eflbrts^ ont gagné le rang et les
facultés de Bouddha,, avec ceux qui sont primitive-
ment id'ime nature et dune origine célestes. Les uns
sont appelés mortels ^ et les autres, sans parents ou
méditâtes. Une classification particulière est établie
sous les. deux ordres d- êtres; nous ne nous y arrête-
rons pas, parce que ce détail nous entraînerait trop
loin, et qiie, d'ailleurs, cet arrangement paraît sujet
à varier d'une secte ou d'un pays à l'autre. H suffira
de dire que les bouddhas et les bodhisattwas , mor*
tels ou de nature céleste , sont supposés les uns envers
les autres dans le rapport de pères et de fils , et que ,
dans chaque catégorie , les bodhisattwas tiennent , à
l'égard des bôuddhas;, le rôle de disciples envers leurs
maîtres, ou d'aspirants envers les profès ou adeptes.
Un homme vivant peut devenir im bouddha, tan-
dis qu'il est encore retenu dans les liens de la chair;
mais le dernier terme des récompenses et le complé-
ment absolu des prérogatives assignées au cai^actère
du premier raiig, appartiennent à l'état le plus éloi-
gné de l'état terrestre ^ c'est-à-dire aunirvrittL
La société asiatique de Calcutta possède des inoâges
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 159
de tous les bouddhas célestes, avec leurs différents
attributs caractéristiques : ces êtres , à l'exclusion des
bouddhas inférieurs , sont en possession des temples
du premier ordre ddns le Nipol. La société a, de
plus , un catalogue complet des bouddhas de tous les
ordres; cette liste comprend cent quarante-trois noms
tirés de différents ou\rrages théologiques.
.r
160 MELANGES D'HISTOIRE
DE LA PHILOSOPHIE CHINOISE.
Herdtrich, Carpzov, Bayer, Noël, dont les savants
ouvrages parurent à Prague en 1 7 1 1 ; le profond Leib-
nitz , Buifinger, et plusieurs autres ont rivalisé d'eflForts
avec les doctes auteurs des contrées plus méridionales,
pour acquérir une connaissance exacte des systèmes de
la phUosophie chinoise. Mais, depuis cinquante ans,
les écrivains du Nord paraissent disposés à partager le
mépris injuste et irréfléchi que de Pauw affectait pour
cette philosophie; et ce quil y a de remarquable,
c'est qu'ime disposition si contraire aux intérêts de
la science a concouru avec l'heureux développement
des connaissances philosophiques en Allemagne , aussi
bien qu'avec les progrès de l'étude des langues de
la haute Asie en d'autres parties du continent. Plus
on avait besoin d'apprendre, plus on voyait s'éloi-
gner et disparaître les obstacles que précédemment
on aurait eu peine à surmonter, et plus on montrait
d'indifférence pour un but auquel avaient aspiré tant
d'hommes éclairés. L'histoire un peu stérile des na-
tions sauvages de la Tartarie absorba toute l'attention
de ceux qui avaient véritablement acquis l'intelligence
de la langue chinoise. Deshauterayes, en France, ne
connut du bouddhisme que la mythologie , et son rival
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 161
D^uigne^ ne jeta les yeux sur cette religion célèbre
qu'autant qu'elle se trouva mêlée dans les annales des
principautés tartares, dont il avait compilé les chro-
niques. Les deux genres d'études qui auraient pu con-
courir au perfectionnement des connaissances philo-
sophiques prospéraient alors séparément. On savait
les langues de l'Asie orientale dans le midi de l'Eu-
rope, mais on s'y occupait peu des idées. On attachait,
en deçà du Rhin, une importance convenable à l'bis-
toire des opinions; mais on manquait du flambeau
qui pouvait en éclairer la recherche. Tout porte à
croire que cette séparation, préjudiciable aux intérêts
de la science , va prendre fin.
L'idée qu'on se forme généralement de la philo-
sophie chinoise est uniquement fondée sur les tra-
ductions que les missionnaires catholiques ont faites
de quelques-uns des principaux livres appartenant à
l'école de Confucius. La situation de cette classe par-
ticulière d'Européens, lorsqu'ils étaient admis à la
cour de Péking , les obligeait , autant que le permet-
taient les progrès qu'ils avaient faits dans la connais-
sance de la langue , à lire et à étudier les monuments
littéraires qu'un long espace de temps a comme con-
sacrés dans la partie savante de la nation, qui sont
devenus la base de l'administration et la règle de
la politique , et qui , par les exercices et les ampli-
fications dont ils ne. cessent de fournir la matière,
forment , poig: ainsi dire , le fondement de toute la
11
162 MÉLANGES D'HISTOIRE
littérature. Obligés de se rendre familier»' qyw ces
textes anciens pouf pouyoir. prendre ra«g parmi les
gens instruits, les, hqçniines apostoliques ^fureiiti. pa-
reillement dans la nécessité de>i;ecourir, pour en
pénétrer le sei^s , aux cop[)3p^çi;itak?^ Iqs plus autorisés.
Bientôt fl se pfiéSe^ta weoccasipiij.deî déployer l'é-
rudition chinoise <|uils )i^^ent puisée àr cette doublé
source. La ^alçtir attachée rà; certaines cérémonies
quon pratique en. Thonneur du ciel» de la terre, des
ancêtres défui^^; celle qu on doit assigner aux terones
des livres anciens où â.en est fait mentiou > d^vipiieqt
un Siujet de çoiitestEi|ion entr€| dieu?: ordres rivaux,
dont Tim croyait qu'on, |>,ouvait en autoriser l'usage'
pour les nouveaux çonyertis^,en considération de la
facili^té plus grande qui^ en résultait dans la prédica-
tion de l'JÉvangijiç.,. et dçmt l'autre repçussait avec vé-
hémence cette espèce dç transaction entre: l'erreur et
la vérité , le christiapisme et jiMpiâtrie. Il s^agissait,
au fond , de savoir si l'existence d'un jç^éateur iiitelr
]ig^nt^ d'un pieu rémimératèur/ avait été connue
dcjs anciens Chinois. A, .entendre Lecomte, Fouqu^»,
Prémare jet Bouvet,; Gonfucius^ ses : précursews «t
ses disciples avaient de tout, tem{)s entretenu les
plus nobles notions sur la constitution de l'univers,
et avaient sacrifié au xj:^ JDieu dans lé plus ancien
temple dç la terre: A. en croire Maigrot y Navarette
et même le jésuite Longobardi, les; hommageâ .djôs
Chinois s'adressaient à des tablettes inaninaées « A 4^S
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 163
inscriptions insignifiantes, ou tout au plus à des mânes
grossiers, à des génies sans intelligence; 5eion lés uns,
le déisme antique de la Chine approchait de la pu-
reté du dbristianisme. Selop. les autres , le fétichisme
absurde de la multitude dégénérait y chez les lettrés ,
en matérialisme et en athéisme systématiques. Aux
textes péremptoires invoqués par les premiers, les
seconds opposaient des gloses d'interprètes accrédi-
tés, et dune signification tout à fait contraire: Cette
discussion de philosophie, qui n'avait pu se prolon-
ger sans être entremêlée dmjures, fut tranchée théo-
logiquement par une congrégation qui ne savait pas
le chinois, et les opinions des auteurs qui avaient
écrit dans cette langue, furent définitivement jugées ^
à Rome, dans le seUs qui leur était le plus défavo-
rable, ce qui ne les a pas empêchées d'être Tobjet'de
beaucoup de discussions ultérieures entre les savants.
Mais , outre que dans tout ce débat , comme dans
ceux qui ont eu lieu jusqu'ici sur le même sujet, on
fiit bien loin d'épuiser la «iatière et dé prendre les
précautions que dicte la critique, en distinguant les
temps et les circonstances ; la succession >des écolek et
des divers interprètes,, la philosophie confiicienné £ut
toujours exclusivement l'objet dés recherches et de
la discussion. La philosophie chinoise, lat doctrine
chinoise , c'étaient celles du sage de Kio feu , ou de
ses premiers disciples, ou de ses partisans {dus^ mo-
dernes. Tseng Tsee, Tsee Ssee , Meng Tseé , et quel-
11.
164 MÉLANGES D'HISTOIRE
ques autres auteurs de la même époque, voilà les
philosophes dont on étudiait les maximes et les opi-
nions. La secte des lettrés absorbait entièrement l'at-
tention des écrivains européens, et Ton eût dit même,
qu'adoptant jusqu'à un certain point ses préventions,
ils enveloppaient, comme elle, dans un dédain mar-
qué tout ce qui n'était pas elle. A peine quelques-
uns des missionnaires les plus instruits avaient-ils jeté
les yeux sur les écrits d'un Lao Tsee, d'un Hoay Nan
Tsee, d'un Tchoang Tsee, et de tant d'autres , dont
néanmoins quelques phrases détachées, et un petit
nombre de fragments traduits paraissaient faits pour
inspirer la plus vive curiosité. Du reste, ces auteiu's
anciens , et ceux qui plus récemment ont reproduit
leurs doctrines, négligés des lettrés qui ne les enten-
dent pas ou qui les méconnaissent, l'étaient égale-
ment des Européens. On leur attribuait hardiment,
sans les avoir lus, les opinions les plus fausses et
les notions les plus extravagantes. Ils étaient maté-
rialistes , athées , nihilistes , astrologues , magiciens.
Quelle philosophie pouvait -on demander à de pa-
reils écrivains ? et si les textes qu'ils nous ont laissés
sont obscurs et hérissés de difiBcultés , n'est-il pas plus
simple et plus court de les laisser de côté , et de les
considérer comme non avenus ? C'est le parti qu'on a
dû prendre et qu'on a pris, au moins jusqu'à ces
derniers temps, où le désir d'étendre et de rectifier
les connaissances relatives à l'histoire de la phiioso-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 165
phie semble être né dans f esprit de quelques savants
jusque-là voués à des études moins austères, et a
provoqué de leur part quelques travaux encore trop
peu nombreux. Tels que sont les fragments qu'on
nous a fait connaître de cette manière, ils suffisent,
si on les rapproche des notions que nous avons don-
nées nous-même, dans les leçons de notre cours de
littérature chinoise au Collège de France , et de celles
qu'une étude de quelques mois permet de puiser dans
les textes originaux, ils suffisent, disons -nous, pour
tracer ^n tableau plus véridique et plus satisfaisant
de la succession des opinions qui ont régné à la Chine.
Il y a peu d'inconvénients à en déposer ici l'esquisse,
sauf à laisser à de plus habiles que nous le soin de
relever les traits incorrects ou tout à fait fautifs que
nous n'aurons pu manquer d'y mêler involontaire-
ment.
Cette question souvent agitée, si l'antique my-
thologie avait pour fondement un système de philo*
Sophie, ne saurait s'élever en ce qui concerne la
Chine. Les traces d'une métaphysique subtile percent
dans tous les textes anciens , et le voile allégorique
qui recouvre quelquefois les énoncés de cette espèce
n'a presque pas besoin d'être soidevé. La naissance
du monde et les grandes opérations de la nature y
sont rapportées à des causes rationnelles. Le langage
dans lequel sont exprimées ces notions est ordinai-
rement mystérieux et obscur, mais sans mélange d'i-
166 MÉLANGES D'HISTOIRE
a
dées £^uleuâes et d'aucun mythe qui présente un sens
suwi,^et qui paraisse avoir eu la moindre consistance
4ans l'esprit des peuples : car il faut bien distinguer
cp qui tiçn^t à des expressions figurées dont l'emploi
inévitable dans ces sortes de matières ne donne lieu à
auçunei: méprise de quelque conséquence, etTinstitu-
tîon faite à dessein pour voiler un dogme ou pour en-
riiiliir une légende. La valeur réelle des allégories se
découvre d'elle-même, au lieu qu'il faut souvent être
aidé par la tradition pour assurer quelque chose de po-
sitif, sur, k véritable origine d'un récit mythologique.
,fjLa formation de l'univers était unanimement at-
tribuée ,• par les philosophes chinois antérieurs à
Ck)nfuciu8, à un être intelligent et tout-puissant qu'iïs
nommaient Raison^; ou, comme nous Tavons traduit,
Logos, car. la dolibie acception du terme chinois in-
dique une intelligence qui se produit par la parole.
CeXXe raison , qui embrassait l'univers , en avait pré-
cédé la naissance. Quoique incorporelle par elle-
OÉême^ elle avait formé le monde du néant, comme
une source peut remplir un espace vide. Elle était
ûunense, sans .commencement ni fih, ou, comme
dit un auteur j sans matin ni soir. Elle s'étendait au
ciel et à la terre , à toutes les parties de l'espace, et
pourtant son extrême ténuité la rendait insaisissable.
Elle renfermait les deux principes , le petit et le
grand, la lumière et les ténèbres, le faible et le fort;
lés astres lui doivent leur éclat, les montagnes leur
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 167
élévàiâob;'l*àbÎDae »a profondercâr ; c*e3t elle qui fait
marcter lei qua^irûpèdes , voler les oiseaux, mouvoir
io^corpip célestes; Elleétafit à elle-même son propre
fimdémentet sa propre racine. Elle est la-hature in-
titne ou i'e^ence ^de^ choses, lé grand faite ou le
grand principe , le seigneur, le souverain qui dirige
tofiteslés^ actions ddlunivers. Elle était un avant la
création des êtres, et eHe contient trois en un. Un
d^ nom^ du souverain du ciel , c'est lé Grand Un. Le
Grand Faîte est intelligent et divin comme le saint
qui cc»fiprei»i tout, éclaire tout, roit tout, peut
toùtv p^Eise tout , meut tûut. Les deux principes ne
sont pas spirituels et intelligent» : c'est la Raison , être
incompréhensible au delà de» deux principes, qui a
rmtelligence et la spiritualité. 'Les deux principes
sont sujets à mille actions réciproques , mais quel est
l'être qui les leur- impritne? l'être intelligent et spi-
ritueL C'est lui qui est le prince ou 4e seigneur de la
création. «Âvanl; le chaos qui a précédé là naissance
tt du ciel' et de la terre , un seul être existait», immense
« et silencieux ,, dit Lao Tsee ^ immuable et toujours
« agissant , sans jamais s'fidtérer. On peut le regarder
« comme la mère de ïunivers. J'ignore son nom, mais
^ Nous reproduisons ici la traduction ' que nous avons donnée du
texte, dans un Mémoire sur ce philosophe, qui, si nous ne nous faisons
illusion, est un des premiers écrits où la matière ait été envisagée sous
son véritable jour. (Voyez Mémoires de l'Académie des inscriptions et
heUes-léttres , t. VIII, Paris, i8a4, 3* partie, p. 37, et nos Mélanges
asiatiques, t. I , p. 88-99.)
#
168 MELANGES D'HISTOIRE
a je le désigne par le mot de Raison. Forcé de lui don-
«ner un nom, » ajoute le même philosophe, «je Tap-
it pelle Grand. » La Raison est Tessence intime de toutes
choses *, elle n'a ni commencement , ni fin. L'univers
a une fin, mais cette Raison n'en a pas. Invariable
avant la naissance de l'univers, elle était sans nom,
et toujours existante. Le nom de Raison est le seul
que puisse lui donner le saint ; il l'appelle encore Es-
prit , parce qu'il n'y a pas de lieu où elle soit , et pas
de lieu où elle ne soit pas; Vérité, parce qu'il n'y a
rien de faux en elle; Principe, par opposition à ce
qui est produit ou secondaire. Cet être est véritable-
ment un. Il soutient le ciel et la terre , et n'a par lui-
même aucune qualité sensible. On le dit pur, quant à
sa substance ; Raison , quant à l'ordre qu'il a établi ;
Nature , sous le rapport de la force qu'il a donnée à
l'homme , et qui est en ce dernier; Esprit, quant à son
mode d'action sans terme et sans fin. Il est unique et
existant par lui-même. Quand on veut le désigner par
les nombres, on l'appelle Unité; quand on le désigne
par sa substance , on lappelle Rien; quand on parle
de son action sur les êtres, on le nomme Raison;
quand on songe à son essence merveilleusement sub-
tile, on le nomme Esprit; quand on parle de sa force
créatrice et productrice, on le nomme Pureté; et,
pour réunir ces cinq sortes d'idées dans une seule
expression, on lui donne le nom de Raison, La Raison
est la substance du ciel : on ne saurait l'entendre, on
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 169
ne saurait la voir, on ne saurait la peindre avec des
paroles; ce qu'on entend, ce quon voit, ce qu'on
exprime avec des mots , n'est pas elle. Il n'y a point
d'issue pour aller à elle , point de porte pour l'aper-
cevoir. ËUe n'a pas de substance qu'on puisse figu-
rer, point de forme qu'on puisse saisir. La pensée
ne p6ut l'atteindre, les mots ne peuvent la pénétrer.
La naissance de tout ce qui existe ne lui a rien coûté,
et, en le reprenant dans son sein, elle n'en recevra
aucun accroissement. Tout est double, tout a son
pareil dans le ciel, sur la terre, parmi les êtres; la«
Raison seule n'a pas de pair. Un seul potier peut fa-
briquer mille vases, mais il n'y a jamais eu de vase
qui pût former le potier, ni le détruire. De même la
Raison suffit pour former tous les êtres , mais il n'y
a pas d'être qui puisse faire la Raison , ou lui appor-
ter du détriment. La Raison , dit un lexicographe
célèbre, reposait, au commencement, dans l'unité.
C'est de l'unité sans pair que sont sortis tous les
êtres ; c'est elle qui est le seigneur qui régit, l'esprit
qui vivifie l'univers , le principe de toutes choses , la
Raison sans couple. L'unité est la substance de la
Raiso^i, la vertu céleste par excellence, la source
des formes et des forces , le commencement des
nombres. Elle n'admet ni mélange, ni intervalle
entre le commencement et la fin. Elle n'admet ni
couple, par son essence, ni interruption dans son
action; elle embrasse tout sans exception. C'est, en
170 ' MÉLANGES D'HISTOIRE i
d'autres termes , le ^roiul Faîtes dénomination insuffi-
sante , impar£ûte., désignant un être qui ne i^urait
recevoir de noni, qui m'a rien au<^esi^us dé lui, qui
est le principe d*^ lunivers , et n*a pas lui-même de
coinmenoement, qui consommera la - ^raniZe ;/în de
Tunivers, et n*aura pas de fin, qui r^le et énserrfe
toutes les actions de l'univers ; sans -j^itiàaîs pécher
ni fléchir; principe de vie , qui a fait toXis les êtres,
qui est véritablement et perpétuellemêiit vivant et
immuable , à la' différence des choses qui changent
sanjs cesse/Comment peindre un tel être? Oh le re-
pi'ésente sous la forme d'un cercle , mai» il né faut
pas croire qu'un* cercle soit le Grand Fahè; Quel piro-
digieux éloignement ,' s'écrie Tsee Ssëé , flous dérobe
eet être incessamment actif qUï a fait que le ciel est le
ciel! C'est par ^es belles paroles , dit uri autre au-
teur, que Tsee Ssee peint le Grahd Faîte* Il n'y a
point de nom qui lui convienne dans l'univers; et,
pàxxr lui en donner un, il faut dire qu'il est sans
commenceiuent ni fin, qu'il n'eét ni intérieur, ni
extérieur, ni subtil, ni manifeste , nî'rond, ni carré;
que sans forme, il est la forme de tous lés êtres vi-
sibles; que sans image, il est l'image de l'univ^s.
D'autres noms de la grande unité sont le Souverain
bien/ le Seigneur du ' ciel , le Su^prême Esprit du
ciel , rEsptit-Origine', qui réunit toutes choses, d'où
toutes choses sont sorties.
Ce morceau de théologie comprend un résumé
ET DE UTTÉRATURE ORIENTALES. 171
fidèle de ce que les anciens Ghinois ont pensé sur
U. première cwse; et' lés répétitions quon y remar-
que^, proviennent, du soin quon a pris à conserver
l66ij|i^oles de pluùeurs. écciVains» tous d accord sur
ui»f4nêBie poiot/^Au milieu des efforts d'une pensée
qili çheri^be à s'étever où rintelligence humaine ne
lieut atteindre , on ne saurait méconnaître une idée
bien: déterminée, fortement conçue et vivement re-
eommandée,. telle? 'd'un Être souverainement puis-
sant, intelligent et créateur. Il resterait , à la vérité,
un^ gestion bien importante i: celle de savoir si les
pbîlosophets qui en parlaient ainjsi , avaient de Dieu
unie notion bien nette , comme dun Être distinct du
monde qu'il avait formés et de la matière qu'il avait
produite. L'équivoque qui reste attachée à l'emploi
de certains mots relatifs à l'émanation , à la produc-
tion des êtres,, nous laisserait dans l'embarras s'il
fallait affirmer bien positivement que les Chinois
étaient déistes , plutôt que spinosistes ; et quoique
nous ne conservions lious-même aucun doute sur
ce point, nous n'essayerons pas de faire passer notre
oonvictioû dans l'esprit des > lecteurs , par une dis-
cussion qui nous entraînerait trop loin. Nous n'en*
trerons pas non plus dans l'examen des nombreux
passages qui semblent établir que les sectateurs de la
Raison la concevaient comme im Être dont la nature
était unique et trine tout à la fois. Parmi les diffé-
r^ptes manières dont on peut expliquer ce dogme
172 MELANGES D'HISTOIRE
fondamental de plusieurs théologies antiques , nous
en avons indiqué une plausible dans notre Mémoire
sur Lao Tsee; et les considérations que nous y avons
jointes sur le nom de Ihu, employé pour désigner-
le Trois -Un, ou TUnité Trine, ne nous semblent
pas indignes d'être lues avec quelque attention. tJn
simple résumé n'admet pas tous ces détails, et il
suffît que sur le point le plus important , base de
toute théologie et de toute philosophie , il ait été
possible de présenter un aperçu authentique de la
foi rationnelle des anciens Chinois. Plus nous avons
approfondi cet article essentiel , et plus nous devons
être concis sur les autres qui découlent de celui-là
par une conséquence naturelle, ou qui sont d'une
moindre importance pour l'appréciation du système
entier.
Ce qu'il y a de moins bien déterminé dans la doc-
trine de ces anciens philosophes, c'est ce qui a rap-
port à la nature de l'âme humaine, à ses facultés
principales, à sa destinée. L'homme est im micro-
cosme, l'univers est l'honmie en grand; voilà ce
qu'on trouve de plus positif à ce sujet. La raison
humaine est la raison de l'univers. Le saint homme
est semblable au Grand Faîte et esprit comme lui. H
est le premier de tous les êtres. Son esprit est un
avec le ciel , le chef-d'œuvre de la Raison suprême ,
un être unique ; expressions constamment employées
dans les anciens livres, mais qui laissent des doutes
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 173
sur ce que pensaient ces auteurs relativement à f im-
matérialité de Fâme , à son libre arbitre , à son im-
mortalité, et à la rémunération qu'elle doit attendre.
La pensée était incorporelle avant la formation du
ciel et de la terre : nul ne sait à quoi elle se rappor-
tait. Quand le double esprit (c'est-à-dire les deux
principes) eut commencé dagir, les formes corpo-
relles parurent. Un esprit impur ou troublé produisit
les animaux, le plus pur forma Thomme. L'âme de
rhomme, tant sensitive que rationnelle, est un être
céleste. La charpente de son corps est une produc-
tion terrestre. L ame rentre dans la classe d'où elle
est née , et le corps retourne à ce dont il est formé.
Au milieu de cette désunion , comment le moi peut-il
se conserver? C'est la question que s'adresse lui-
même l'écrivain chinois auquel cette psychogonie est
empruntée. Le saint imite le ciel , se conforme aux
affections naturelles, n'est pas retenu par les cou-
tumes vulgaires , ni séduit par les autres hommes.
Le ciel est son père , la terre est sa mère. Les deux
principes sont l'étoffe dont il est formé ; le temps est
la chaîne qu'il suit ; sa pureté est une quiétude cé-
leste; son repos est une fermeté terrestre. Quand
l'univers n'existe plus pour lui, c'est la mort. Quand
toutes choses sont en rapport avec lui , c'est la vie.
Le repos est la demeure de l'âme , comme l'absence
de toute qualité est le propre de la raison. De là ce
dogme fameux de l'inaction philosophique , tant re-
174 MÉLANGES D'HISTOIRE
commandé par Lao Tsee et pat ses premiers secta-
teurs, et si mal compris par les auteurs plus récents,
qui y ont vu le principe de Tapathie , de la vie mo-
nastique et contemplative, et des é<;arts les plus
étranges. L'inaction enferme toute la morale de ces
philosophes; elle est, comme on voit, fondée sur
cette opinion admise par les quiétistes de Tlndôstan.,
que les rapports avec les êtres extérieurs, qiii icônsti-
tuent les affections et les pensées terrestres, sont un
état inférieur et accidentel de la substance intelli-
gente et incorporelle. Difeut, ou que la même ma*
ladie'ait spontanément affligé l'esprit humain dans
les deux contrées , ou qu-elle ait été portée, par* une
sorte de contagion, d un pays dans l'autre. On: verra
bientôt que cette dernière hypothèse est cdié qui
offre le plus de probabilités.^ - ." ^
C'est un trait assez remarquable de l'esprit du
peuple chinois, que de trouver chez ^es écrivains
anciens, au-lieu de récits merveilleux et de concep-
tions poétiques , les subtilités d'une métaphysique
abstruse, et les écarts que i'abûrdu raisonnefioent
amène inévitablement chez le^ nations d'une 'civili-
sation secondaire. C'est que l'esprit sacerdotal^ qui
partout, dans la haute antiquité , convertissait les ti^"
nions en croyance ,. et la philosophie en. théologie*
n'avait pas d'influence à la Chine y et qu'on ty Jâs*
courait, librement et sans my stère v dé ce jqui* (faisait
ailleurs l'objet ides dérémonies mystiques,! des repfé^
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 175
'sentations symboliques et de renseignement appelé
initiation. Il n en faudrait pas conclure quil n'y
avait pas de fables i la Chine : autant vaudrait dire
cpi*il n j avait pas de vulgaire , et que la nation tout
entière était formée de sages « dont la raison était
cultivée y et l'esprit exempt de crédulité. Gete mêmes
]ivres , . où nous avons puisé des opinions sensées
et des énoQcés pjresque. toujours rationnels , offrent
aussi quelquefois, quoique plus rarement, des no-
tions absurdes sur les nombres, les rapports ima-
ginaires des actions physiques , sidérales , physiolo-
giques, etc. lea vertus des simples, lés effets des arts
mystérieux , Talchimie, lastrologie, la divination, la
magie. Mais un trait particulier aux Chinois , c'est
que. toutes ces connaissances mensongères sont ra-
menées par eux aux principes bons ou mativais de
leur cosmogonie. Un homme peut voler dans les airs
ou se procurer, le breuvage de l'immortalité , s'il a
pénétré les sebrets de la Raison. Les génies, les dé-
mons , la licorne , le phénix et les dragons , qui en
sont les animaux emblématiques , tout est l'amené à
la. théorie i de l'action successive ou réciproque des
deux principes. S'il y a quelques symboles au milieu
de tout cela, si ces expositions sont mêlées de quel-
ques fables, on peut assurer que les fables sont tout
à fait individuelles , que les symboles tiennent à des
systèmes étrangers^ La science antique , cette science
qui faisait l'objel des recherches de tous les hommes
176 MÉLANGES D^HISTOIRE
édairés dans les temps anciens, se montre ici avec
ses inconvénients et ses imperfections, embrassant
Hiomme , la nature et Dieu lui-même ; TOidant tout
expliquer avant que rien , pour ainsi dire, pût être
connu; reposant sur des aperçus faux, procédant par
des méthodes inexactes, conduisant à des consé-
quences erronées. Mais, enfin, cest une science, un
ensemble rationnel d'idées souvent ingénieuses et
quelquefois sublimes sur la constitution de Tunivers,
faction de la cause première et des causes secondes,
la nature de l'homme et les principes de ses devoirs.
C'est la mythologie des Grecs , des Egyptiens ou des
Indous, dépoufllée de ses voiles all^oriques, privée
de son langage énigmatique, purgée de ses mythes
incohérents et de ses l^endes locales, s'adressant
sans détour à l'intelligence et à la raison. Cest i
cette hauteur que la philosophie de la Chine avait
su s'élever avant Confuchis , et voilà celle dont on
trouve des vestiges presque effacés et des lambeaux
épars dans les écrits de Lao Tsee , de Hoay Nan
Tsee, de Lie Tsee, de Tchoang Tsee et de tant
d'autres, que les disciples de Confiicius n'entendent
pas toujours , qu'ils méprisent trop souvent, et chex
lesquels l'Europe savante doit chercher des souvenirs
précieux et les débris des traditions primitives de la
haute Asie.
Confucius ne chercha point à s'âever à ces hautes
r^ons. Ce fiit , comme on fa souvent entendu dire
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 177
à un savant professeur de Paris, un Socrate qui na
point eu de Platon; car ceux qui nous ont transmis sa
doctrine étaient, pour la plupart, des hommes d'un
esprit étroit ou d'une médiocre capacité. Il ramena
la philosophie sur la terre pour Ty occuper exclusive-
ment des devoirs des rois et des sujets, des relations
de la famUle et de Tétat matériel de la société. Son
éthique a eu un sort brillant, et on en est surpris
lorsqu'on l'examine sans prévention. Sa métaphysique
est vague et incohérente , et tout ce qu'il y a de théo-
logique ou de psychologique dans ses écrits, a le
défaut de se prêter aux interprétations les plus oppo-
sées, n abaisse la notion de la première cause en ap-
pliquant le nom de Raison , non plus à une substance ,
mère de l'univers, mais à un attribut, à un mode
d'action, à une entéléchie. Tout a sa raison ou sa per-
fection. La première de toutes est celle du ciel , le vé-
ritable Être suprême selon Gonfucius. Le ciel est, à
la vérité, intelligent et rémunérateur. C'est lui qui
donne aux êtres leurs facultés naturelles et qui en
prescrit l'usage. La raison , dans l'homme , est la marche
conforme à ces facultés naturelles. En commentant
un vieux recueil de symboles énigmatiques et d'a-
pophthegmes inintelligibles , où mille rêveurs après lui
ont voulu trouver les mystères de toutes les sciences
et les principes d'une autre kabbale, il dit que le
Grand Faîte a engendré les deux principes qu'il nomme
Images. Mais c'est en passant qu'il fait mention du
12
178 MELANGES D'HISTOIRE
Grand Faîte, et comnmiiéiiieiit fl ne remonte pas
an àe^ d'an certain amtoigement qa'fl ne définit pas,
quoiqu'il ai fesse l'état primitif et pour ainsi dire nor-
mal de Fonirers , et d'un sooflBe on d'une fiiice actnre
dont il ne désigne pas Forîgine. Le Grand Faite,
FEsprit, sont des êtres qœ la pensée ne pent sonder.
D* en est de même des génies et des démons , soit
qa'on les prenne pour des êtres distincts dooés de
facultés indiyidudles , soit qnon y roie des qua-
lités inhérentes aux êtres, comme d'antres passages
pourraient j autoriser. Les moralistes du temps de
CcMifiicius disputaiait sur le principe des acrtions
Tertueuses que les uns rapportaient i Fintérèt per-
sonnel bien entaadu, les antres i la biemrefflanoe
cmisidérée conmie source de tout ce qui est h«Minête,
d'autres encore à la destinée qui porte fhonune au
bien ou au msd par une direction nrésistible. Confin-
cius écartait ces questions difficiles, à ce que nous
assurent ses disci{des; et, mettant constamment en
aTant je ne sais quelle perfecticm idéale , dont le mo-
dèle est dans Funirers, dont le principe est en nous,
dont Fexempie est dans les traditiiMis antiques, 3 of-
firait aux s^es une mc»ale dépourvue, fl &ut bien le
dire, de sanction et d'autcmté. Le ciei enroie le bon-
heur aux bons et F infortune aux méchants ; mais oh
et quand, c'est ce qu'il ne dit pas, laissant ainsi sans
recours la vertu malheureuse. Le càd ajoute k nos
y fl nous rend meilleurs si nous sommes
1-
1 1 '^.î I I "^ 1 1 : r I
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 179
bons , et pires si nous sommés méchants , ou , pour
employer une parabole d un des premiers disciples
de notre philosophe, la terre fournit des sucs à
Tarbre tant qu'il est debout; elle recouvre et fait
tomber en putréfaction celui qui est renversé. Mais
il restera toujours à l'arbre tombé de dire : Pourquoi
étai&je tombé ?
La famille est présentée par Gonfucius comme la
base de l'ordre social. Une fois entré dans la paitie
matérielle de la morale , on peut l'estimer comme pur,
comme judicieux. Il prouve assez bien à l'homme
raisonnable que le mieux .est d'être pieux pour les
parents, bienveillant, modéré, juste, sincère, désin-
téressé, n s'enflamme même à l'idée do la perfection
où il peut être donné au saint d'atteindre : mais il
est faible envers l'homme dénaturé, inhumain, pas-
sionné, inique, fourbe, avide; et, hormis un petit
nombre de passages qui n'aïu^ient pas de sens , s'il
était défendu de leur en attribuer im favorable, il
n'est presque jamais arrivé à Gonfucius de s'exprimer
explicitement sur l'immatérialité de la pensée , sur la
spoïitaliéité des actions, sur les conséquences des mé-
rites et des démérites.
Le sort des deux doctrines dont nous venons
d'esquisser lé tableau, et l'influence qu'elles ont ob-
tenue chez la nation qui les a vues naître , sont un
assez £gne sujet de méditations philosophiques; et,
sans doute , si l'on voulait , par lé raisonnement , étaf-
13.
J80 MELANGES D'HISTOIRE
blîr d'avance les conséquences qiie leurs partisans
otit pu tirer des principes qu'elles enseignent, on ar-
riverait à des résultats tout contraires à la vérité. H
semble qu'une secte qui , dès les temps les plus an-
ciens , avait su concevoir de si dignes notions de la
divinité, ou du moins repousser toutes les notions
grossières qui , si souvent , en ont dégradé l'idée , de-
vait, en raisonnant conséquemment , finir tôt ou tard
par découvrir les véritables principes de la morale
sociale, et qu'en appliquant à Thomme ces consi-
dérations élevées qui lui avaient révélé les attributs
n^atifs de la suprême intelligence , elle eût pu être
mise sur la voie de cette analyse scrutatrice qui a
conduit ailleurs les philosophes de la théologie à la
métaphysique, et de la contemplation des perfections
divines à l'observation des facultés '> humaines et à
la -découverte du mécanisme de la pensée. Ejt , d'un
autre côté, on pourrait croire que des énondœ^om-
muns et des défmitions vagues ou tautologiques sur
les rapports du père et du fils, du prince et du su-
jet, des époux, des frères et des amis entre eux, au-
raient dû paraître également insufiBsants au vulgaire,
qui aime le mystérieux et l'incompréhensible , et aux
hommes supérieurs, à qui il faut du positif, du rai-
sonnable , des assertions précises et des raisonne-
ments satisfaisants.
C'est justement l'inverse de tout cela qui est ar-
rivé. La doctrine de Gonfiicius, enseignée avec suite.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 181
et prêchée avec ardeur aux princes et aux hommes
puissants, indifférente aux croyances, parce qu'elle
n'en enseignait aucune, adoptant les cérémonies du
naturalisme ancien , et même le culte de latrie pour
les dieux domestiques, en laissant à chacun le droit
d'attacher à ces actes publics ou privés le sens qui
lui plairait, a eu le sort dune religion dominante.
Persécuté par les tyrans, soutenu par les amis de
l'ordre, ce système a fourni le fondement des ins-
titutions sur lesquelles repose depuis douze cents ans
rédifice social tout entier; et comme ceux qui font
embrassé se sont emparés de tout ce qui donne de
la force aux honoimes, la considération attachée aux
talents, aux lumières, aux emplois et à la fortune, ils
ont, en quelque sorte, étouffé la doctrine antique,
^ut en en revendiquant les principales idées, et ils
ont persuadé à la nation chinoise, et par suite aux
étrangers qui ont voulu la connaître, que leurs opi-
nions étaient les plus anciennes, les plus pures, for-
maient la croyance primitive des Chinois des trois
premières dynasties, et n avaient été que recueillies,
et pour ainsi dire rédigées que par Confucius. En
même temps , les sectateurs du dogme de la Raison ,
repoussés des chaînes publiques, et privés de tous les
avantages attachés à la littérature, perdaient à pro-
portion de ce que gagnaient les lettrés. Ce fonds.de
mythologie , que l'emploi des symboles avait introduit
dans leur langage philosophique^ était comme un
182 MÉLANGES DHISTOIRE
germe d'idolâtrie qui devait se dérdopper chez eux à
mesure que Tignorance faisait des progrès. En vain
quelques hommes , qu'on peut regarder comme les lu-
mières de cette secte, tâchèrent, de siècle en siècle, de
rappeler la pureté des dogmes antiques. Les sciences
occultes , dégénérant en chaiiatanisme et en fourberie,
les pratiques mystiques converties en momeries ridi-
cules, le monachisme suivi de la corruption des mœurs
et de la mendicité, ont réduit les docteurs de la Raison
à un tel état d*abaissement et de dégradation , que le
nom sublime qu'ils ont déshonoré est devenu syno-
nyme de tout ce qu'il y a de méprisable au monde,
la jonglerie sans pudeur exploitant ime stupide cré-
didité. Par un abus facile à concevoir, l'idée qu'on
se forme de ces sectaires, d'après ceux qu'on voit au-
jourd'hui, a été reportée sur ceux des temps passés;
de sorte qu'on a pris pour une folie récente ces ves-
tiges de l'antique sagesse orientale , que les pre-
miers philosophes chinois avaient étudiée , et qui do-
minait encore dans ce pays plusieurs sièdes après
Gonfucius.
Vers l'époque de notre ère, un troisième système
dont, cette fois, l'origine et l'histoire sont bien con-
nues, s'introduisit à la Chine, et vint y répandre des
idées nouvelles, ou renouveler celles qui y avaient
été portées plus anciennement. Comme il était en-
touré de formes religieuses, et qu'il était escorté
d'une foule de traditions et de pratiques supersti-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 183
lieuses, il attira Tattention universelle, provoqua Tad-
miration des uns , Tindignation des autres , et ne tarda
pas à occuper une grande place dans toutes les con-
trées où le prosélytisme Tavait fait adopter. Dans le
bouddhisme ^ comme dans tous les autres systèmes in-
idiens (en cela conformes à Tesprit des temps anciens),
la religion marche de concert avec la philosophie,
et ridolàtrie sert de voile à la métaphysique. H ne
faut pas beaucoup de pénétration pour s en convaincre,
et pourtant on ne doit pas être surpris que des na-
tions entières aient pu s*y tromper. Il y a en France
des hommes raisonnables qui croient encore que , dans
Topinion des païens de TOccident , Minerve était une
jeune femme, armée d*un casque et dune lance,
quun coup de hache avait fait sortir de la tête de
Jupiter ; et TOcéan , père des dieux , un vieillard qui
demeurait aux extrémités du monde. Il n'est donc
pas étonnant que Ton se soit mépris sur le sens des
symboles de llnde , quoiqu'à vrai dire Textravagance
même de ces symboles , si on les prenait au pied de
la lettre , eût pu servir d'avertissement pour engager
à chercher le sens figuré qu'on y avait déposé. On
pourrait presque en dire autant du langage dans
lequel sont exprimées les idées mystiques qui sont,
dans le bouddhisme , la base de la doctrine secrète.
Pour s y tromper, il faut prêter à une foule d'hommes,
parmi lesquels il a pu s'en trouver de très-savants
et de très-judicieux , un degré de folie qu'il ne convient
184 MELANGES D HISTOIRE
pas d'attribuer légèrement à ses semblables. Ainsi,
rien n'est plus connu que ce discours qu'on met dans
la bouche de Shâky a mouni , au moment de sa mort :
((Qu'on s abusait, si Ton cherchait hors du néant le
«premier principe des choses. C'est de ce néant,
«ajoutait-il, que tout est sorti, et c'est dans le néant
« que tout doit retomber. Voilà l'abîme où aboutis-
« sent nos espérances. » Tel est, à en croire les lettrés,
le fond des opinions de ce législateur, que les mis-
sionnaires romains ont condamnées avec une sorte
d'emportement, au point qu'un d'entre eux l'appelle
«le comble de la malice réduit en forme de quin-
« tessence, dont le vase doit être bien luté, parce que
«si on en considère exactement les maximes, l'art de
«l'hypocrisie des Pharisiens y est parfaitement bien
« décrit , de même que l'insolence des blasphèmes des
«athées, et l'infamie des hérésies des novateurs du
« siècle. » Avec moins d'âcreté ,, des écrivains plus ré-
cents n'en ont pas dû porter un jugement plus fa-
vorable, puisqu'ils ont assuré , d'après les Chinois, que
la doctrine de Bouddha était une loi de néant, que
le néant, selon Shâkya mouni, était le principe de
l'être , que les êtres n'avaient qu'une existence illu-
soire, et qu'enfin la métaphysique des bouddhistes
était un véritable nihilisme.
Mais toutes ces objections sont une véritable lo-
gomachie dont on aurait pu se préserver avec un peu
de réflexion ; car, à qui persuadera-t-on qu'un être rai-
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 185
sonnable ait pu dire, au sens propre et sans figure,
que le rien avait fait Vétre, que le néant avait pro-
duit VuniverSy que le vide absolu était la cause de tout?
N'y a-t-il pas dans ce simple énoncé une absiu^té si
palpable et tellement grossière , qu'il faut , de toute
nécessité , déclarer privé du sens commun celui qui
ie répète sérieusement, et n'est-on pas par là même
induit à chercher si dans les termes qui composent
un tel énoncé , il n'y aurait pas quelque équivoque
dont re}(amen pourrait faire disparaître ce qu'il pré-
sente au premier coup d'oeil de déraisonnable et d'in-
sensé? C'est ce que la plus légère inspection d'un
texte bouddhique sur cette matière eût fait découvrir
à des juges moins prévenus. Les mots qu'on a rendues
par vide, néant, rien, et d'après lesquels on a imputé
une doctrine extravagante à des hommes subtils, il
est vrai , mais du reste organisés comme les hommes
de tous les pays , emportent avec eux la négation des
attributs matériels, la corporéité et l'étendue. Mais
quand on déclare en même temps que ce vide n'a
point de cœur qui puisse l'émouvoir, point de pensée
qui l'afflige , point d'intellect avec lequel il puisse rai-
sonner; qu'il est simple , pur, subtil, inaltérable, in-
corruptible, parfait, intelligent; que tout en* vient,
que tout y retourne; qu'il est le premier principe et
îa cause universelle , peut-on méconaître le sens d'une
pareille dénomination et y voir autre chose que l'être
absolu des panthéistes, la substance par excellence qui
186 MELANGES D'HISTOIRE
est sans attributs et sans relations , qui existe indépen-
damment de tout , et dans laquelle tout existe , une
des formes enfin que l'imagination des hommes fait
prendre au souverain être , et qui , si elle ne répond
pas mieux que les autres à sa dignité ineffable , n*est
du moins au-dessous d aucune autre sous le rapport de
réiévation d'esprit et de la force intellectuelle qu'il
faut pour la concevoir? Les bouddhistes se trouvent
ainsi , pour le dogme fondamental de leur philoso-
phie , placés au niveau des brahmanes de Técole du
Védanta, des stoïciens, des soufis, les plus doctes et
les plus épurés de tous les musulmans, et de quel-
ques sectes modernes chez les peuples policés de
rOccident. On peut encore leur reprocher l'abus des
subtilités contemplatives, et l'excès du mysticisme;
mais cet excès et cet abus sont diamétralement op-
posés à l'ineptie choquante qu'on leur reproche , car
ce sont de ceux où l'on arrive à force de méditer sur
des matières où la réflexion est impuissante, et la
raison humaine éternellement condanmée à l'igno-
rance et à la confusion. Toutefois, dès qu'on accorde
à ces sectaires la notion de l'esprit, distinct de la
matière, opposé même à la matière par sa nature
supérieure et ses principaux attributs, tout ce qui
paraissait obscur et contradictoire dans le reste de
leur doctrine intérieure laisse voir un enchaînement
d'idées et de propositions sinon raisonnables et satis-
faisantes , admissibles au moins à titre d'efforts et de
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 187
•
tentatives pour rendre compte de ce qui est, et four-
nir une réponse à ces questions vraiment insolubles :
quid, iiuomodo, qaare?
Le vide ou Tabsolu est étemel , invariable , indé-
pendant par essence, et cependant son état primitif
et naturel a fait place à un état secondaire et moins
par£iit » où Tillusion de la matière a produit la dé-
pendance , la variation , la durée , Tindividuaiité , les
attributs matériels et les rapports qui en découlent,
les pensées, les sentiments, les passions. Tous les
êtres se trouvent ainsi placés à des distances plus ou
moins grandes de Fêtre primitif, avec plus ou moins
de disposition à s'en rapprocher. L'homme a sous les
yeuK le miroir phénoménal qu'on nomme univers ;
s'il meurt , il détourne ses regards des vaines images
que réfléchissait la surface de ce miroir; elles ont
pour lui cessé d'exister, ou , pour mieux dire , elles
n'existèrent jamais en réalité. L'âme humaine peut
être représentée comme ayant un grand fleuve à
traverser pour se rapprocher du grand Être, et s'y
confondre. En passant de l'autre côté du fleuve, elle
perd ce qui altérait sa nature , ses passions , ses sen-
timents, ses affections, ses pensées, son individualité;
mais la méditation, qui est le moyen de corriger
toutes ces imperfections, lui fait gagner en intelli-
gence réelle ce qu'elle semble perdre en facultés ap-
parentes. Étant de sa nature indestructible, tant
qu'elle est engagée dans les liens des trois mondes ,
188 MÉLANGES D'HISTOIRE
elle s'éloigne ou s'approche de fétat d'absorption
vers lequel elle doit tendre , suivant qu'elle penche
du côté des facultés matérieUes, ou qu'elle réussit à
les resserrer ou à les étendre. L'extinction est le but
auquel elle doit aspirer. Les différents degrés d'éloi-
gnement qui l'en séparent sont désignés dans la doc-
trine extérieure par les phases de la transmigration ,
depuis les brutes jusqu'aux génies. Il faut remarquer
que dans ce système les hommes purifiés comme les
Arhans, les incarnations du premier et du second
ordre, nommées Bouddhas et Bodhisattwas, non plus
que les Dévas, classe d'êtres que les bouddhistes ont
retenue de la mythologie brahmanique , ne sont nul-
lement des dieux , mais des âmes engagées et plus ou
moins avancées dans la route de la perfection. De
tous les moyens de la parcourir, les actions vertueuses
ne sont pas les moindres , mais la contemplation et
l'extase sont présentées comme les plus efficaces. De
là cette disposition à l'inaction , conforme aux idées
des premiers philosophes chinois, qui a excité contre
les deux sectes également les déclamations des lettrés,
et qui en a, pour ainsi dire, justifié la violence par les
effets qu'elle a produits chez la plupart des peuples
qui ont embrassé le bouddhisme : l'institution de nom-
breux monastères, d'un gouvernement plus ou moins
rapproché de la théocratie , et l'extinction des vertus
mâles et vigom-euses qui amènent le développement
entier des facultés humaines. Les institutions litté-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 189
raires de la Chine ont su lutter avec succès contre
Taction de ce dissolvant, qui s est étendu sans empê-
chement sur les peuples du Tibet et de la Tartarie.
Les récitations des opinions bouddhiques se sont
multipliées de la part des lettrés; et ce qu'il y a de
bien remarquable, cest qu on y attaque toujours avec
vigueur la loi de néant, et la doctrine de Yinactionf
tandis qu*on y touche à peine quelques mots sur les
absurdités de la cosmogonie et de la mythologie.
Cest que ces dernières ne sont prises au sérieux ni
par ceux qui les enseignent , ni par ceux qui les re-
poussent, et qu'on sait bien au fond qu'il s agit d'un
système de philosophie dont les conséquences mo«
raies, bonnes ou mauvaises, méritent seules d'arrêter
l'attention des hommes instruits.
n n'a pas manqué d'esprits conciliants à la Chine
qui , comptant pour peu de chose les différences ex-
térieures, et pour rien du tout la divergence des tra-
ditions fabuleuses , ont prétendu que la Raison des
disciples de Lao Tsee , ï Arrangement de Confucius et
le Vide absolu des bouddhistes n'étaient en réalité
qu'une seule et même idée exprimée en termes équi-
valents. Il y a même un proverbe assez connu , qui
dit que les trois doctrines n'en sont qu'une y et qui
met sur le compte des variations arbitraires produites
par la distance des temps et des lieux, ces formes
extérieures qui les caractérisent, et auxquelles on n'at-
tache en général qu'ime importance très-secondaire.
190 ' MÉLANGES D HISTOIRE
Les empereurs de la dynastie tartare actuellement
régnante sont du nombre de ces éclectiques qui
pratiquent les trois cultes , vraisemblablement parce
qu'ils supposent Tidentité des principes et Tindiffé-
rence des croyances. A prendre les choses philosophi-
quement ^ on pourrait dire que les trois doctrines,
dans leur état de pureté, reconnaissent égdement
une première cause éternelle et distincte de la ma-
tière i mais que les docteurs de la Raison ont plus in-
sisté sur sa faculté souverainement intelligente; Con-
fucius , sur sa pureté considérée comme fondement
de Tordre et du bien moral ;^ et les bouddhistes, sur
sa supériorité à l'égard de la matière , ne regardant
même celle-ci que comme une phase passagère de la
substance par excellence. Il est, au reste, assez &-
cile de rapprocher des idées qui ont entre elles une
analogie nécessaire, et qui, lorsqu'on s'élève à un
certain degré d'abstraction , doivent se confondre
aisément, parce qu'il devient impossible de les dis-
tinguer. Mais, en mettant de côté Técole de Con-
fucius qui a , dès l'origine, abandonné la théosophie,
pour se renfermer dans les applications de la philoso-
phie à la morale et à la politique , on ne saurait nier
l'analogie marquée qui existe entre les opinions des
docteurs de la Raison, lesquelles passent pour être
aborigènes à la Chine , et celles des bouddhistes , qui
y ont été importées il y a dix-huit cents ans. Cette ana-
logie porte sur le fond des doctrines comme sur les
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES.' 191
détails de la croyance populaire , et peut, ainsi qu'on
Ta déjà dit, s'expliquer de différentes manières. Les
bommes, doués partout de la même organisation, ne
sont pas seulement circonscrits pour le nombre des
vérités qu'il leur est permis de découvrir; la route
même par laquelle ils peuvent s'égarer leur est tra-
cée; et on les voit, en tout temps comme en tous les
pays, rentrer dans les mêmes errements, et parcourir
un cercle qui les ramène constamment aux mêmes
points, indépendamment de toute communication ou
influence traditionnelle. Le pantbéisme, Tidéalisme,
et la mysticité qui en ^écoule, s'ofiBrent d'eux-mêmes
à l'un de ces points par un effet de l'éblouissement
qu'on éprouve en contemplant trop fixement le grand
spectacle de la nature. L'amour de Dieu y conduit
les âmes tendres , et les merveilles de la création , les
esprits vigoureux. On l'a vue, cette doctrine, éclore
de nos jours en Occident sans que les antiques sys-
tèmes de rOrient y fussent suffisamment répandus. La
Chine aurait pu, sans doute, offrir trois mille ans
plus tôt un phénomène pareil. Néanmoins, l'état de
civilisation où Ton peut supposer qu'était cette con-
trée à l'époque dont il s'agit, permet de douter qu'il
y ait été tout à fait spontané. Quelques traditions
confuses , des souvenirs presque effacés , une ana-
logie par trop marquée dans le langage technique ,
remploi des expressions figurées et des symboles au-
torisent la supposition contraire. La Chine avait dû
192 MELANGES D'HISTOIRE
recevoir de TOccident le dogme de la Raison, de
ïUnité'Trine, Ihu, de la parole créatrice ou ordon-
natrice , du souffle d'harmonie qui unit l'esprit à la
matière, du microcosme, de Tattente d'un saint pour
réparer les imperfections de lunivers physique et
moral, comme elle en avait certainement reçu le
cycle des intercalations de dix-neuf ans, la véritahle
longueur de Tannée, et même les fables sur les opé-
rations astronomiques du prétendu empereur Yao, et
la naissance de Fu Hy sorti d'une fleur, et beaucoup
d'autres qu'il serait trop long d'indiquer ici. Toutefois,
en rassemblant les traits épars qui semblent établir
avec toute vraisemblance la réalité d'une communica-
tion antérieure aux récits de l'histoire entre les di-
verses régions de l'Asie, la critique devra soigneuse-
ment écarter des rapports mythologiques d'une origine
toute récente qui proviennent d'un mélange arbitraire
entre les deux sectes devenues rivales, et qui ne
prouvent autre chose , sinon leur égale disposition à
s'enrichir, chacune de leur côté , de toutes les folies
idolâtriques qui sont à leur portée ; elle aura ensuite à
déterminer si le point du départ des doctrines chinoises
doit être cherché dans l'Indostan, patrie primitive de
tant d'idées qui se sont répandues de tous côtés, ou
dans la Babylonie , la Perse et la Phénicie , comme
nous serions porté à le penser. Une telle discussion
est trop épineuse pour que nous essayions même de
pressentir le résultat où elle pourrait conduire.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 193
L'attention des Chinois , coDstamment tournée vers
les études philosophiques, et les institutions qui obli-
gent tout homme qui aspire aux emplois à lire à fond
les anciens textes, à les méditer, à les apprendre par
cœur, et à se mettre en état de les expliquer, ont
fait éclore chez un peuple qui a le goût des livres et
l'usage d*une sorte de typographie, un nombre in-
croyable de commentaires littéraux, historiques, dog-
matiques , où les interprètes se copient ou se contre-
disent les uns les autres par l'envie de dire du nouveau
et par la difficulté d'en trouver à dire. Le seul recueil
de symboles dont on a parlé , se prêtant à toutes les
explications parce qu'il ne signifie rien , a été tour à
tour et tout aussi judicieusement ramené à un sens
moral ou métaphysique , ou cosmogonique , gu même
physique et hermétique. Le nombre des rêveurs qui
ont perdu leurs veilles à Téclaircir égale peut-être celui
des savants qui, depuis la renaissance des lettres , ont
travaillé en diverses contrées de l'Europe, sur les clas-
siques de la Grèce et de Rome. Ceci n'est point une
exagération, mais une vérité simple, dont la preuve
existe dans tous les traités de bibliographie chinoise.
On peut voir, dans le tome II des Mémoires des Jé-
suites de Pékin, un catalogue abrégé des principaux
écrivains du moyen âge qui ont commenté chacun des
livres classiques. Il ne faut donc pas s'étonner si une
exégèse, si longtemps continuée, a produit son effet
ordinaire, la multiplicité des interprétations, la diver-
i3
194 MÉLANGES D'HISTOIRE
site des opinioAs , la dissentiment entre les différentes
écoles. Un tableau complet de la philosophie chinoise
supposerait un examen suivi de toutes ces variations,
et, par conséquent, exigerait une lecture imn^ense. On
n a la prétention d'offrir rien de semblable aux lec-
teurs de ce njorcew , mais on ne saurait se dispenser
de leur rappeler Timportrate révolution que la doc-
trine coniucienne subit dans le xi* siècle. Aloi^ parut
un homme dont le nom ne se lit pas dans nos dic-
tionnaires historiques, quoique Timportance de ses
travaux et les effets encore subsistants de son enseigne-
ment eussent pu lui mériter Hjne place dans les biogm*
phiea d'écrivains célèbres. Tschu Hy, surnommé le
Prince des lettres, eommença par se pénétrer de la
lecture d^ tous les écrits anciens sans exception : muni
d'une érudition qu'aucun savant n'a peut^tre surpassée
en aucun lieu du monde, versé profondément, çon
dans la seule connaissance des systèmes de l'école de
Gonfucius , mais dans celle de toutes les autres sectes
connues à la Chine , il entreprit la comparaison de
tous les pimits doctrinaux , et la revue générale de
toua les passages des auteurs classiques qui pouvaient
ou se confirmer ou se contredii'e; et, après avcMÎr
amené à sa fin ce prodigieux travail , il en déposa les
résultats dans un vaste comimentaire, qui est un mo<-
dèle de clarté , d'élégance et de précision. Par mai-
heur, il avait pris pour hase et pour rè^e de ses
interprétations une idée qui , quoique peu vraisem*
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 195
hlable eau elle-méme, était uéaninoma de nature i
séduife un esprit élevé : c est que ces anciens monu-
ments , conçus à des époques diverse et soumis à des
influences différentes, devaient pourtant» puisqu'ils
avaient été également adoptés par Goniucius, conte-
nir d*un bout à l'autre une doctrine identique. Préoc-
cupé de ce système , il chercha , non plus quel pouvait
être le sens des endroits équivoques qui ne a accor-
daient pas avec les passages dont le sens était mani*
feate, mais comment les premiers pouvaient être
ramenés à s accorder avec les seconds ; et il se trouva
conduit par là à écarter des idées d'une haute in>-
portance, oiprimées dans un petit nombre de textes
antiques, uniquement parce qu'elles ne pouvaient s'ac*
commoder avec la doctrine la plus généralement et
la plus clairement exposée dans tout le reste des ou-
vrais réputés classiques. Il est possible que le docte
interprète ait aussi cédé lui-même, dans, quelques oc-
casiof» , à la conviction personnelle dont il était sans
dcMlta prévenu, et qu'il ait vu parfois, comme cela
arriva aux plu» habiles , dans les livrea recueillis par
l'âcofe de Gonfiicios , moins ee qui y était que ce qu'il
y ebetohait. Quoi qu'il en soit , Tscfau Hy systématisa
dans lan sçul enÉianble toutes les idées éparses qu'il
trouva exprimées dans les King^, et adopta, pour les
leapliquar, un mode unique d'interprétation. Comme
9» nnvrages étaient complets, savimts, profbiids,
a^aUea à lire , îb ne tardèrent pas à se répandre ;
i3.
196 MÉLANGES D'HISTOIRE
ils furent adoptés dans les écoles , et subjuguèrent si
bien les littérateurs contemporains , qu ils exercèrent
sur les esprits un ascendant qui devint universel , et
qui n'a pas encore été sérieusement ébranlé au mo-^
ment où nous écrivons. L'autorité du commentateur
est devenue, en un mot, presque égale à celle des au-
teurs commentés, et, en croyant suivre Confiicius ou
Tsee Ssee , c'est véritablement Tschu Hy qu'on adopte
et qu'on prend pour guide. Toutes les notes, tous les
commentaires modernes et les traductions tartares
ont été rédigés dan^ cet esprit , de sorte qu'en en di-
sant usage, l'avantage d'une interprétation constam-
ment lucide et satisfaisante se trouve compensé par la
crainte de prendre des notions de six cents ans pour
des idées de trente siècles , le récent pour l'ancien ,
le secondaire pour le primitif, et les opinions d'un
littérateur du moyen âge pour les croyances de la
haute antiquité.
Après avoir consigné dans ses commentaires , se-
lon que l'occasion s'en présentait , son opinion arrêtée
sur lès passages qu'il y avait à éclaircir, Tschu Hy
réunit , sous la forme d'un ouvrage spécial et didac'
tique, l'exposition des principes qu'il avait adoptés.
Cet ouvrage, intitidé Philosophie natareUe, a eu -tout
le succès que pouvaient lui assiffer une marche tou-
jours méthodique , un style clair et digne des beaux
modèles. Gomme il ofire en bien des endroits un
centon formé de passages empruntés aux classiques ,
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 197
on peut souvent croire que c'est le texte de ceux-ci
qu*on a sous les yeux-, et cependant le moindre re-
proche qu'on puisse adresser à l'auteur, c'est d'avoir
fermé l'accès aux sens élevés dont les écrits de Gon-
fiicius sont susceptibles en plus d'un endroit , d'avoir
rendu précis et positif ce qui n'était qu'équivoque ou
hasardé, d'avoir, en un mot, substitué un matéria-
lisme naïf et sans détour au scepticisme réfléchi du
Socrate de la Chine.
Un seul principe, chez Tschu Hy comme chez ses
devanciers , est supériem* à l'univers entier : c'est le
ciel, ou la destinée, ou la nature, ou ï ordre , car on
peut indi£Pérenmient lui donner ces quatre noms. On
l'appellera del^ pour dire qu'il existe par lui-même;
destinée, pour marquer l'influence qu'il a sur tous les
êtres ; natare , pour désigner cette substance uni-
verselle qui donne à tout l'existence et la vie; ordre,
enfin , pour indiquer les rapports mutuels et néces-
saires qui existent entre chaque être et dans toutes
leurs actions. Sans doute, par ciel, nul ne voudra
•
entendre cette voûte bleuâtre que nous voyons
au-dessus de nos têtes; sa substance, c'est l'univers;
son influence, c'est la destinée; son action en nous,
c'est le naturel; Tefiet du naturel se montre dans
* nos affections, essentiellement bonnes et conformes
à l'ordre naturel quand rien ne les a perverties. La
raison, réduite chez Confucius à un rôle équivoque,
n'en a plus que le nom chez son interprète ; et c'est
108 MÉLANGES D'HISTOIRE
par un artifice de langage qu'il applique ce nom à la
voie , à la marche que les choses doirent suivre. Le
Grand Faite n'est qu'un nom différent de Tordre qui
existe dans le ciel, sur la terre et dans Tunivera en-^
tier ; cet ordre se montre sous deux formes qui agis^
sent et réagissent perpétuellement Tune sur l'autre,
le mouvement et le repos , l'activité et la passivité,
toutes les qualités contraires opposées par paires. La
matière a aussi deux modes ou formes , la matière
subtile et la matière grossière ( de là toutes les forces
qui ont constitué l'univers et qui le conservent; mais
rien ne les a précédées, car si elles ont commencé
d'agir dans un endroit, elles avaient agi ailleurs au-
paravant. Mouvement , repos , voilà l'essence de l'uni-
vers; le ciel, la terre, tous les êtres existent par
cette double cause toujours agissante; les qualités
des corps, les actions de la nature, les propriétés élé-
mentaires , les phénomènes atmosphériques , la végé-
tation, la vie, les affections , l'intelligence, tout tient
au mouvement et au repos ^ et , par conséquent
(mais c'est nous qui tirons cette conséquence ) , à la
disposition des molécules de la matière éthérée ou
agglomérée ; tout est alternativement action et subs^
tance , réaction et repos. Pour rendre ces idées par
une image européenne , on pourrait dire que Tschu
Hy conçoit l'univers comme un vaste cercle de cir-
culation et de nutrition; mais il ne va pas jusqu'à la
notion du grand animal, qui s'est présentée à des
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 199
phiiosophes d*un autre pays. Les génies et les démons
ne 6otit que des manifestations de deux forces natu-
relles i d'ailleurs , y a-t-il réellement des génies et des
démfOns ? Voilà , dit Tschu Hy, une question à laquelle
il n'est guerre possible de répondre sur-le^hamp ; et il
consacre ensuite à ce sujet délicat cent huit pages de
dissertation. La connaissance réside dans Imtellect
(le cœur), la production la plus subtile de la force
naturelle. L'ordre n'y suflSt pas sans la force active,
comme un flambeau , composé de cire ou de graisse ,
a besoin de flamme pour éclairer. Au milieu de ses
définitions et de ses explications, Tschu Hy (autant
qu'il est permis de prononcer sur un tel point avec
une connaissance très4imitée de la langue dans la-
quelle il a écrit ) n'est trop souvent qu'un sophiste qui
se paye en mots, et qui offre la même monnaie à ses
lecteurs; il ressemble à un de ces nominaux, plus oc^
cupés de combiner des termes équivalents ou conti'a^
tants entre eux, que d'assembler des idées, et qui,
quand ils ont rangé les idées abstraites sous un certain
nombre de chefs et dans un cadre régulier, s'imagi-
nent qu'ils les ont éclaircies. Toujours voit-on qu'en
ôtant aux deux principes des aficiens Chinois le vague
qu'ils y avaient laissé , faute de pouvoir définir conve
nablement l'esprit et la matière , Tschu Hy, avec sa
théorie de l'action et du repos , se trouve conduit à
des explications toutes matérielles, même à l'égard
des phénomènes intellectuels. Cette philosophie ato-
200 MÉLANGES D'HISTOIRE
mistique ou moléculaire se montre bien plus évidente
encore dans les compilations qu'on a faites plus tard,
à son exemple , sous le titre de Recueil sur la philo-
sophie naturelle, et sous d'autres semblables. Tous les
textes anciens sont, de force ou de gré, plies à cette
explication, qui n'explique rien, de l'action et du re-
pos, de l'éther et de la matière fixée; ainsi qu'on voit
quelquefois des gens, qui ont retenu quelques termes
de physique sans y attacher de valeur précise , s'ima-
m
giner qu'ils ont rendu compte de toutes les actions de
la nature quand ils ont articulé les mots d'expansion,
contraction, attraction, répulsion, polarisation, etc.
Les missionnaires catholiques étant entrés à la
Chine longtemps après l'établissement de la philo-
sophie atomistique , et dans un temps où les contra-
dicteurs qu'elle avait pu rencontrer étaient, pour
ainsi dire, réduits au silence par l'assentiment una-
nime des lettrés, on ne doit pas s'étonner si plusieurs
d'entre eux furent frappés des idées de matérialisme
qui se montraient à chaque pas dans l'interprétation
des anciens textes, des pratiques primitives, des cé-
rémonies antiques; que ces idées fussent conformes
ou opposées à l'esprit des premiers âges, c'est ce
qu'au fond il ne s'agissait pas d'examiner. Les Chi-
nois modernes les avaient adoptées; il n'en fallait pas
davantage pour se croire obligé à les combattre. Seu-
lement , on eut tort de conclure sur ce qui avait été
autrefois, d'après ce qui se voyait aujourd'hui, et d'at-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 201
tribuer» sans restriction , une doctrine d'athéisme aux
vieux philosophes de l'antiquité, sur la parole de
deux ou trois interprètes accrédités. Vainement les
défenseurs des Kings invoquaient le texte même de ces
ouvrages révérés, et forçaient l'empereur lui-même à
s'expliquer sur le sens des principaux passages relatifs
à la spiritualité de la suprême intelligence » à la pro-
vidence, à la rémunération, à la vie future; ces auto-
rités imposantes ne purent l'emporter sur la convic-
tion où l'on voyait la nation chinoise presque entière.
Deux ou trois jésuites , qui avaient entrevu les textes
sur le dogme platonique de la Raison, sur V Unité-
Trine, le Soiffle unissant, avaient pourtant été bien
plus loin encore ; car, outre qu ils voyaient un spiri-
tualisme raffiné empreint dans les écrits des anciens ,
ils n'avaient pu trouver d'autre moyen d'expliquer des
coïncidences tout autrement frappantes, qu'en recou-
rant à des traditions conservées par les descendants de
Noé, à la dispersion des dix tribus, ou même à une
révélation particulière. Ces suppositions téméraires
fiirent condamnées avec raison peut-être ; mais ceux
qui les avaient hasardées furent bien injustement
taxés d'ignorance ou de falsifications , car la plus
simple inspection des textes anciens, que ces reli-r
gieux savants envoyaient en original, eût suffi pour
disculper pleinement Prémare , Fouquet et les autres ,
des soupçons odieux qu'on faisait peser sjir eux.
Après avoir tracé ci-dessus un exposé qui servira,
202 MELANGES D'HISTOIRE
du moins > à faire mesurer f étendue du champ que
les historiens de la philosophie auront à cultiver^ s'ils
portent jamais letù:s pas jusqu'à la Chine, il resterait
à faille connaître lefi principales sources d'instruction
que les livres chinois peurent ofifrir à cet égard ; mais
ce serait l'ohjet d'un autre écrit plus étendu que celui-
ci, et un tel travail a sa place marquée dans l'histoire
littéraire de là Chine , que nous nous proposons de
livrer prochainement à Timpression, et qui doit ou-
vrir le Catalogue des manuscrits chinois de la Biblio-
thèque du roi«
Il suffira de dire ici quelques mots sur la forme
la plus habituellement suivie dans les ouvrages phi-
losophiques de cette contrée. On n'y connsdt pas
de traité propl^ment dit, où les sujets soient classés
avec ordre , d'après les diverses branches de la phi-
losophie auxquelles ils se rapportent. La méthode
aristotélique n'a pas pénéti^é de bonne heure à la
Chine, si même elle y a jamais exercé quelque in-
fluence ; les livrer de Confucius ne sont composés
que d'une suite de propositions isolées , où l'œil seul
des commentateurs peut découvrir quelque ombre
de liaison et d'enchaînement ; la morale et la méta-
physique, la cosmogonie et la psychologie y sont
continuellement confondues ou violemment rappor-
tées à des principes semblables. Le ciel » la nature ,
l'homme et ses facultés, ses rapports, ses devoirs, la
politique, les moeurs , l'administration , quelquefois la
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 203
divination et l'astrologie , tout oela forme un ensemble
ou plutôt un chaos auquel de nobles sentiments,
qpiélques vues élevées » plusieurs maumea excellentes ,
ne laissent pas pourtant de donner un certain charme ,
provenant plus encore du choix des expressions et des
images (|ue de la nature même ou du fond des pen-
sées et des raisonnements. L'absence des fables est
toutefois un trait honorable et singulier à relever dans
ces compositions antiques. Les écrivains connus sous
le nom de Tsee , ou ceux qu on a , d'après les lettrés ,
assez étrangement qualifiés de philosophes hétéro-
doxes, procèdent à peu près comme les anciens, divi-
sant le sujet encyclopédique qu'Us cherchent toujours
à embrasser en petits ti^aités spéciaux sur la raison, la
vérité , le monde , le temps , les phénomènes , Tâme ,
la vie, la vertu, etc. Les ouvragés bouddhiques par-
tent ordinairement d'un sujet religieux, liturgique ou
contemplatif, mais il est impossible qu'il n'y ait pas
une grande partie consacrée à la métaphysique dans
ce Gandjour^ vaste recueil théologique , qu'il est peut-
être réservé à la Russie de faire Connaître à l'Europe
savante. Tschu Hy, écrivain sage et méthodique, suit
une marche plus didactique : il divise son ouvrage en
deux portions , l'une sur les principes , la nature , le
fatum, l'intellect, les passions, le raisonnement, la
raison, l'ordre, les vertus; l'autre sur les actions de
la nature , le Grand Faîte , l'éther et la matière , le
temps , l'astronomie , la géographie physique , la mé-
204 MELANGES D'HISTOIRE
téorologie , les génies et les démons , les deux âmes,
le culte extérieur, la politique ; et il finit par tm exa-
men des opinions des philosophes qui Tout précédé.
Un ordre analogue, et peut-être encore plus régu-
lier, est suivi dans le grand recueil sur la philosophie
naturelle dont on a pailé précédemment. Toujours
les passages des auteurs classiques et les traditions an-
ciennes sont rappelés, puis interprétés selon le génie
du commentateur ; citer et expliquer, voilà toute la
méthode de ces écrivains modernes, qui cherchent
généralement à s*appuyer de quelque autorité res-
pectable , lors même qu'ils ont ime opinion nouvelle
à proposer.
Nous ne savons si cet ensemble dont nous venons
de tracer Tesquisse napas perdu, sous notre plume,
tout l'intérêt qu'il devait avoir par lui-même; mais
nous pensons qu'au moins le sujet qui y est indiqué
doit offrir de Tattrait à ceux qui veident compléter le
tableau des progrès de Tesprit humain. Cette succes-
sion d'opinions diverses, qui s'est opérée à l'extrémité
de rOrient sans influence connue de la part des lu-
mières de l'Occident; ces pythagoriciens et ces plato-
niciens, antéi^eurs à Platon et même à Pythagore; ces
stoïciens, qui, faisant de Vordre un dogme universel,
ont habilement confondu la science et la vertu, et'
fondé une monarchie sur les principes mêmes de leur
philosophie; ces idéalistes, qui ont promené leur
idolâtrie allégorique chez vingt nations , civilisant les
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 205
•
unes et d^radant les autres ; ces nouveaux épicuriens ,
qui n*ont jamais connu Démocrite ni Épicure; ces
écoles diverses, tous ces raisonneurs, qui se sont
épuisés sur le vaste problème que Dieu a livré à leurs
disputes, présentent un assez digne sujet d*étude, de
réflexions et de discussions. Ce serait une vaste et
fâcheuse lacune dans Thistoire intellectuelle de notre
espèce, si, par indifférence ou par paresse,* nous né-
gligions les nombreux écrits où sont ouvertes tant de
sources d'instruction, ceux, du moins , qui sont placés
à notre portée , dans tes bibliothèques de TEurope , et
qu'une étude de Tidiome dans lequel ils sont com-
posés, continuée pendant un an ou deux, peut mettre
sans réserve à notre disposition.
20* MÉLANGES D'HISTOIRE
DISCOURS
SDR L'ETAT DES SCIENCES NATURELLES CHEZ LES PEUPLES
BE L'ASIE ORIENTALE ^
n n*est point de peuplade, quelque peu avancée
qu'elle soit dans la civilisation, qui nait recueilli des
notions sur un certain nombre d'êtres naturels que
le hasard a placés à sa portée. La curiosité la plus
vulgaire, les besoins les plus impérieux, fixent l'at-
tention des sauvages eux-mêmes sur les végétaux et
les animaux qui les nourrissent, sur les productions
de toute espèce dont les formes les étonnent, ou dont
les propriétés les intéressent. La médecine supersti-
tieuse , Tune des maladies les plus précoces de l'esprit
humain , et l'une de celles dont il guérit plus tard et
plus difficilement, vient, dès les premiers temps,
ajouter ses illusions à toutes celles qui marquent l'en-
fance des sociétés , et assigner aux simples , pour une
vertu réelle que l'expérience aura fait découvrir, des
milliers de vertus imaginaires. C'est ainsi que ces
philosophes , qui acquièrent tant de gloire en nous
^ Ce résumé d^un travail étendu a été lu à la séance publique de
TAcad. des inscr. et belles lettres, le 2 5 juillet 1838. Le mémoire
est imprimé en entier dans le tome X du recueil de cette Académie ,
p. 1 16-167.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. Î07
réYélant les mystères de la création , ont eu presque
partout pour prédécesseurs des pâtres , des chasseurs ,
àe$ laboiu*eurs grossiers ou d*ignorants empiriques.
Mais les peuples qui ne savent pas estimer les
sciences pour elles-mêmes sont condamnés à n*y faire
aucun piiogrès , et bien peu , parmi ceux de l'antiquité
et de f Orient, ont porté, dans Tétude de la nature,
le désintéressement qui en fait le charme et la dignité.
Les seuls qui Taient cultivée avec quelque succès ,
sont ceux qu'un heureux instinct ou une raison éclai-
rée a guidés dans la carrière de Tobservation et de
Texpérience. Or, de tels avantages furent^-ils jamais
accordés à d'autres qu'aux Européens P Existe-t^il dans
l'Orient des connaissances qu'on puisse honorer du
nom de science , et l'histoire naturelle en particulier,
cette étude qui vit de méthodes et de classifications ,
est-elle jamais sortie de lenfance chen les nations de
l'extrémité de notre continent, oh n'a jamais pénétré
l'influence de cet Âristote, le maître commun des
peuples de l'Occident et de ceux de l'Asie moderne P
Ce point d'histoire m'a paru curieux à examiner, et ,
pour essayer dy jeter du jour, j'ai entrepris de tracer
l'état dea sciences naturelles à la Chine, au Japon et
dans les contrées voisines. £n présentant ici quelques-
uns des résultats d'un travail étendu , je ne me dissi*
mule pas que les détails inséparables de ce genre de
recherches pourraient seuls leur donner quelque
intérêt et leur mériter quelque attention; et c'est
â
208 MELANGES D'HISTOIRE
justement ce qu il m'est interdit de conserver dans
un extrait rapide où je me reprocherais d*eidever du
temps à d'autres lectures plus importantes et plus con-
formes aux travaux habituels de l'Académie.
L'étude de l'histoire naturelle paraît être née , à la
Chine comme dans l'Occident, de la crainte de la
douleur et de la confiance à l'art de guérir. L'idée que
la nature, en nous envoyant les maladies, s'est engagée
à nous fournir les remèdes , et qu'elle serait en reste
avec nous , si le nombre des uns n'était pas ^al à ce-
lui des autres , cette idée consolante et qui mériterait
' d'être vraie, remonte, en Asie, à la plus haute anti-
quité. Un prince qu'on fait vivre il y a A4oo ans passe
pour avoir composé un livre sur les maladies et sur le
pouls, inunédiatement après l'invention de l'écriture.
Un autre personnage plus ancien encore, et qu'on ne
connaît guère que sous le nom du divin laboureur^ est
regardé comme l'auteur d'un traité sur les propriétés
des plantes, qui a servi de base et de modèle à tout ce
qui a été écrit plus tard sur la botanique et la matière
médicale. Ces livres seraient incontestablement les
premiers ouvrages d'histoire naturelle composés dans
le monde entier; mais personne ne les a jamais vus,
et, à bien dire, on en reporte la composition à une
époque où il n'est guère vraisemblable qu'il y ait eu
des livres d'aucune espèce. Tout est plein de &bles
dans ce premier âge des sciences de la Chine, mais
ce^ont des fables d'un gem^e spécial, et telles qu'on
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 209
n'en trouve nulle part ailleurs. On n*y voit pas des
dieux descendus sur la terre pour instruire les hommes
et leur dévoiler les secrets utiles à leur conservation.
Ce sont de simples mortels , des empereurs , des mi-
nistres , occupés du soin d*éclairer les peuples et faisant
de rinvestigation de la nature un objet d'intérêt pu-
blic, un des devoirs de leur rang et, pour ainsi dire,
une affaire d'administration. Les opérations astrono-
miques sont exécutées avec une sorte de pompe offi-
cidle , et deux hommes d'État sont poursuivis et punis
pour avoir négligé de calculer une éclipse de soleil.
Les inventions dans les arts sont toutes dues à des per-
sonnages d'un rang éminent à la cour impériale, et les
découvertes, d'avance ordonnées par des décrets spé-
ciaux. Un même prince règ^e le calendrier, la musique
et le système des poids et des mesures ; il ordonne à
son ministre d'inventer les caractères dont on n'avait
encore aucime idée, et cet ordre est immédiatement
mis à exécution. L'impératrice, sa femme, trouve l'art
d'élever des vers à soie et de fabriquer des étoffes.
Les connaissances sont réputées inséparables du pou-
voir. Ce sont là des imaginations de lettrés; c'est un
âge d'or à leur façon , où le règne des lumières tient
la place du règne d'Âstrée. On ne saurait admettre
que les choses se soient ainsi passées dans aucun lieu
du monde. Évidemment la haute antiquité des dé-
couvertes a dérobé les noms de leurs véritables au-
teurs, et l'on en a fait honneur aux souverains par
i4
210 MÉLANGES DHISTOIRE
une suite de cet e^rit qui a prévalit de toill teiu|l» à
la Cbiiie, et qui coti^ste à rapporter tout ce qui est
bon, utile, honorable, à Taotioii de Véiu du ciri, de
celui qui doit lC|ot savoir puisqu'il p^t tout , et qui
e^ supposé ie i^^kleup, le plus babile, le plus éehiré
dèH bommes, pur cek seul qu il est chargé de les gou-
verner et de le^ instruire.
La tradition y^t que lo imr^ labomeur, le plus an-
den des botanistes et des pharmaciens sans ^ntre£t,
ait feitTessai des propriétés décrit espèces déplantes,
et que , dans un jour, il ait éprouvé soilant6 et dç(
poi|(Kas. Ti^k est , dit-on , foraine de la médecine.
On ne décrivit d'abord que trois cent soixante et cinq
eS|)èc8S toutes médicamenteuses. B y ^i avait Une
pour chaque jour de faniiée, et ce nombre c<»res^
pondait à la totalité des influences que le tià peut
exercer sur ies êtres tN[Testres. On le dépassa bientôt
eu dépit de Tastrcdogie , et les découvertes ultériem^
i*i&nt sucéessivement accru jusqu'à jdusieifirs milfiers.
Oli s'était attaché de préftrence aux pbntes, tant
(pt^ avait cons^té surtout les besoins^ de la matière
médicale, (te en vint ensuke 3v& animaux et nux
imnéraux , quand il fut permis de considérer ièà ètreê
naturels sous les rapports qui intéressent ies drlu et
^industrie, Féconomie rurale et domestiqua, et enfin
la Science elle-même , dans un point de vue géiaénd
et véritablement philosc^hique.
L'écriture alphabétique est assurément une admi*
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 211
nMe inrvention , et rhenreose influence qfo^dle a exer-
cée sur kl difliisioii des connaissances ne satirtît être
réroqnée en doute. Mais ce serait en exagérer Tim*
partance et concevoir, en même temps, une trop
firtbie idée des ressources de notre intelligence, que
de supposer i'sdphabet absohunent mdispensaèle à ses
prc^;rès, et f esprit humain condamné à une étertieye
impuissance lit oijt cette inrention n*a^ pas pénétré.
Je sa^ qu*onr a sourent attribué Tétat stationnâire oik
ton prétend que la civilisaticHi et les^scienees sont res-
tées chei: les Chinois , à la nature partieidiè«l de leur
écriture; mais cette opinicm, qui ^*affîdblit tim» les
jcKxrs , date Sim temps où fon jugeadt s«r pcff^e et
les Chinois, et leurs sciences, et leur écriture. L'écri-
ture ^[urativé ou par images semble au cvmtiraâre
mefrveilleuseaifènt' appropriée à Yétude de fhisdrâ^
naturelle; et c^est peut-être tm des résuftata^ tes phis
singuitërs dix travail dbnt je donne ici Vaperju , de
fidre vc&r que plusietors petrptes^ orien^us dorv^efit à
f einpibl' (lé ces Caractères si* dîfiféretttU^ d^ ftes^ lettres,
les prëmièx^ hotîtMû de la mélboide et les^ éléments
dFînie classifiicatroh réguïftre: de sorte que, s*ily ont
fait quelques fidbies' progrès dfetns ta conhaissanee de
là nritùrc, rk en sont justement redevables k hè cir-
constance mêmetjur, selon l'opinioTï commune , avait
opposé à' leurs eiïbris un obstacle insurmontables
En efiet, tandis que nos éhfents apprennent iètiÊ^
ment et gravent péhiBlement dWis iteur ntétiloire' h
i4.
212 MELANGES DHISTOIRE
valeur convenue des syllabes qui composent les noms
des animaux et des végétaux, la figure ou Timage qui
les représente fixe inévitablement dans Tesprit d*un
jeune Chinois quelque chose de leurs qualités distinc-
tives et de leurs attributs caractéristiques. Une fois
firappée de ces signes grossiers , mais expressifs , l'ima-
gination ne saurait oublier le cerf avec son bois ra-
meux , le cheval qui caracole , la tortue couverte de
sa carapace , Tinsecte au corps vermiculaire, la céréale
avec ses épis penchés vers la terre, le bambou aux
feuilles pendantes et la courge suspendue à Textré-
mité d'une tige flexueuse. Gonfucius en avait fait la
remarque il y a 3^00 ans. Quand on voit, dit-il, le
caractère du chien avec son corps élancé et sa queue
recourbée , c'est comme si Ton voyait l'animal lui-
même; Effectivement , il n'y a pas de signes qui tien-
nent de si près à la pensée, qui la peignent si bien et
la rappellent si vivement; et sous ce rapport les Chi-
nois ne sont pas absolument mal fondés à élever leur
écriture pittoresque fort au-dessus de nos lettres , qui
ne représentent que des sons insignifiants ou des por-
tions de sons, au moyen de traits irréguliers qu'ils
comparent aux circonvolutions des vers.
Mais ce n'est pas là le plus grand avantage que l'é-
criture figurée ait apporté à l'étude des êtres naturels.
H en est un autre qu'on a su tirer d une imperfection
même, inhérente à ce genre de signes , par la manière
dont on y a remédié. U est impossible de créer au-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 213
taiit d'images que l'on a d'animaux et de végétaux à
nommer. Ces images, en se multipliant, finiraient par
se confondre. Il faudrait des dessinateurs plus habiles
que les lettrés de la Chine pour distinguer un loup ou
un renard d'un chien , une antilope d'une chèvre , un
camellia d'un rosier, ou un érable d'un chêne. La
peinture même, remplaçant l'écriture , ne saurait qu'à
peine triompher d'une pareille difficulté. Les Chinois
l'ont surmontée par un procédé qu'on croirait imité de
nos nomenclatures modernes. Ils ont adopté un cer-
tain nombre de types auxquels ils ont rapporté tous
les autres êtres d'après leurs analogies ; par là , ils ont
établi des genres, des familles , ils ont tracé l'ébauche
d'une classification naturelle. Ds ont placé dans la fa-
mille du chien, le loup, le renard , le chat, le lion et
les autres carnassiers; dans celle du cochon, l'élé-
phant et le rhinocéros; dans celle du bœuf, tous les
grands ruminants ; dans celle du mouton , tous les
ruminants plus petits ; dans celle du rat , tous les ron-
geurs. Hs ont de même institué les classes oiseau,
poisson, insecte, la famille des tortues, celle des ro-
seaux, des céréales, des courges, des gemmes, des
pierres, des sels, des métaux et beaucoup d'autres.
Par une suite de cet arrangement, chaque être na-
turel a reçu un signe formé de deux parties dont l'une
est le type auquel cet être est rapporté, et l'autre un
accessoire pour distinguer l'espèce. On écrit ainsi le
chien-renard, la chèvre-gazelle, le roseaa-latamer, le nV
214 MÉLANGES DHISTOIRE
froment, le wUet-sucre. L'esprit qui dirigea linnsBus
êewble avoir inspiré i il y a plus de quatre mille ans,
le^ esaais de ces inventeurs de l'écriture chinoise , au
point qu'aujourd'hui menue les littérateurs qui recher-
obent l'étymologie de ces signes antiques pour les
dasser dans les dictionnaires, forment, sans le vouloir
et sans s en apercevoir, des séries de caractères qui
représentent parfois des groupes d'êtres lieureusetnent
rf^prochés les uns des autres, des genres bien &its et
de véritables familles naturdUes.
On peut bien croire néanmoins qu'à coté de ces
aperçus judicieux, qui n'e]|âgent, après tout, qu'une
attention .ordinaire et la simple inspection des caraco
tères e&térieurs , on rencontre bien des irr^^ilarités
produites par une ^norance pi^^que coni}dète de la
structure interne des êtres et des lois de l'organisation;
iies baleines et pbisieui's mollusques sont placés parmi
les poissons. Les chauves-souris et l'écureuil-volant sont
désigaés par des caractères qui se rapportent au type
du rat ; on n'a pas laissé de les ranger parmi les ci-
seam^, La définition qu'on donne des insectes porte
sur ce que ces animaux ont la chair dans l'intérieur
du corps et les os à l'extérieur; mais ceux qui ont
fait cette observation curieuse, y dérogent immé-
diatement en iiitroduisaot dans cette classe les gre-
nouilles et d autres animaux qui n'ont de commun
avec les insectes que le dégoût qu'ils inspirent. A la
vérité , des méprises de cette espèce se commettent
ET DE HTTÉRATDRE ORIENTALES. 315
d^a» des pays j^us éclairés que la Chine, et il n'^ ^
pas l^pgtemps que no$ dictionnaires usuels en pré*
90ntàimt .eqcore des traces. Quant à leur ignorance eik
aii^toiâ[iie , le# Chinois n*ont )pas Texçuse des préjugéts
qui « qh^ d autres peuples , font attacher de Thorreur
9tl qieurtre des Animaux et au contact dess cadavris^v
M^ au lieu d'étu4ie|r Torganisation comme elle est « ilf
opt vbulu déterminer par le raisonnement contmeot
elle dey^it être, et cette prétention les a souvent en-
tr^l^és loin du but qu'ils se proposaient d'atteindre^
Une de leurs erreurs les plus étranges est celle qui
a rapport à la transformation des êtres les uns dans
les aul3res* Des contes populaires, des observatiob^
mal faites sur les métamorphoses des insectes, ont
donné naissance à des théories ridicules. Des ^bsurr
dilé^ sayaote^ se sont ajoutées à des préjugés puérils;
et ce que le vulgaire avait cru voir , les philosophes
sppit venus Texpliquer. Rien n'est plus aisé dans lé
système oriental sur la constitution de l'univers : une
matière unique, infiniment diversifiée » se montre dans
tous les êtresi Les variations n'affectent que les pro-
piiétés apparentes des corps, ou plutôt les corps ne
sont eux-mêmes que des apparences; C'est ainsi qu'on
a vu quelquefpis des spéculations de métaphysique
exercer de l'influence jusque sur les connaissances po-
sitives^ et les illusions de l'alchimie naître de celles de
l'idéalisme et des doctrines mystiques.
Suivant ces principes , il n'y a rien d'étonnant à voir
216 MÉLANGES D'HISTOIRt
le fluide de la foudre et les étoiles mêmes se convertir
en pierres, comme cela a lieu dans les aérolitfaes.
Des êtres sensibles deviennent insensibles, témoin
les fossiles et les pétrifications. La glace, enfermée
sous la terre pendant mille ans, se transforme en
cristal de roche, et il ne faut au plomb, le père de
tous les métaux, que quatre périodes de deux cents
ans chacune, pour passer successivement à Tétat d'ar^
senic rouge, d^étain, et enfin d'argent. Au printemps,
le rat des champs se change en caille , et les cailles
redeviennent rats à la huitième lune. Le ton avec le-
quel ces merveilles sont racontées par les auteurs est
bien un peu équivoque ; mais il y a lieu de croire qu'ils
en admettent du moins un certain nombre comme
prouvées , et qu ils ne voient rien de véritablement
impossible dans les autres. Un naturaliste chinois,
moins crédule que ses confi:ères, se moque agréa-
blement d*un d'entre eux pour avoir cru à la méta-
morphose du loriot en taupe , et des grains de riz en
poissons du genre cyprin : « C'est là , dit-il , un conte
« ridicule. H n'y a de constaté que le changement du
a rat en caille, lequel est rapporté dans toutes les
« éphémérides, et que j'ai constamment observé moi-
-même; car enfin il y a une marche constante pour
a les transformations comme pour les naissances. » Les
animaux , selon les Chinois , sont ou vivipares comme
les mammifères , ou ovipares comme les oiseaux ; ils
naissent par transformation, comme la plupart des
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 217
insectes , ou par un effet de rhumidité , comme les
grenouilles , les limaçons et les scolopendres.
C'est un caractère particulier des fables chinoises ,
(pie rien n'y est presque jamais rapporté à Tinterven-
tion des êtres supérieurs à l'homme. De même, dans
ces théories d'une physique mensongère , tout est at-
tribué à un développeipent spontané qui s'exécute
d'après des lois invariables. Tout y est parfaitement
combiné, même ce qui est contraire au bon sens ; tout
s'y explique par l'action de causes réputées naturelles ,
alors même qu'elles sont entièrement imaginaires.
Cest surtout depuis que les opinions de l'école qui
s'est formée au xin* siècle sur l'éther et la matière
fixée ont été généralement répandues, que ces théo-
ries ont pris faveur. On rend compte de tous les
phénomènes par l'action de ces deux principes, par
le resserrement et l'expansion, l'attraction et la ré-
pulsion, le repos et le mouvement. C'est une véri-
table Explication universelle. On comprend très-bien
ainsi comment sont nés les cinq éléments et toutes
les propriétés opposées, dont le jeu influe sur les
corps , le sec et l'humide , le fi'oid et le chaud , le doux
et l'amer , les couleurs , les odeurs , les vertus médi-
cinales. On dit d'où provient la différence des sexes
dans les animaux, quelle est la cause des maladies,
et pourquoi , parmi les végétaux , les uns ont un tronc
ligneux et les autres une tige herbacée. Des tableaux
où ces propriétés sont mises en regard les unes des
218 MÉLANGES D*HISTOIRE
aiftres , servent à donner une raiâon de tout ce qu'oit
ne sait pas en météorologie, en chimie, ^ histoire
natureliô et sâitout en niédeciiie. he succès dé ces
sprtes de systèmes est presque toujours assuré, même
Ikm;^^ de Chine , parce qu'il est commode de pouvoir
mettre des mots à la place des choses, de n'êtte ja^
mais arrêté par rien, et d'avoir des fbmmies toutes
prêtes pour tous les cas embarrassants^ C'est ain^ que
s'est formé un jai^gon scientifique qu'on croirait em-
prunté de notre scolastique du moyen âge , et qui ,
bien plus que l'écriture figurative» a dû contribuer &
retenir les connaissances des Chinois dans l'état d'en^
faxice où nous les voyons de nos jours*. L'expérience
£»it Voir que « quand l'e^rî}: humain est une Sois ^n-
g9gé dans ces fausses routes, il lui Êiut^ poim* s'en
d^tournôr» des siècles et le secours d'nn homme de
génie. Les siècles n'ont pa^ manqué à la Chine; mais
l'homme dont les lumières supérieures feraient évar
noMir ces lueurs trompeuses ) y pourra difficilement
e:ic€rcer cette heui^euse influence, t^nt que les insti-
tutions politiques y tiendront éloignés des sciaices
spéculatives tous les esprits actifs et d'une tretnpe id-
g<Hureusej en les appelant, par la voie des concotirs,
aux honneurs et aux emplois, et en les confinant
ainsi dans les détails de l'administration et les fonc-
tions de la magistrature*
Toutefois , Ton sait que , par une heureuse contra-
diction dont quelques-unes de nos études m/êmes ont
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 219
autrefois présenté des exemples, les théories les plus
(posées à la raison n'entravent pas toujours, autant
qpEi*mDi pourrait Tappréhender , la marche et les pro^
gp^ des sciences d'observation. L'attention qu'elles
éveillât n'est pas entièrement stérile. Bien voir et
nybooner faux, ne sont pts deux choses lout â fait in-
oQiiqiâtibles , et les naturalistes de la Chine , comme
les dbiaustes et les médecins de nos anciennes écoles,
ont quelquefois su les concilier. Les Chinois ont de
bons yeux et beaucoup de^ersévérance , ils sont pa-
tients et minutieux , deux qualités précieuses dans la
cooteinplation des êtres naturels. Us ont une con-
fiance outrée dans les vertus des simples, et cela même
les rend circonspects dans l'usage qu'ils en font, et
attentij& â les bien distinguer les uns des autres ; c'est
un de ces cas rares où l'ignorance a du bon quand
elle est modeste et consciencieuse. A force d'étudier
la nature dans l'intérêt de la pharmacie , leurs idées
se sont successivement étendues. Ils ont amassé jus*
qu'i deux ou trois mille espèces des trois règnes, dont
ils ont établi la synonymie , et passablement marqué
les rapports et les différences. Le meilleur traité d'his-
toire naturelle que nous ayons d'eux est en quarante
volumes , et U vaut bien le dictionnaire des drogues
de Lémery. Ce qu'on trouve de mieux dans ces sortes
d'ouvrages, c'est l'histoire des mœurs, des habitudes >
des usages. Les descriptions sont détaillées et géné-
ralement exactes, sans être méthodiques. Les figures,.
220 MÉLANGES D'HISTOIRE
surtout celles qui sont coloriées , valent quelquefois
mieux encore que les descriptions; car on sait que
les peintres de la Chine excellent dans les parties de
Tart qui n'exigent ni style j ni ordonnance, ni expres-
sion. De plus, les nomenclatures sont régulières; et
les classifications , malgré les défauts qui les déparent,
peuvent sembler prodigieuses chez ces peuples de
Textrémité du monde , où Ton s^étonne toujours de
rencontrer quelque chose qui ait le sens conmiim. Les
livres de botanique et de'Èoologie, composés par des
auteurs chinois et japonais, peuvent donc être con-
sultés avec finiit , soit pour prendre une idée des pro-
ductions particulières à FÂsie orientde et des divers
genres d'utilité qu'on en tire, soit pour éclairer la
distribution géographique des espèces qui nous sont
connues. Enfin, et ce sera le dernier trait de notre
éloge , ces livres demeureront notre unique ressource,
tant que la timide ou prudente politique des gouver-
nements de ces contrées , rebelle aux vœux des amis
des sciences, les tiendra rigoureusement fermées aux
voyageurs européens. Et Ton peut croire qu*dle trom-
pera longtemps encore les efibrts de nos voyageurs
et les vœux des amis des sciences, si ces gouverne-
ments sont bien conseillés dans^lmtérêt de leur r^—
pos et de leur indépendance.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 221
DISCOURS
SUR LE GÉNIE ET LES MOEURS DES PEUPLES ORIENTAUX.
Le sujet que j'entreprends de traiter mérite assu-
rément Tattention des hommes éclairés; mais, pour
qu'il ne perdît rien de son importance à leurs yeux ,
il faudrait qu'A fut livré aux réflexions de chacun ,
avec les développements convenables. Le génie et
les mœurs des peuples orientaux embrassent mille
objets variés, et demanderaient plus de lumières en-
core qu'il n'y en a dans les trois sociétés asiatiques
de Paris, de Londres et de Calcutta. L'Inde, la Chine,
la Perse , la Chaldée ; la sagesse des mages , des lettrés,
des brahmanes; les religions, les coutumes, les lois,
les gouvernements de vingt peuples divers, durant
quarante siècles, ofirent une matière dont le génie
ioniême de Montesquieu n'a pu se rendre maître , et il
y aurait de la témérité à l'aborder , à moins de pos-
séder l'érudition d'une académie , ou la noble con-
fiance d'un auteur de Résumés. Je voudrais connaître
le secret de ces volumes si petits , et dont on peut
dire, comme de la maison de Socrate : «Plût à Dieu
«qu'ils fussent pleins de vérités!» De ces impercep-
tibles traités de chronologie et de morale , d'histoire
et de philologie , qui ressemblent au manuel du dis-
222 MELANGES D'HISTOIRE
tîllateur et du vinaigrier, avec cette dîfiFérence, que
ceux-ci sont d'ordinaire composés par des vinaigriers
et des distillateurs. Mais je n*^ai pas le talent quil faut
pour présenter des objets qui seraient à l'étroit dans
les longues colonnes de nos gothiques in-folio, parfaite-
ment éciaircis dans un moderne in-Sa . Je n'aurai donc
à exposer, sm* un sujet si profond et si étendu, que
quelques vues incomplètes, quelques observation^ dé-
tachées., des considérations incohérentes et des idées
sans liaison. Je sais, du reste, que les matières d'é-
rudition, toutes graves quelles paraissent, ne le sont
pas encore assez pour qu'il soit permis de les traiter
aussi superficiellement, et que la science du gouverne-
ment est peut-être à présent la seule où l'on puisse par-
ler de tout sans avoir rien appris. Mais , s'il n'est jamais
convenable de se reposer sur la patience de ses audi-
teurs, on peut faire la juste part de leur perspicacité.
Il y a , d'ailleurs , quelque chose d'encourageant
dans l'état où sont encore les questions qui vont
nous occuper. Si ces hommes consonmiés dans la
connaissance des langues savantes de 1! Orient, ces
philologues profonds , ces érudita du premier ordre ,
avaient tenté d'y porter la lumière , il serait téméraire
de venir, après eux , débrouiller ce qu'ils aiœaient cru
éclaircir, et soumettre de nouveau à la discussion
ce qu'ils auraient décidé. Notre devoir serait de les
prendre pour guides, s'il s'agissait des choses aux-
quelles ils ont consacré leur vie, la conjugaison des
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 223
, la distmction des supins et des géitmdifii, et
l*«:t de seand^ les vers; maïs ces points, auxquek le
pt^b^ÎG s'arrête , la marche de la raismi , le génie des
ÎDStitotions , le fondement des croyances religieuses,
smt, aux yeux des savants de profession, des baga-
tdies peu dignes de iix^r leurs r^ards , tout absorbés
qtt*ib sont par une multitude de détails cwîeux , où ,
ea vertu d'une sorte de réc^rocîté , le public , à son
tour, ne voit souvent que des particularités frivoles et
des minuties sans intérêt. Cette indiffifrence d'hommes
qui pèchent par trop de savoir, a livré l'Asie à d'autres
hmnmes qui n'en avaient pas assez; et, comme les
ttds ne songeaient pas à nous apprendre ce qui avait
élé, les autres se sont trouvés libres d'imaginer ce
qm avak pu être. De là , cette foule d'idées fausses et
de suppositions hasardées, de conjectures gratuites
et àe systèmes sans fondement, qui ont si bien tenu
lien de la connaissance des événements , à la grande
satisfaction de tous ceux qui aiment mieux rêver que
dé se livrer à l'étude , parce qu'il est infiniment plus
cokomode et plus doux de divaguer que de s'instruire.
Notre tâche se réduit donc au fond à rappeler quel-
ques opinions conçues indépendamment de l'histoire,
et & les vérifier en les rapprochant des faits. On peut,
saas trop die présomption , entreprendre cette revue
d^ Sdées systématiques , et s'en promettre quelques
réétdtats utiles; car, lorsqu'il s'agît d'hypothèses, il
n'y a rien , après l'art d'en fSaiire , qui coûte moins de
224 MELANGES DHISTOIRE
peine que de les renverser; et, dût- on ne parvenir
qu*à reconnaître son ignorance , toutes les fois qu*on
diminue le nombre des erreurs, c'est à peu près
comme si Ton augmentait le nombre des vérités.
Mais que pensera-t-on de ma hardiesse , si , dès les
premiers pas , je viens éveiller des doutes au sujet de
l'opinion la plus généralement répandue et la mieux
établie de toutes celles qui ont rapport aux nations
asiatiques? Ne croira-t-on pas que, en vue de l'atten-
tion dont on honore volontiers les idées singulières ,
j'ai recours , pour captiver mes auditeurs , à la £sicile
ressource du paradoxe? S'il est une notion accréditée,
un fait reconnu , un point inébranlablement arrêté
dans l'esprit des Européens , c'est l'asservissement des
peuples d'Asie aux anciennes doctrines, aux usages
primitifs, aux coutumes antiques; la constance de .
leurs habitudes , la fixité invariable de leurs lois et
même de leurs coutumes. L'immutabilité de l'Orient
a, pour ainsi dire, passé en proverbe; et cette opinion
conunode , entre autres avantages , a celui de rendre
superflues les recherches sur un. état ancien que repro-
duit si bien l'état moderne. Oserai-je, bravant d'abord
la conviction générale , venir troubler la sécurité dont
on jouit à cet égard , et présenter les Orientaux conmie
des hommes qui ont pu , suivant les époques , s'^-
rer en de nouvelles croyances, adopter des formes
variées de gouvernement, et se soumettre à l'empire
de la mode, en fait de coiffures .et d'habillements?
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 225
•
Les Européens , qui ont pris un goût prodigieux pour
le changement, en ce qui concerne toutes ces choses,
croiront que je vante les Asiatiques, en peignant leurs
variations, et je crains de passer pour un pan^;yriste
outré des Orientaux , en me rendant garant de leur
inconstance.
Mais , premièrement , quelle étroite liaison , quel rap-
port intime ont entre eux ces peuples qu'on nomme
Orientaux , pour qu*on leur applique une dénomina-
tion générale , pour qu'on les enveloppe , sans distinc-
tion , dans un jugement unique? H semble qu'il y ait
qudque part une vaste contrée , un pays immense ,
appdé ï Orient, et dont tous les habitants, formés sur
le même modèle et assujettis aux mêmes influences,
peuvent être décrits ensemble et appréciés d'après les
mêmes considérations. Mais qu'ont de commun tant
de peuples divers, si ce n'est d'être nés en Asie? et
l'Asie, qu'est -elle, qu'une vaste portion de l'ancien
continent, que la mer seule entoure de trois côtés,
et à laquelle il a- fallu, du côté qui nous avoisine, as-
.fflgner une démarcation fictive, et tracer des limites
imaginaires? Ces noms surannés, avec lesquels on
croyait s'entendre, ont eux-mêmes fait place à des
dénominations plus élégantes ; et l'on ne sait plus ce
qui est de l'Asie et ce qui n'en est pas , depuis que ,
ayant proscrit les quatre vieilles parties du^monde , les
géographes leur ont substitué une division en trois ,
en cinq ou en sk, avec les noms doctes et barmo-
i5
226 MÉLANGES D'HISTOIRE
nieux d'Océanie , d'Australie^ de Nothasie^ de Pcdyné-
sie,. Les Malais sontnils encore un peuple asiatique P le$
Moscbvîtes sont-ils déjà une nation européenne? exiate*
t-il autre dbose que de légers points de contiK^t entre
un Arménien, un Tartare, un Indien, un Japonais?
Tous ces Orientaux diffèrent plus les uns des autres,
que ne diffèrent rhàbitUnt de Westminster ou.de
Paris , de celui de Madrid ou de Saint^Pétersbouig.
Mais noujb les mettohs en commun, faute de connaître
ce qui les distingue ,. comme nous avons de la peine
à démêler, dans k figure des nègres ^ les traits qui,
de loin , nous paraissent compCMser des physionomies
identiques. Nouft confondons tdn^i les traits intellec*
tuels, niOus brouillons les physionomies morale, et»
die ce mélange, ii ré^dte un composé imaginaire,
un véritable être de raison , qui né resièmble à rien »
qu'on exalte gratuitemient , qu'on bMme à tout ha*
sard. On l'appelle un Asiatique, un Ori^dtal, et cela
dispense d'en savoir davantage; acuité précieiiae,
avantage décisif, que les mots gétfeériqUes assurent à
lOéux qui ne tieiinent.pais aux idées justes, et qui,
pour juger, se soucient peu d'approfondir.
Que si , au contraire , on voulait considérer les
objets d'un peu plus près, oik serait surpris de la
multitude de choses qu'oii ne sait pas , et nobfohdu
éé la ^odigieuaé diversité qu'on déooûvricait » . sous
mâle points de vue difféi^éuts , ches des hatidiis qu^
réunit id dans Une commune indifiérenœ, ou, pour
ET DE LITTERATURE ORIENTALES »27
pfiffkr plus nettement, dans une igdoratice univer-
sdle. Je ne parie pas de la variété des climats, ni de
celle des vêtements ^ qui en est la suite nécessaire. Je
ne m'arrêta point à celle des races qui se montre sur
les visages, et qui, dulie r^jîon à l'autre « bouleverse
les idées de beauté, au point de faire traiter de mons-
tre , sur la rive d*un fleuve , l'objet que , sur l'autre
ri^e, on entourerait d'hommages adorateurs. Je ne
dis rien des producti(xis naturelles, qui ont tant 4'in-
Qaence sur les habitudes soldes , pi des «langues ,
qui agissent si puissamment sur le goût littéraire* Je
m'attache surtout à deux points principaux, le$ cultes
et les lois, lei croyances e) les institutions^ double
objet de la plus haute importance , àmt les ch^nge^
ments entraînent tant de révolutions dans les mœurs
publiques et privées , 0t qui n'ofirent pas ^l| Asie
faffiigeante monotonie qu'oa y a eru voir« parce que,
malgré ce qu'en à pu dire un grai^d écrivaii), ils ne
dépendent pas absolument du clin^at propre à chaque
contrée ou« eh d'autres term<es,<de la pluie et4^ beau
tempst
La décadence de l'isiag^sme a a laissé subsister,
dms les parties de l'Asie qui touithemt à TËçrope ,
que des états sansi resiprt et (^ trônes privés 4*appui.
Leur Êiiblesse actuelle ne saurait £ure oublier leur
Vendeur passée ; mais y qaoiqu'ijl y ait bien quelque
chose à réformer dans les jugeme^jte qu'on pprte au-
jourd'hui sur les suoeesseur$ des ca^es et des Sofis ,
i5
228 MÉLANGES DHISTOIRE
d*Haroun Âlraschid et de Saladin , sur les descendants
des Arabes, qui ont conservé les sciences de la Grèce,
et des Maures, qui ont introduit la galanterie dans
l'Occident, j'aime mieux porter mon attention sur ces
contrées dont on peut encore étudier sans prévention
l'état moral et la constitution politique , l'Inde , le Ton-
quin» le Japon. A moins de dire du bien des Turcs,
des sujets de Feth Âli Schàh ou de Mohammed Âli, on
ne voit pas qu'il y ait rien de bien neuf à apprendre
au sujet de ces peuples, qui vivent d'ailleurs trop
près de nous pour que chacun ne se croie pas en
droit de les juger par soi-même , ou tout au plus en
consultant la gazette d'Âugsboui^ et les correspon-
dances de Trieste et d'Odessa. Trois mois de séjour
à Gonstantinople ou à Smyme , huit jours au Caire
ou à Tunis , ont mis des milliers de personnes en état
de n'avoir besoin d'aucun secours pour raisonner sur
les nations musulmanes. Les nations au sujet des-
quelles on peut attendre encore quelques renseigne-
ments intéressants sont celles qui habitent bien loin,
qu'on visite rarement , dont les journaux ne parlent
presque jamais, et qui, par conséquent, sont à peu
près inconnues de ceux qui ne sentent pas le besoin
de recourir à d'autres sources d'instruction.
C'est après avoir traversé l'Indus, qu'on entre dans
des contrées où s'est conservée cette empreinte native
que n'ont pu effacer dans la réalité , ni dénaturer à
nos yeux, les efforts et la persévérance des Occiden-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 229
taux k les parcourir, à les subjuguer, à les dépouiller
et à les décrire. Là se trouvent encore les disciples
de ces brahmanes, dont aujourd'hui, comme au
temps d'Alexandre, on vante la sagesse sur parole, et
dont le mérite le plus incontestable est d'avoir su
revêtir des idées communes des formes les plus ex-
travagantes. Là, trente nations, auxquelles l'usage a
attribué le nom d'Hindous, ont obtenu*, d'une troupe
de marchands chrétiens qui les a assujettis , l'autorisa-
tion provifoire d'adorer les idoles et de brûler vives
les femmes qui ont eu le malheur de perdre leurs
époux, à la charge de reconnaître comme 'suzeraines
quelques maisons de commerce de la Cité de Londres,
et d'alimenter de matières premières les filatures de
Birmingham et de Manchester. Au delà du golfe de
Bengale, sont les Barmans, qui couvrent de lames
d'or des colosses de divinités et d'animaux, des ponts ,
des tours et des monastères entiers. Ces peuples , dont
la dévotion magnifique et la somptueuse idolâtrie ne
pouvaient manquer d'exciter l'intérêt de leurs voisins
du Bengale, Tiennent de recevoir de ceux-ci une
leçon de tactique et de diplomatie européennes , et
n'ont recouvré leurs bonnes grâces que par le sacri-
fice de quatre ou cinq provinces. Sur le rivage op-
posé de la presqu'île, l'empire annamitique doit à
quelques missionnaires et officiers venus de France
de posséder des flottes , des troupes régulières et des
places fortifiées , et peut , grâce à cet accroissement de
230 MÉLANGES DHISTOIRE
puissance , subsister &moTe ijuelque temps , à moins
que ies Barmans , qui les séparent aicore dés posses-
sions britanniques , ne s'avisent dWoir de nouveaux
différends avec ie<9 dominateurs de THindoustan, et
de se raccotnmodej^ «li m^e prix avec le gouverne-
ment de Gaieutta. Nous ne pariorons pas des grandes
tles dé Tarchipel oriental, parce que Tiiidustrîe euro-
péenne n'y a laissé subsister^ de la civilisation iiidîgène ,
que ce qui étdt ^oureusen^ent nécessaire à la récolte
du camphre et de la noix muscade* Mais nous irons,
au bout du pionde, admiret*, dans les îles japonaises,
le plus sage de tous lés états de l'Asie, un peuple qui,
après avoir mârement pesé ce qu^ii y avait à ga^er
& ia fréquentation des Européens, et ce qu'il pouvait
en appréhender, s'est décidé prudemment à ieiir iàiy
mer tout accès dans ses ports , à ies exclure de ses
comptoirs , mesure qui peut être déolarée préjudi-
ciable aux intérêts de tios commerçants et à la curio-
sité de nos philosophes, mais qu'if est difficile de
blâmer , quand oh voit comment a été récompensée
l'hospitalité des habitants de l'HindoustaU , de Gey-
lan , de Java , de Sumatra et de toutes les contrées où
Ton a fkit un bon accueil aux navigateurs partis des
ports 4u Portugal , de la Hollande et de la Gi^nde-
Bretagne.
n reste l'empire chinois , vaste agri^tion d'états et
de nations de toutes races, qui est depuis 3ooo ans
à Tëutre extrémité de notre continent, ce que furent,
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 251
éêms i^ccident , Rtoie pendant quatre siècles, et Yem-
fite de Ghatiemagne durant la vie d'mi homme , un
«entee de fmisiaiiee , d'mflaence politique t% 4e supé-
riorité intdtectueiie. Là, nous observons un speclaeie
ûôuteatt, des gens de lettres d'aocorfl entre eux, et
a'eiitendant paisSdem^t pour assuc^r la subsistajnce
de liéuic'pu trois cents miUions d'hommes. G est le sau]
•état asiatique qui ojffine enoôre uqr^ principe de durée et
des ^antles 4e stabilité ; capr, malgré les \œ\kx et les
ikiei)9ces de certes diplomates de mauvaise humeur
et d^ queiqiiei géograjphes ambitieux/^ qui les con-
^étes ne coûtent rien, il n'y a pas d'apparence que
fa Chine puisse de sitôt être d^nembrée par les mar-
chands de thé de Ganton , ou epvahiç par les troupes
légères de la Mosoovie; double événement qu'on
i^garderait pouvant, h Londres et à Saint^-Péters-
bourg , comme infiniment avantageux aux progrès de
la civilisation.
Je n^ai rien dit, dans ce tableau rapifle, ni du
Tibet, pays que les disci^ôs de BaïUy et de Volney
avaient pris si Ibrt en reeommandation , parce qu'ils
le croyaient dv^iisé depuis une épp({ue bi^n plus an-
eieiine que le déluge universel , et qui s'est trouvé
n'avoir, à l'examen , que l'avantage de posséder les plus
hautes montagnes du globe , et les chèvtes les mieux
pourvues de duvet; ni de cette Tartarie qu'on appelle
encore , sur nos cartes , mdépendojrite , quoique , depuis
une centaine d'années, elle dépende de la Ghine et
232 MÉLANGES t) HISTOIRE
de la Russie. Ces vastes régions, d'où sont sortis tant
de fléaux du genre humain, ont été, à leur tour, en-
vahies par leurs anciens vassaux, et partagées A IV
miable entre les deux hautes parties contractantes,
sans que qui que ce soit en ait souffert, si ce n'est la
population indigène, que, en quelques circonstances,
on a été obligé d'exterminer, et sans que nos politiques
ni même nos géographes aient daigné s'en apercevoir.
L'Europe ne s'informe pas de ces bagatelles , et c'est
ia nouvelle édition de l'atlas russe qui nous a appris,
l'année dernière , qu'une contrée plus grande que la
France venait d'être réunie au gouvernement de Si-
bérie , non par un traité ou par une armée , mais par
un ingénieur-géographe, qui a tracé une ligne de
carmin tout autour de la partie du pays des Kirkis
qui s'est trouvée placée à la portée de son pinceau
et à la convenance de ses supérieurs.
Telle est, dans l'état actuel des choses, l'étendue
du sujet que nous avons abordé ; tdde en est aussi la
principale distribution. La revue sommaire que nous
venons d'en faire montra assez, ce me setnble, qu'il
ny a que peu ou point de traits communs entre huit
ou dix de ces peuples principaux que nous avons
nommés , et que chacun d'eux doit avoir sa physio-
nomie morale, politique et religieuse, qui le distingue
de ses voisins Indiens , Chinois , Japonais, Tartares,
Malais. Tous ces gens-là peuvent être appelés Orien-
taux , car le soleil les éclaire avant de nous apporter
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 233
sa lumière , ou Asiatiques , car ils habitent à f est des
monts Oural , qui, sur les cattes les plus à la mode ,
marquent la séparation de TEurope et de TÂsie. Mais
il doit être bien entendu qu'ils n'ont de commun que
ces dénominations mêmes, qu'on emploie pour abré-
ger des mots vides de sens et des termes sans valeur,
ce qui na d'inconvénients que pour ceux qui s'en
servent sans y faire attention et sans les définir. Ce
que ces nations peuvent encore offrir de semblable ,
c'est le même entêtement en ce qui les concerne, la
même injustice à l'égard des étrangers, qui distin-
guent les nations policées de l'Orient. Des préven-
tions non moins obstinées, des préjugés non moins
aveugles les séparent et les tiennent éloignées les unes
des autres , et un Japonais à Téhéran , un Égyptien
ou un SÎQgalois, transporté dans les rues de Nanking,
y paraîtrait un être aussi remarquable , aussi singulier
et presque aussi ridicule qu'un Européen.
Mais croirait -on, du moins, que, en remontant
dans le passé, il serait possible de découvrir quel-
que chose de cette civilisation uniforme , de ce type
primitif et universel auquel, pour principsd caractère,
on assigne la fixité et l'immobilité ? Si différents main-
tenant les ims des autres , les Orientaux le seraient-ils
devenus par un effet du temps.... auraient-ils été sem-
blables entre eux à des époques reculées ? seraient-ils
devenus changeants par suite d'un changement , et
seraient-ce des révolutions qui les auraient mis en
33& MBLAN6ES D'HISTOIRE
goûtP L'histoire de l'Asie r^ond à toutes ces ques-
tions; et, siiVm s'en forme quelijuefois une idée si
Inti^se, c'est qu'il en coûte qudçie peine ^our fétu-
dipr, et* que la plupart de ceux qui en ent parlé ont
tneuvë pi|is ed|ut de la faire que de la lire^
La religion et le gouVem^nent sent (je crois pou-
voir l'assurer ici) ^u nombre des ehoses qui ne dot-
vent pais varier sans nécessité ; oar des honttues qui se
laisséi^ent aller à la légèreté sur ^oute autre. cho9e
pourraient encore , à k rigueur, i>edouter le (Ran-
gement 9ur oe^ deux points» Mais les boipmes sont
hoienmes en Asie comme aifleurs^H et l'ineonstanoe , en
des sujets gr^T^s; y a été de tout tanps une maladie
attadiée i la oondilûm humaine. Aussi trouvon&nous,
da&s les annales de fcette partie du mcmde, des ma-
tériauK si abondants pour l'histoire des erreurs , des
folies et des inconséquences , qu'il fetit que nous nous
sentions bien riches de notre propre fonda, pour
négliger tant de leçons utiles et de belles expériences,
qui, du moins, ne nous compteraient pas un^ larme et
pas un million.
L'Asii» est ie domain^ des fables , des rêveries sans
objet, des imaginations fantastiques; aussi, quelles
éttonantes variations, et, on^ peut le dire .quelle dé-
plorable diversité n'observent- on pas dans ia manière
dont la raison humaine , privée de guide et livrée k ses
seules inspBrations, a tâché de satis&ipe à ce premier
besoin des sociétés antiques , la religion ! S'il est peu
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 236
de Yérités qui n'aient été enseignées en Asie , on peut
dite « en reYanche , qu'il est peu d extravagances qui
n'y aient été eâ bonneur^ La seule nbtnend^ture da^
cultes qui tour à tour ont pHvaiu dans l'Orient attriste
le bon saiis <et effi:aye l'imagination. L'idolâtrie des
' sabéens^ l'adoration du feu et dm éléments, l'isla*-
niisme, le polythéisme dés brabjnanesi celui des boud-
dhistes et des sectateurs du grand L^tma ^ le culte du
dd et des ancêtres « celui dê$ esprits et des détnous,
et tant de sectes secondaires ou peU oonnues, enchérir
sant i'une sur l'autre en fait de dogmes insensés ou de
pratiques bisarres , ne doiineut-elles pas l'idée d'ime
assez grande variété sur un point a^se? important?
0t que peut-il y savoir de fixe et d'arrêté dans la
morale, les lois, les coutumes, quand on voit ainai
vaciUei" la base de toute morale , de toute législation
et de la sociabilité même? Au reste, ce n'est pas un
seul peuple , Une race unique , en Asie , qu'on aper-
çoit livrée à ces fluctuations intellectuelles; tous les
peuples , toutes les races ont apporté leur contingent
à ce vaste répertoire des folies de notre espèce; et»
à l'empressement avec lequel on les voit successive-
ment adoptées chez les nations qtii ne leur avaient
pas donné naissance i on dirait, contre l'opinion com"
mune , que chej& ces hommes , si obstinément attachés
aux idées antiques, le besoin du changement l'em-
porte sur la force même de l'habitude et sur l'empire
des préventions nationales, tellement, qu'un système
236 MÉLANGES D'HISTOIRE
nouveau «st toujours bien venu près d'eux, pourvu
qvLÎl soit en opposition avec le sens commun; car les
idées raisonnables ont des allures moins vives et des
Succès moins prompts; elles ne séduisent de prime
abord que les bons esprits, et il faut ordinairement
bien du temps pour qu'elles jouissent de la même
faveur auprès de la multitude.
Les anciens Arabes adoraient les astres , et c'est du
sein de cette idolâtrie (la seule excusable peut-être,
s'il était permis d'identifier l'artiste avec son plus bel
ouvrage) que naquit le réformateur le plus attaché
au dogme de l'unité de Dieu, au point qu'on peut
seulement lui reprocher d'en avoir outré les consé-
quences. De nos jours , ces peuples , qui ont imposé
le joug de l'islamisme aux Persans par la victoire, et
aux Turcs, en cédant à leurs armes, viennent d'essayer
un nouveau culte , qui a manqué d'avoir le sort bril-
lant de la religion de Mahomet , et qui l'eût obtenu
peut-être, s'il n'eût été un peu trop épuré pour
triompher de l' Alcoran. L'antique religion de la haute
Asie subit une première réforme au temps de Zo-
roastre, et varia deux ou trois fois encore entre cette
époque et celle de la conquête de la Perse par les
califes. La Chine, évitant un mal par un autre, se
préserva longtemps de l'idolâtrie par l'indiflTérence,
et, cependant, deux religions principales et quatre
ou cinq systèmes philosophiques enseignant des opi-
nions contradictoires, la partageaient déjà du vivant
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 237
de Gonfticius. Un troisième culte s* est joint depuis
aux deux premiers , et tous trois sont maintenant en
possession d'un empire qui compte pour sujets un
tiers de la race humaine. On pense bien que laT ré-
partition nest pas égale , et que , si les esprits cul-
tivés sont attachés aux principes de Gonfucius, la
majorité est acquise à celui des trois qui parle le plus
à l'imagination. Mais ce qu'on aurait peine à troiwcr
ailleurs,, ce sont des gens qui les ont embrassés
tous à la fois, sans s'embarrasser de les concilier.
Le Tibet et le Japon ont aussi reçu de llnde cette
même religion de Bouddha, ce culte voyageur, qui
a parcouru le continent et les îles, policé les pasteurs
des vallées de THimâlaya et les cavaliers duTurkestan ,
et fondé des monastères et des bibliothèques sur les
pics inaccessibles du Tibet et dans les déserts sablon-
neux de la Tartane. On a désigné le bouddhisme par
le nom de christianisme de V Orient ^ et, à la convenance
près, cette exagération exprime assez bien l'impor-
tance des services qu'il a rendus à l'humanité.
LTnde , enfin , vaste région qui semble oQrir tous
les contrastes, rassembler toutes les contradictions,
et receler l'origine de la plupart des opinions des
philosophes, l'Inde, qui a vu naître les métaphysi-
ciens les plus subtils et les plus grossiers idolâtres ,
n'aurait pas eu besoin des étrangers pour faire suc-
céder les unes aux autres les croyances les plus con-
traires. Elle peut vaf^ier sans cesse, en puisant tou-
238 MÉLANGES D HISTOIRE
joui?s dans àpn propre fonds ; la diversité est , pour
ainsi dire , le caractère de ses habitants ; et la seule
disposition rel^ieuse qui ne change pas cheat etu^
c'est Tinclination pour le changement* Les mêmes
livres subsistent dans l'Inde depuis le commeDcement,
mais on les explique de toutes sortes de manières;
on y trouve tous les sens que Ton y cherche, et les
geiines de doctrines diamétralement opposées. Un
même passage des mêmes textes classiques veut éâte^
selon qu'on se plaît à l'entendre, qu'U faut adorer un
seul Dieu; qu'il en faut honorer des millions; que
tout est Dieu; que Dieu n'est pas, équivoque témé-
raire, assertion blasphématoire, si ceux qui la pro-
fèrent ne se hâtaient d€i l'interpréter, en avançant
que Dieu n'est rien de ce que nous pouvons conce>-
voir, qu'il est tout ce que nous ne concevons pas,
et s'ils ne proclamaient ainsi, comme en dépit d'eux-
mêmes , la faiblesse de l'homme et la grandeur du
Créateur. Les Hindous avaient autrefois l'odieux sys*-
tème des castes ; ils le renversèrent depuis ; ils Foât
repris, et s'y montrent plus rigoureusement asservis
que jamais. Ceux d'à présent imaginent, chaque jour,
de nouveaux objets de croyance , et grossissent per-
pétuellement la foule des idoles auxqudles s'adressewt
letirs dévotions. Le choUra^morlms obtint, |1 y a quel-
ques années , les honneurs de Tapothéose , sous le nom
de la déesse (Ma Bibi , et peut-être les verrons*;- nous
accorder quelque jour à la Compagnie des Indes ,
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 239
le petit peuple du Bed^et qui en entend parier
cesse et ne la voit jamais, prend pour une yieille
dtafÈe pniasMfnnietit riche et qui habite bien loin, à
iaqwefle il £nit beaucoup d'argent, et qui, sans doute ,
TJi bien longtemps à son gré.
Ia rel^ion et la polilîque se touchent partout , et
ae confondent en quelque sorte quand on remonte
irers l'origine des sociétés. A en juger par la tradition ,
tXB deux choses n'en feisaient d abord qu'une dans
lea relions orientades de TAâe, et les gouvernements
n'y ressemblaient guère , il y a quarante siècles , à ce
que nous royons aujourd'hui. On y donnait à l'em-
pire le nom de Ciel; le prince s'appelait Dieu, et con-
fiait à Mes Kiinistres le soin d'éclairer, de réchauffer ,
de fertiliser TuniTers. Les tilres donnés à ces mhiistres
bîen&isantB, et les habits qu'ils portaient, répondaient
à de si nobles fonctions. Il y en avait un pour repré-
senter le soleil , un second pour la lune , et ainsi pour
les autres astres. Il y avait im intendant pour les
montagnes, un autre pour les rivières, un troisième
pour l'air, les forêts , etc. Une sorte d'autorité sur-
naturdle était attribuée à tous ces fonctionnaires.
L'harmonie d'un si bel ordre de choses n'était guère
troublée que par les comètes ou les éclipses, qui
seiiibiaîent annoncer à la terre une déviation dans
la marche des C(h^ célestes, et dont l'apparition,
quand elle se renouvelle à la Chine, porte encore
de rades atteintes à la popularité d'un homme d'état.
240 MELANGES D'HISTOIRE
Un système tout semblable parait avoir été établi
très-anciennement en Perse. Mais dans lune et dans
l'autre contrée, des événements tout terrestres ne tar-
dèrent pas à dissiper ces brillantes fictions. Des guerres,
des révoltes, des conquêtes, des partages amenèrent
rétablissement du gouvernement féodal , qui dura , dans
l'Asie orientade, sept à liuit cents ans, tel à peu près
qu'il exista dans l'Europe au moyen âge, et qui s'y
reproduisit plus d'une fois par l'effet des causes qui
l'avaient fait naître. La monarchie prévalut pourtant
en général , et finit par obtenir un triomphe complet
et définitif, de sorte qu'il arriva à la Chine ce que
l'on eût vu en Europe , si les rêves de ceux qui ont
aspiré à la monarchie universelle se fussent réalisés ,
et que la France avec les deux péninsules , l'Allemagne
et les états du nord , n'eussent formé qu'un vaste em-
pire soumis à un seul souverain et régi par les mêmes
institutions. Le contre-poids de la puissance impériale,
d'abord assez léger, fiit la philosophie de'Gonfucius.
Elle acquit plus de force au vu* siècle qu'elle s'oi^-
nisa régulièrement , et U y a maintenant douze cents
ans que le système des examens et des concours , dont
le but est de soumettre ceux qui ne savent pas à
l'autorité de ceux qui savent , a réellement placé le
gouvernement dans les mains des hommes instruits.
Le» irruptions des Tartares, gens fort peu curieux
de littérature, ont parfois suspendu la dominaticm
de cette oligarchie philosophique; mais elle n'a pas
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 241
tardé à reprendre le dessus, parce qu'apparemment
les Chinois préfèrent Tautorité du pinceau à celle du
sabre , et s'accommodent mieux de la pédanterie que
de la violence. Des hommes très-habiles, qui ont re- ,
cherché fort savamment comment le gouvernement
chinois avait pu subsister sans altération pendant
quatre mille ans, avaient, comme on voit, négligé
une précaution indispensable : les raisons qu'ils assi-
gnent à ce phénomène sont assurément doctes et bien
imaginées; mais ]e fait dont ils rendent mi compte si
judicieux n'est pas vrai , et le même malheur n'arrive
que trop souvent aux explications philosophiques. Les
Chinois ont changé de maximes, renouvelé leurs ins-
titutions, essayé diverses combinaisons politiques; et,
quoiqu'il y ait des choses dont i]s ne se sont pas
avisés, leur histoire présente à peu près. les mêmes
phases que le gouvernement des hommes a parcou-
rues pai^out ailleurs.
Trouverons-nous au Japon plus de constance et
d'uniformité ? Pour ne rien dire de l'administration
des dieux et des demi-dieux , qui a précédé tout et duré
quelques millions d'années, le gouvernement patriar- *
cal a commencé six siècles avant J. C. et subsisté
dix-huit cents ans. Un généralissime s'est ensuite em-
paré du pouvoir terrestre, tout en montrant le plus
profond respect au pontife qu'il dépouillait ; et le droit
du plus fort étant devenu au Japon la règle des droits
de chacun, il y eut des usurpations, des changements
16
2M MÉLANGES D'HISTOIRE
de dynastie, des rébellions, des concessîM» de 1er-
rain, des fieft érigés. De là naquit cette ibrme de
constitution que Ton contemfde encore de nos jours
avec admiration , nn pontife roi , on connétable nsur-
pateur, et cinquante grands rassaux , imposant à des
insulaires remuants et indociles le triple joug dVoai
goiiYemement k la fois théocratique, militaire et feo-
dd , comme pour montrer qu'un état peut résistar A
tous les genres de corruption et de contradictkm ,
pourvu qu'un bras de mer le sépare du continent.
Si nous promenons nos regards sur les parties cen-
traies et occidentales de TÀsie, nous y obsenrerons,
sous le point de vue qui nous occupe , la même mo-
bilité, la même inconstance, ou plutôt, la même va-
riation, produite en tous pays par cette succession
de causes inconnues et d'influences irrésistibles, d'ac-
tions et de réactions qui tendent sans cesse k modifier
l'état social , indépendamment des volontés hiimaines
et pour des motifs inaccessibles k nos lumières.
L'Arabie , qui ne connut d'abord que l'autorité des
patriarches, soumise ensuite à des rois, vit naître et
s'éteindre le pontificat des califes. On ne saurait
compter les princes qui, sous des titres divers, reli**
gieux, politiques ou militaires, ont tour à tour gou-
verné cette contrée, qui avait donné des souverains
à trente royaumes compris entre le détroit de la
Sonde et cdni de Gibraltar. La Perse et rÀssyrie,
siège des plus anciens empires du monde, ont subi
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 243
les mêmes vicissitudes. Gomme à la Chine , la féoda-
lité y a remplacé la théocratie, et avait elle-même
fait place à une monarchie régulièrement organisée ,
lorsque Tinvasion des musulmans vint mettre fin au
gouvernement national de ces régions. Le Tibet, pays
de pasteurs, exposé aux incursions des nomades du
nord , n'eut des rois que fort tard. Au xiif siècle , un
pontife , sous le nom de grand Lama , y possédait la
double puissance d*un monarque et d un dieu. En lui
enlevant la première, la cour de Péking lui a laissé
l'autre, et s'en sert, dans l'intérêt de sa politique,
pour contenir des sujets remuants et indociles, tels
que les Galmuques et les autres Tartares, gens peu
traitables et généralement enclins à désobéir, à moins
que celui qu'ils regardent comme le roi du Ciel ne
sanctionne les ordres qui leur sont intimés par les
princes de la terre.
Quant à l'Inde, il y a, je dois l'avouer, dans l'his-
toire des gouvernements de ce pays , un genre d'uni-
formité tout particulier: de temps immémorial, les
étrangers se sont chargés de leur en fournir. Inoffen-
sifii et pacifiques à l'excès , les Indiens ont habituelle-
ment été la proie du premier assaillant; et s'il fallait
une preuve de la richesse inépuisable de la région
qui les nourrit, on la trouverait dans la constance
avec laquelle, depuis trois mille ans, tant de peuples
divers en ont enlevé les productions , épuisé le sol ,
et tyrannisé les habitants. Les Scythes, les Perses,
16.
244 MÉLANGES DHISTOIRE
les Macédoniens, les musulmans , les Tm*cs, les Mon-
gols, les Européens, ont successivement exarcé sur
les GUndous le privii^e de la conquête. Jouets des
querelles de leurs dominateurs et sujets fidèles de
celui qui sait les asservir le dernier, les paisibles et
industrieux indigènes de ces belles régions ont cultivé
le coton, filé le duvet de Cachemire, recueilli les dia-
mants de Golconde et les rubis de Gandahar, au
profit des Portugais , des Hollandais , des Français et
des Anglais. Bientôt il n y aura plus dans leur terri-
toire un seul prince de leur race ; et ceux qui restent
encore, soumis par leurs vainqueurs à d'humiliantes
conditions , ne pouvant entretenir ni soldats , ni places
fortes, ni éléphants de guerre, sont réduits, pour
passer leur temps et dépenser leurs revenus , à com-
poser des dictionnaires et à les faire imprimer, avec
l'approbation de la Compagnie des Indes.
Un trait frappant, au milieu de tant de variations
dans la forme des gouvernements orientaux, c'est de
ne trouver nulle part , et presque en aucun temps ,
ce despotisme odieux et cette servitude avilissante
dont on a cru voir le génie funeste planer sur l'Asie
tout entière. J'excepte encore une fois les états mu-
sulmans , dont la condition et les ressorts réclament
une étude particulière. Partout ailleurs, l'autorité sou-
veraine s'entoure des dehors les plus imposants, et
n'en est pas moins assujettie aux restrictions les plus
gênantes, j'ai presque dit aux seules qui le soient
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 245
effectivement. On a pris les rois d'Asie pour des des-
potes, parce quon leur parle à genoux et qu*on les
aborde en se prosternant dans la poussière. On s en
rapporte à l'apparence, faute d'avoir pu pénétrer
la réalité.^On a vu en eux des dieux sur la terre,
parce qu'on n'apercevait pas les obstacles invincibles
qu'opposaient à leurs volontés l^s religions, les cou-
tumes, les mœurs, les préjugés. Un roi des Indes,
selon le divin législateur Menou, est comme le soleil;
il brûle les yeux et les cœurs, il est air et feu, soleil
et Imie; aucune créature humaine ne saurait le con-
templer. Mais cet être supérieur ne peut lever de
taxes sur un brahmane , quand lui-même mourrait de
faim , ni faire un marchand d'un laboureur, ni en-
freindre la moindre disposition d'un code qui passe
pour révélé, et qui décide des intérêts civils comme
des matières religieuses. L'empereur de la Chine est
le fils du Ciel, et, quand on approche de son trône,
on frappe neuf fois la terre du front; mais il ne
peut choisir un sous-préfet que sur une liste de can-
didats dressée par les lettrés; et s'il négligeait, le jour
d'une éclipse, de jeûner et de reconnaître publique-
ment les fautes de son ministère, cent mille pam-
phlets autorisés par la loi viendraient lui tracer ses
devoirs et le r3ppeler à l'observation des usages anti-
ques. On ne s'aviserait pas en Occident d'opposer de
telles barrières à la puissance d'un prince; mais il n'en
est pas moins vrai qu'une foule d'institutions sembla-
246 MELANGES D*HISTOIRE
Mes doivent , quelles qu'en soient Torigine et la na-
ture, mettre une digue aux caprices de la tyrannie,
et que le pouvoir ainsi circonscrit est loin d^être sans
frein et sans limites, et peut difficilement passer pour
despotique.
J*ai parlé d'institutions, et ce mot, tout moderne
et tout européen , pe^t sembler bien pompeux et bien
sonore, quand il s'agit de peuples grossiers qui ne
connaissent ni les budgets, ni les copiptes rendus , ni
les bills d'indemnité. Il ne saurait être ici question
d'un de ces actes improvisés par lesquels on notifie *
à tous ceux qu'U appartiendra, qu'à dater d'un oer<
tain jour, une nation prendra d'autres habitudes et
suivra des maximes nouvelles, en accordant aux dis-
sidents un délai convenable pour changer d'int^ts
et de manière de voir. J'avoue qu'en ce sens, la plus
grande partie de l'Asie n'offre rien qvion puisse appe-
ler institutions. Ces rè^es, ces principes, qui dirigent
les actions des puissants , et garantissent , jusqu'à un
certain point, les droits des faibles, sont simplement
les effets de la coutume, les conséquences du carao-
tère national. Us ont pour base et pour appui les
préjugés du peuple, ses croyances ou ses erreurs, ses
dispositions sociales et ses besoins intellectuels. C'est
une merveille qu'ils aient pu se conserver si long-
temps. Il faut apparemment qu'ils soient bien pro-
fondément gravés dans les cœurs, pour qu'on n'ait
jamais songé à les faire imprimer. On doit toujours
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 247
excepter la Chine qui , sur c^ point encore , a devancé
les autres états asiatiques et s est acquis des droits à
Testime des Occidentaux : car elle a depuis longtemps
des constitutions écrites, ei il est même d'usage de
les renouveler de temps en temps et de les modifier
par des articles additionnels. On y descend aussi à des
détails né^gés chez nous ; car indépendamment des
attributions des cours souveraines et de la hiérarchie
administrative, qui y sont déterminées ou réformées,
on y règle encore , par des statuts p^ticuliers , le ca-
lendrier , les poids et mesures , la circonscription dé-
partementale , et la musique , qui a toujours passé pour
un objet essentiel dans le gouvernement de Tempire.
Si donc on entend par despote un maître absolu ,
qui dispose des biens , de Tbonnenr et de la vie de ses
sujets, usant et abusant dune autorité sans bornes
et sans contrôle, je ne vois nulle part en Asie de
semblables despotes : en tous lieux , les mœurs , les
coutumes antiques , les idées reçues , et les erreurs
mêmes , imposent au pouvoir des entraves plus em-
barrassantes que les stipulations écrites, et dont la
tyrannie ne peut se délivrer qu en s' exposant à périr
par sa violence même. Je n'aperçois qu'un certain
nombre de points où Ton ne respecte rien, où les
ménagements sont inconnus et où la force règne sans
obstacle : ce sont les lieux où la faiblesse et Timpré*
voyance des Asiatiques ont laissé établir des étrangers
venus de contrées lointaines , avec Tunique désir d a-
248 MÉLANGES DHISTOIRE
masser des richesses dans le plus court espace de
temps possible, et de retourner ensuite en jouir dans
leur patrie ; gens sans pitié pour des hommes d'une
autre race, sans aucun sentiment de sympathie pour
des indigènes dont ils n entendent pas la langue , dont
ils ne partagent pas les goûts, les habitudes, les
croyances, les préjugés. Nul accord, fondé sur la rai-
son et ]a justice, ne saurait se former ou subsister
entre des intérêts si diamétralement opposés. La force
seule peut maintenir un temps cet état de choses, et
il n'y a qu'un despotisme absolu qui puisse préserver
une poignée de dominateurs qui veulent tout prendre,
au milieu d'ime multitude qui se croit en droit de
ne rien donner. On observe les efiets de cette lutte
dans les établissements coloniaux en Asie , et les étran-
gers dont je parie sont les Européens.
C'est, nous pouvons le dire entre nous, une race
singulière que cette race européenne ; et les préven-
tions dont elle est armée, les raisonnements dont
elle s'appuie, frapperaient étrangement un juge im-
partial , s'il en pouvait exister un sur la terre. Enivrée
de ses progrès d'hier, et surtout de sa supériorité
dans les arts de la guerre , elle voit avec im dédain
superbe les autres familles du genre humain; il semble
que toutes soient nées pour l'admirer et pour la ser-
vir, et que ce soit d'elle qu'il a été écrit qœ les fih
de Japhet habiteront dans les tentes de Sent et que leurs
frères seront leurs esclaves. 11 faut que tout pense comme
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 249
elle, et travaille pour elle. Ses enfants se promènent
sur le g^obe, en montrant aux nations humiliées leur
figure pour type de la beauté , leurs idées comme
base de la raison , leurs imaginations comme le nec
phs uUra de Tintelligence. Ce qui leur ressemble est
beau, ce qui leur est utile est bien, ce qui s'éloigne
de leur goût ou de leur intérêt est insensé , ridicule
ou condamnable. Cest là leur imique mesure : ils
jugent tout d'après cette règle, et qui songerait à en
contester la justesse ? Entre eux ils observent encore
quelques égards: Us sont, dans leurs querelles de
peuple à peuple , convenus de certains principes d'a-
près lesquels ils peuvent s'assassiner avec méthode et
régularité. Mais tout cela disparait hors de l'Europe,
et le droit des gens est superflu quand il s'agit de
Malais, d'Américains ou de Tongouses. Confiants dans
les évolutions rapides de leurs soldats, armés d'ex-
cellents fusils, qui ne font jamais long feu, les Euro-
péens ne négligent pas pourtant les précautions d'une
politique cauteleuse. Conquérants sans gloire et vain-
queurs sans générosité, ils attaquent les Orientaux
en hommes qui n'ont rien à en craindre , et traitent
ensuite avec eux comme s'ils devaient tout en appré-
hender. Achevant à moins de frais par la diplomatie
ce qu'ils n'ont pu faire par les batailles, ils rendent
les indigènes victimes de la paix et de la guen^e, les
engagent en de pernicieuses alliances, leur imposent
dçs conditions de commerce, occupent leurs ports,
250 MELANGES D'HISTOIRE
partagent leurs provinces , et traitent de rebelles les
nationaux qui ne peuvent s'accommoder à leur joug.
A la vérité leurs procédés s'adoucissent envers les
états qui ont conservé quelque vigueur, et ils gardent
à Canton et à Nangasaki des ménagements qui se-
raient de trop à Palembeng ou à Colombo. Mais,
par un renversement d'idées plus étrange peut-être
que l'abus de la force, nos écrivains prennent alors
parti pour nos aventuriers trompés dans leur espoir :
ils blâment ces prudents Asiatiques des précautions
que la conduite de nos compatriotes rend si natu^
relies , et s'indignent de leur caractère inhospitalier. D
semble qu'on leur fasse tort en se garantissant d'un si
dangereux voisinage; qu'en se refusant aux avances
désintéressées de nos marchands, on méconnaisse
quelque bienfait inestimable, et qu'on repousse les
avantages de la civilisation. La civilisation, en ce qui
concerne les Asiatiques , consiste à cultiver la terre
avec ardeur, pour que les Occidentaux ne manquent
ni de coton, ni de sucre, ni d'épiceries; à payer ré-
gulièrement les impôts, pour que les dividendes ne
souffrent jamais de retards; à changer, sans mur-
mures, de lois, d'habitudes et de costumes, en dépit
des traditions et des climats. Les Nogais ont fait de
grands progrès depuis quelques années, car ils ont
enfin renoncé à la vie nomade de leurs pères ; et
les collecteurs du fisc savent où les trouver, quand
répoque du tribut est arrivée. Les anciens sujets de
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 251
la reine Obéira se sont bien civilisés depuis le temps
du capitaine Cook, car ils ont embrassé le métho-
diame , ils assistent tous les dimanches au prêche en
habit de drap noir, et c'est un débouché de plus
pour les manufactures de Sommerset et de Glocester.
Nos voyageurs ont vu aussi avec plaisir, en ces der-
niers temps, un prince des îles Sandwich, tenir sa
cour vêtu d'un habit rouge et d'une veste, et ils re-
grettaient seulement que l'extrême chaleur Teût em-
pêché de compléter le costunie. Mais peu importe que
ces imitations soient imparfaites , maladroites , incon-
séquentes et grotesques. Il faut les encourager pour
les suites qu'elles peuvent avoir. Le temps viendra
peut-être où les Hindous s'accommoderont de nos per-
cales au lieu de tisser eux*mêmes leurs mousselines , où
les Chinois recevront n s soieries , où les Esquimaux
porteront des chemises de calicot , et où les habitants
du tropique s'affubleront de nos chapeaux de feutre
et de nos vêtements de laine. Que l'industrie de tous
MM
ces peuples cède le pas à celle des Occidentaux ; qu'ils
renoncent en notre faveur à leurs idées , à leur litté-
rature, à leurs langues, à tout ce qui compose leur
individualité nationale; qu'ils apprennent à penser,
à sentir et à parler comme nous; qu'ils payent ces
utiles leçons par l'abandon de leur territoire et de
leur indépendance ; qu'ils se montrent complaisants
pour les désirs de nos académiciens, dévoués aux in
térêts de nos négociants , doux , traitables et soumis.
252 MELANGES D*HISTOIRE
A ce prix, on leur accordera qu*ils ont Ëât quelques
pas vers la sociabilité, et on leur permettra de prendre
rang, mais à une grande distance, après le peuple
privilégié, la race par excdlence, à laquelle seule il
a été donné de posséder, de dominer, de connaître
et d'instruire.
On ne saurait se préserver avec trop de soin de ces
vues intéressées , quand on veut juger sainement l'es-
prit et les moeurs des nations asiatiques. Il faut se
placer à un point de vue plus élevée si Ion veut saisir
et apprécier les nuances natives, les traits originaux
nés du caractère particulier de chaque génie de civi-
lisation, et d'un perfectionnement spontané, restes
précieux, vestiges intéressants à recueillir pour This-
toire de Tesprit humain, mais qui s'effacent chaque
jour et ne tarderont pas à disparaître. Il sera trop tard
pour étudier les hommes , quand il n'y aura plus sur
la terre que des Européens.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 253
PREMIER DISCOURS
SDR LA LITTJÈRATURE ORIENTALE.
C'est un contraste piquant et singulier que celui de
la vive curiosité avec laquelle nous recherchons tout
ce qui tient aux mœurs, aux croyances et au carac-
tère des peuples orientaux , et de la profonde indiffé-
rence qui accueille en Asie nos lumières , nos institu-
tions, et jusqu'aux chefs-d'œuvre de notre industrie. Il
semble que nous ayons toujom^s besoin des autres,
et que les Asiatiques seuls sachent se suffire à eux-
mêmes. Ces Européens si dédaigneux , si enorgueillis
des progrès qu'ils ont faits dans les arts et dans les
sciences depuis trois cents ans , sont continuellement
à s'informer comment pensent, raisonnent et sentent
des hommes qu'ils regardent comme leur étant fort
inférieurs sous tous les rapports; et ceux-ci ne s'in-
quiètent pas si les Européens raisonnent, ou même
s'ils existent. On s'adonne à la littérature orientale à
Paris et à Londres , et l'on ne sait , à Téhéran ou à
Péking, s'il y a au monde une littérature occidentale.
L'or des dollars est tout ce qu'on connaît et tout ce
qu'on demande de la civilisation européenne dans
les marchés de Bouchir, d'Achem et de Canton. Les
Asiatiques ne songent pas à nous contester notre su-
périorité intellectuelle ; ils l'ignorent et ne s'en em-
254 MELANGES D'HISTOIRE
barrassent pas, ce qui est incomparablement plus
mortifiant pour des hommes si occupés à s'en targuer
et si disposés à s en prévaloir.
Un mépris si injuste n*est qu'un effet de l'ignorance,
et il a souvent été puni comme il le méritait. Les
Portugais, les Hollandais, les Anglais ont successive-
ment profité du peu de cas qu'on faisait d'eux ; et leurs
connaissances , accrues par leurs conquêtes , leur ont
fourni les moyens de les étendre et d'en tirer tout le
parti possible. Ainsi la curiosité philosophique a été
soutenue par l'intérêt commercial , et l'amour du gain
a merveilleusement secondé l'amour de la vérité. On
avait d'abord étudié les langues orientales par le désir
de remonter aux sources du christianisme , et de vé-
rifier, sur les originaux mêmes , les titres de notre
croyance. Pius tard, des missionnaires zélés se firent
disciples des peuples qu'ils allaient instruire; et les
peines qu'ils se donnèrent pour apprendre les pre-
miers des idiomes dont aucun travail préparatoire
n'avait encore facilité l'étude , ne fiirent pas la moindre
des fatigues qu'il leur fallut supporter pour se mettre
en état d'annoncer les vérités de la religion. Les sa-
vants et les gens de lettres n'ont fait que s'élancer à
leur suite, et ils n'ont réussi à les atteindre qu'en les
prenant pour guides. Depuis cent ans, c'est surtout
le commerce qui a eu ses apôtres, et la littérature
orientale ne lui est pas moins redevable que la géo-
graphie, la navigation et l'histoire naturelle. Letèk
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 255
qui a rangé soixante millions d'Hindous et placé
quatre-vingt-dix mille lieues carrées de pays sous le
sceptre de la Grande-Bretagne , est peut-être un peu
moins méritoire que celui qui entraînait au bout de
l'Asie les saint François Xavier et les Matthieu Ricci ;
car il semble un peu moins désintéressé. Mais la
science profite de tout ce qui afflige l'humanité,
comme de ce qui la console ; à ses yeux , une expédi-
tiOTi militaire qui dévaste une contrée n'est qu'un
moyen de la connaître plus à fond. Ainsi rien ne con-
tribuera plus à nous éclairer sur l'état ancien et
moderne de la plus belle partie de l'Asie que les dé-
nombrements statistiques, les travaux de topogra-
phie et les opérations de cadastre indispensables à la
Compagnie des Indes anglaises, pour ouvrir à ses
agents des communications régulières, et assurer à
ses actionnaires le prompt et entier recouvrement des
contributions.
Mon intention n'est pas d'énumérer les avantages
que la cuhure des lettres orientales a procurés et pro-
met de procurer, en plus grand nombre encore , aux
connaissances historiques, aux antiquités, à la philo-
sophie, aux diverses branches des sciences; je laisse à
de plus habiles le soin d'en tracer le tableau. Pour
apprécier dignement de pareils services, il faudrait
être en état d'y contribuer. L'unique objet que je me
propose est d'exposer quelques idées détachées sur des
compositions d'une nature moins grave , sur les pro-
256 MELANGES D HISTOIRE
ductions d uae littérature moins austère , et qui , préci-
sément parce qu'elle aspire à plaire, doit plus indis-
pensablement atteindre son but. Tant que les savants
se bornent à être utiles, ils conservent leur priyil^e,
qui est de n'être jugés que pai* leiu's pairs ; mais quand
ils veulent devenir divertissants, le moindre des lec-
teurs peut dire, comme le paysan de la comédie :
Monseigneur, ils ne mont point amusé du tout. Il ne doit
être permis d'ennuyer que sur des sujets qui en valent
la peine ; on ne fait alors qu user de son droit, et celui
qui vous parie actuellement serait le dernier à y re-
noncer, parce qu'il est le plus intéressé à le défendre
et qu'il est dans la nécessité d'en user quelquefois.
Il y a un degré d'attention qu'il serait injuste de
refuser aux bagatelles. Tel genre de littérature réputé
frivole , tel goût futile aux yeux d'une raison sévère ,
annonce pourtant, chez le peuple qui s'y livre, une
culture intellectuelle , une élégance de mœurs et des
loisirs, firiits d'un état social suppoiiable et dune ci-
vilisation perfectionnée. Sous ce rapport, l'estime et
l'intérêt qu'on accorde aux peuples orientaux ont dû
s'accroître considérablement depuis quelques années.
On leur connaissait des historiens, des jurisconsultes,
des philosophes, des poètes; on avait appris avec
plaisir que les Brahmanes avaient des pièces de théâtre
en sept actes et des épopées de deux cent mille vers:
mais c'est tout récemment qu'on a su que cesx sages
mortels faisaient aussi, à leurs moments perdus, des
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 257
vers équivoques et des épigrammes dans le goût de
Martial; que les disciples de Gonfiicius lisaient des
gazettes et Êtisaient jouer des vaudevilles, et que ces
moralistes sévères ne dédaignaient pas les bouts-
rimes, les rébus et les calembourgs. '
A Goié de ces grandes nations de fÂsie, dont le
nom ieiA éveille des idées de puissance , de splendeur
eààe BaàgnifioenGé , des peuplades qu'on devait croire
ensevelies dans la barbarie , des insulaires dont le nom
était inconnu il y a vingt ans, sont venus payer à la
curiosité des Européens un tribut inattendu. On a
découvert une centaine de langues nouvelles et autant
de littéiràtures dans les provinces de Tempire mogol ,
et jusquedans ces îles où les Hollandais n'avaient vu
que des poivres et des clous de girofle. Les Malais,
cette nation de pirates qu'on se représente armés de
lems {poigçards dentelés et de leurs flèches empoi-
sonnées, et rendus furieux par Ti^resse de Topium,
les Malais ont des poèmes moraux, descriptifs et di-
dactiques. On a trouvé cinquante-trois chroniques
populaires , en vers, dans Vile de Macassar. L'une des
six langues qu'on parle aux Philippines passe pour
être mystérieuse comme l'hébreu , expressive comme
iegrec, riche et élégante comme le latin, et égale à l'i-
talien pour l'usage de la conversation et des affaires ;
on .y a même composé des sonnets. Et les Battas de
Suipatra, qui mangent la chair des prisonniers de
guerre, des criminels condamnés à mort et de leurs
17
258 MELANGES D'HISTOIRE
parents devenus âgés ou infirmes, possèdent, dit-on,
des recueils de poésie très-agréables» Il &ut que le
besoin de faire des livres soit bien impérieux,, puisr
qu'on le voit ainsi marcher de front avec les arts les
plus nécessaires au soutien de Texistence , et devancer
ceux qui procurait les plus simples commo(titéa de la
vie. On ne s'attend guère à trouver uûe bibtiotkèqtte
chez des gens qui n ont pas de maisons; et des tix^u-
badours au milieu des anthropophages/ ' ^
De tant de productions étrangères, dont Texisteiiee
même est un phénomène . et qui , nées en des climats
divers, sous Tinfluence d'opinions « de mœuts et<}'hà-
bitudes variées, peuvent, à tant de titres, sûUiciter la
•
curiosité ^ bien peu Ont été apportées en Europe; un
plus petit nombre ont obtenu les honneurs de la tra^
duction, et parmi ces dernières une seule peut-être a
été généralement lue et môme goûtée , et peatipassef
pour être naturalisée parmi nous. C'est même deœtle
seule composition que sont originairement dérivées
la plupart des notions qui ont cours chez nous au sujet
des Orientaux. Cet ouvrage privilégié n'est ni un traité
de morale ou de philosophie , ni un livre historique ,
ni un drame , ni un poème héroïque , ni un code de
lois , ni une description géographique : c'est , il &nt
bien le dire, un recueil de contes remjdis d'actions
incroyables et d'aventures merveilleuses, mais non
moins riche en observations de mœurs, en défaiis
p^uanti, en réflexions ingénieuses, en particularités
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 259
intéressantes, et où l'art de narrer se trouve porté à
un si haut degré, que jamais, peut-être, rien de plus
séduisant n*a été composé dans aucune langue.
Le succès des Mille et une Nuits indigna quelques
amis austères de la vérité et de la raison , et qui mé-
connaissaient ce qu'il peut y avoir de vrai dans des
contes et de raisonnable dans les plus folles concep-
tions. Au nombre de ces esprits chagrins , on est*un peu
surpris de rencontrer Tun des hommes les plus ai-
mables de la cour de Louis XTV, homme si habile lui-
même à donner de la grâce aux riens et du prix aux
moindres bagatelles. On doit pardonner le motif en
faveur du résultat, si Tintention d'Hamilton, en com-
posant le Bélier et les Quatre Facardins, fut, comme
on rassure, de tourner en ridicule Tengouement
passager que if public avait montré potu* lès contes
arabes. C'est là l^rreur d'un homme d'esprit qui
ferme les yeux sur le mérite réel d'un ouvrage, et
qui se méprend sur les causes de l'intérêt qu'on y at-
tache. Ce n'est pas parce qu'il y a dans ces contes des
génies et des monstres, des villes pétrifiées et des
hommes changés en animaux , qu'on lit et qu'on relit
tomours avec un plaisir nouveau ces récits où l'on
voit si fortement empreint ce qu'il y a de bon et de
mauvais dans le tour d'esprit des Orientaux : c'est
parce que ces génies et ces animaux parlent avec can-
de,ur et naïveté le langage le pius conforme à leurs
passions et à leurs intérêts , à leur caractère et à leur
17-
260 MELANGES D'HISTOIRE
situation; que ce déluge d'incidents toujours variés,
qui soutiennent Tattention et éveillent 'la curiosité,
orne et découvre en même temps un tableau de
mœurs d'une vérité frappante et des scènes dignes de
nos meilleurs comiques ; et que lauteur, en renouant
sans cesse le fil dâié de ses interminables narrations ,
ne perd jamais de vue le seul objet capable d'inté-
resser constamment un lecteur, la peinture vive et
ressemblante des travers de l'humanité. C'est le secret
de Lafontaine et de Rabelais, de Cervantes et de
l'Ârioste ; c'est môme celui d'Hamilton, toutes les fois
qu'il veut bien user et ne pas abuser de sa brillante
imagination et de la fécondité spirituelle qu'il avait
reçue de la nature.
Bien des imitateurs des Mille et une Nuits ont .
partagé la méprise d'Hamilton ; et comjne ils n'avaient
pas sa touche légère et délicate , il est plus difficile de
leur pardonner qu^à l'historien de Fleur d'épine et de
Cristalline la curieuse. Que d'auteurs ont cru égaler ou
surpasser les contes arabes, en enlaçant des récits
prolixes, en accumulant d'innombrables prodiges , en
saisissant à chaque ligne la baguette de l'enchanteur,
en enchérissant tout justement sur ce qui indispose le
plus les gens sensés contre ces sortes de lectures!
Quoi de {dus firoid et de plus insipide que toutes ces
apparitions et disparitions subites, et ces métamor.
phoses imprévues auxquelles il faut continuellement
s'attendre? Si: l'on doutait que le tableau des mœurs
ET DÉ LITTÉRATURE ORIENTALES. 261
réelles et lexpressioh des sentiments de la nature
fussent la source du charme que font éprouver les
vériicAles contes arabes, il suffirait de jeter les yeux
sur les milliers de productions éphémères qu'on a
décorées de titres analogues, et qui surchargent la
bibliothèque bleue. On verra si, le talent mis à part,
il est plus. aisé d'intéresser avec des transformations
et des palais de cristal qu avec les clairs de lune , les
torrents et les brumes de la sentimentalité.
Un avantage que les Orientaux ont à débiter des
extravagances, c'est qu'ils y croient; et cette persua-
sion où ib sont qu'ils racontent des faits réels, ou du
moins possibles , donne à leurs narrations un ton de
naïveté véritablement inimitable. Dans le choix des
moyens surnaturels qu'ils mettent en jeu, ils attei-
gnent le but et ne le dépassent pas. Il y a telle folie de
notre invention qui les choquerait, comme contraire
à la vraisemblance. La poétique du genre est, pour
eux , dans un certain monde fantastique , différent du
monde où nous vivons, mais dont les lois, une fois
admises, s'exécutent avec ordre et régularité, tandis
que l'imagination des imitateurs s'en va courant, sans
règle et sans frein, et bouleverse à chaque incident
nouveau les idées qu'elle a précédemment établies. La
bonne foi est un puissant ressort, même dans les
contes : c'est un principe de verve et d'originalité.
Quand nos auteurs racontent des prodiges, le désir
d^étonner est trop présent à leur pensée; ils seraient
Î62 MÉLANGES D'HISTOIRE »
les premiera.à se moquer des ima^çitions dont ils
nous bercent, et cela nuit beaucoup à Teffet qu'ils
veulent produire, en détruisant toute illusion. Si vous
voule?i me feire pleurer, commencez par vous affliger
vou&même , a dit Horace ; si vous vouiez m intéresser
par une aventure de fantômes, il faut la conter en
tremblant et dune voix mal assurée. C'est une règle
applicable à tout, au merveilleux dans T épopée, à la
* sorcellerie et aux opinions superstitieuses dans le
genrç romantique, et peut-être à quelques autres
choses encore. On sent T esprit f(H*t dans toutes ces
naïvetés des temps modernes ; et quapd Gioethe et lord
Byron font apparaître un spectre, on s'aper^it aisé-
ment qu'ils ne croient pas aux revenants.
Une autre imitation des formes orientales est celle
qui prit faveur dans le siècle dernier; le jeu d'ospnt
d'un bomme supérieur ep fit naître le goût. Chaque
libraire voulut donner des lettres persan^; et le
monde littéraire se vit bientôt inondé de Jui&, de
Chinois, de Turcs, de Siamois, de voyageurs de tous
lea pays et d'espions de toutes les couleurs , qui ve-
naient contrôler les mœurs de l'Europe et nous {»rê-
cher celles de l'Asie, tourner en ridicule nos préjugés
et nos croyances , et célébrer Brahma , Confucius et
2oroastre. Dieu sait où tous ces docteurs asiatiques
av£|ient fait leurs études et à quel point ils abusaient
du privilège des gens qui viennent de loin ! Voltaire
sentit le parti que , grâce à la frivolité de sels lecteurs ,
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 263
il pouvait tirer de ce nouveau moyen de prédication,
et ce fut souvent à de tels missiomwûres qu'il confia le^
intérêts de la secte dont il s'était déclaré le patriarche ;
loi qui avait déjà introduit tant de contes orientaux
dans ses ouvrages historiques, put, bien plus à son
aise encore , se jouer de toutes les vérités dans des
cpoipositions où rien n'arrêtait ses écarts , et où per-
sonne ne pouvait le suivre et le contredire. 2adig
fut son coup d'essai et son chef-d'œuvre en ce genre ;
il sut y iaire entrer avec adresse plusieurs traits véri-
tablement empruntés aux auteurs asiatiques, l'aven-
ture du cheval ferré d'argent et de la chienne kaiteuui^,
par exemple. Ces knitations donnent à l'histoire assy-
rienne quelque chose de la teinte du pays. Mais Ba-
bouc, Memnon, Amabed, Âmasan, et vingt autres,
étaient des Français. mal déguisés> qui connaissaient
mieux Londres et Paris que Bénarès et Babylone. A
leur exemple, tous les Asiatiques devinrent indévots,
encyclopédistes et frondeurs. On les vit tous supé-
rieurs aux préjugés, libres penseurs , et ennemis jurés
du fanatisme et de l'intolérance» Les formes orientales
ne furent pins qu'un voile léger dont on s'enveloppait
sans se soucier d'en être couvert ; une sprte de lan-
gage à double entente , dont tout le monde avait la
def, et ^ui servait à saper, sans se compromettre ,
les fondements du christianisme et Les institutions de
l'Occident, à livrer à la risée publique la tyrannie des
sultans et des émii-s, lorgueil des agas, l'hypocrisie
264 MÉLANGES D'HISTOIRE
des derviches et Tignorance des marabouts. Malheu-
reusement ce persifflage impertinent trouva grâce, et
obtint des encouragements auprès de plusieurs émirs
et même de quelques marabouts. Il faut que cette
espèce de déguisement ait été fort du goût de nos
pères , puisqu'on a trouvé plaisants des écrits dont ils
faisaient tout le mérite , et dont on n'aurait» pu sup-
porter la turpitude, si les mots français eussent rem-
placé les termes arabes, indiens ou persans. Il y a
encore des personnes pour qui le sel de ces sortes dé
plaisanteries n'est pas tout à fait épuisé , et qui sou*
rient finement quand on leur parle du mufti, de la
pagode de Jagrenat, ou dugrand Lama.
Il y aurait de la folie à rechercher la moindre
trace du génie asiatique et du caractère des peuples
orientauix dans de pareilles productions, dictées,
pour la plupart, à l'esprit de parti, par la plus pro*
fonde ignorance; et, toutefoiis, je ne voudrais pas ré-
pondre que beaucoup d'idées fausses et de notions
erronées sur les mœurs et les opinions de l'Asie ne
se soient glissées à la faveur de ces pastidies in-
formes, et ne se trouvent encore à présent dans la
circulation. L'axiome de Beaumarchais sur la ca-
lomnie peut s'étendre à tous les genres d'imposture :
«En mentant, toujours il reste quelque chose. «Les
lettres d'Amabed sont datées de l'an ii 5,652 du
renouvellement du monde , et Voltaire a dit souvent
que rhistoire de Tlnde remontait à huit cent mille
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 265
années. Bien des gens avaient fini par croire qu'il
fallait qu*il y eût à cela quelque fondement; et ceux-
là n'auront pas été peu surpris d'apprendre que les
Indiens n'ont pas d'histoire et ne savent ce que c'est
que là chronologie. Il n'y ^ guère moins à rabattre
de la sagesse des brahmanes, de l'austérité dés dis-
ciples de Gonfiicius , du désintéressement des sec-
tateurs de Zoroastre , que de l'antiquité des Indiens ,
et de l'authenticité de leurs traditions. Hâtons-nous
d'ajouter que si l'on s'est souvent trompé dans les
éloges outrés qu'on faisait des Orientaux , il n'y a pas
eu moins d'exagération dans les reproches qu'on est,
en quelque sorte, convenu de leur adresser. Cette
éterneUe enfance et cette langueur morale où on les
suppose plongés, ce despotisme avilissant et univer-
sel auquel on croit qu'ils sont assujettis, cette immo-
bilité d'opinions , d'institutions et même de costumes
qu'on leur attribue, tout cela n'a d'existence que
dans des récits mal interprétés ou tout à fait con-
trouvés. Le despotisme, comme on l'entend ordi-
nairement, n'est pas plus commun en Asie qu'en
Europe. La forme des gouvernements et le fond des
croyances n'y ont pas été moins diversifiés; et il ne
serait pas difficile de montrer, si la chose en valait la
peine , que les Chinois eux-mêmes , ce peuple qu'on
croit si opiniâtrement attaché à ses pratiques et à ses
habitudes , n'ont pas été plus étrangers aux variations
de la mode qu'a'ix rcvo!-.?!ions politiques, ce qui,
266 MÉLANGES D'HISTOIRE
sans doute , leur ferait infiniment d'honneur auprès
d'une bonne partie de nos compatriotes.
On a quelquefois hasardé des imitations des liyres
orientaux , plus judicieuses que TEspion turc ou f His-
toire d'Angola et de Misapouf. Des hommes instruits ,
et qui avaient résidé longtemps dans les contrées de
FAsie les plus célèbres, qui en avaient appria«les
langues , ou qui avaient longtemps fréquenté les ha*
bitants, et étudié leurs coutumes et leurs usages, se
sont attachés à les représenter dans des compositions
calquées sur celles de ces peuples , en empruntant les
images , les expressions et les tours qui leur sont &*
miliers. Ainsi , tout récemment , un envoyé An^ia ,
de retour d'une mission qu'il avait remplie à la cour
de Perse , a consigné la substance de ses observations
diplomatiques dans un roman imité de Gil Blas, où
les derviches jouent le rôle de Morales et de Don
Raphaël, et les Turcomans celui des compagnons
de Rolande. Cette forme, qu'un des compatriotes de
Tauteur a nuse en faveur, semble surtout appropriée
aux besoins d'un siècle à la fois avide de limaières et
d'amusements , qui veut que les mmans rinstrui$eat •
et que f histoire le divertisse, et qui serait prodigieux
j^ement éclairé, si l'instruction s acquérait sans travail
et sans application. Le mérite de ces sortes d'ou-
vrages est dans Texacte observation des moeurs , d^s
idées dominantes , du tour d'esprit du peuple qu'on
veut représenter, toutes choses sur lesquelles les Asia-
ET DE UTTÉRATURE ORIENTALES. 267
«
tiques seuls pourraie&t prononcer avec connaissance
de cause. Par malbeur, les Âsiaticpies ne les lisent pas;
et, quand ils les liraient» il est douteux qu'ils se recon-
Plissent eux-mêmes dans des esquisses peu fidèles, et
qui doivent toujours, [quelque soin qu'on se donne,
ressembler plus ou moins à des caricatures.
Il est bien difficile qu'un acteur, même pénétrant
et consciencieux , se place au véritable point de vue
pour juger sainement des coutumes , des institutions ,
des manières de voir qui ne sont pas celles de son
pays, qui se présentent à lui quand son jugement est
déjà formé , qu'il n'a pas , pour ainsi dire , sucées
avec le lait, ni vues figurer autour de son berceau.
L'impartialité qu'on lui demande n'est pas une chose
possible dans sa situation ; il dérivera , sans s'en aper-
cevoir, du côté de ses propres habitudes et des pré-
jugés de son temps ou de son pays. U y a, dans le
chevalier Walter Scott , un alchkniste qui parle du
progrès des lumières ^ et un moine du xiif siècle qui
se pique d'être exempt de préjugés. Voilà de ces dis-
sonnances qui échappent au plus habile homme, et
il est plus difficile qu'on ne croit de fi'anchir la dis-
tance des temps et des lieui. En un mot, il est im-
possible que la peinture des mœurs étrangères, même
là où elle est exacte , ne tienne pas un peu de la satire ,
parce qu'il s'y mêle toujours involontairement quelque
chose du jugement qu'on en porte , et de l'effet qu'elles
produisent sur des esprits prévenus.
268 MÉLANGES D'HISTOIRE
Il existe , en quelques cantons du Tibet r voisins
des frontières de Tlnde , un genre de polygamie assez
singulier. La pluralité des femmes n*y est pas auto-
risée ; au contraire, des frères, des amis se réunissent
pour fonder un ménage collectif; Tépouse qu'ils ont
choisie porte sur la tête un bonnet à quatre ou cinq
pointes , suivant le nombre de ses maris. Qu'un pa-
reil usage se présente sous la plume d'un écrivain
d'Occident, il lui sera impossible de ne pas le voir
du côté ridicule, et les mauvaises plaisanteries se
présenteront d'elles-mêmes. £h bien! on possède une
nouvelle ou im conte moral en tibétain , et dont le
sujet est la polyandrie dont nous padons : rien de
plus délicat, de plus châtié, de plus irréprochable
que les développements où i'autem' est entré; rien
de plus ingénu, de plus touchant que le récit de la
première entrevue.de la belle et sensible Trikarticha,
avec ses amants, Thousrong , Samabricho , Darma et
Lotsavatchenbo, On suit, avec intérêt et attendrisse-
ment, les progrès d'une passion naissante dans le
cœur d'une jeune et vertueuse Tibétaine , et l'on voit,
d'un autre côté , ce que l'amitié peut recevoir d'éner-
gie et de vivacité , par une coïncidence de vœux, et
de sentiments qui, partout ailleurs qu'au. Tibet, allu-
merait infailliblement les fureui^s de la haine et de
la jalousie.
Dans mille occasions semblables, le tableau naïf
qu'un peuple nous donne lui-même de ses coutumes
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 269
et de ses opinions , est incomparablement plus vrai ,
plus fidèle , et. Ton peut ajouter aussi, pliii curieux et
plus piquant que celui qu'aurait tracé péniblement un
étranger inattentif ou mai informé ,= oii un écrivain
réduit à fonder un récit imaginaire- sur des re-
cherches d -érudition , à calculer tous les 'mouvements
de son style , à peser ses moindres expressions , et à
raisonner jusqu'à ses plaisanteries. Cette obligation
explique assez comment on trouve toujours dans ces
sortes d'ouvrages quelque chose d'aride et de guindé ,
qui les rend fort inférieurs aux productions origi-
nales où l'auteur a laissé courir sa plume , et s'est
livré sans contrainte à ses inspirations. C'est donc à ces
derniers qu'il faut recourir, si l'on veut connaître les
Orientaux tels qu'ils sont , et leurs livres tels qu'ils
les font ; si l'on veut s'instruire plus sûrement, et
s'amuser davantage; et cette dernière raison me pa-
rait de nature à toucher tout le monde. Il devrait
donc s'établir une sorte d'émulation entre les auteurs
et les lecteurs, à qui publiera et dévorera un plus
grand nombre d'ouvrages asiatiques. Il ne manque
pas de personnes sachant l'arabe , le persan , le chi-
nois et l'indien; on manque moins encore de livres
écrits dans toutes ces langues ; les ouvrages à traduire
afBuent , les traducteurs sont tout prêts; il n'y a que
le public qui ne fait pas son devoir, et qui accueille
généralement, avec une indifférence décourageante,
les; productions qu'on tire pour lui du fond de
270 MELANGES D HISTOIRE
rOri^nti Je ne saiâ qui Ton doit accuser de cette dis-
position^ mais, s!il m'est permis de dire ma pensée,
je crois qu'on doit Tattribuer, moins au fond des
sujets et; à la nature des ouvrages traduits, qu'à la
manière dont ils ont été interprétés, et au système
suivi par les traducteiurs. Je voudrais partager ceux-ci
en deux classes, entre lesquelles le public me- paraît
observer une exacte neutralité , et qui, chacune, ont,
en Europe , établi leur domination dans des contrées
diverses. J'avertis d'avance que je connais an moins
trois exceptions aux rè^es que je vais proposer, mais
que je serais bien moins embarrassé encore pour
citer des exemples propres à les confirmer. La pre-
mière classe règne surtout dans les pays du Nord:
elle comprend des savants infiniment recommati-
dables, et des hommes du premier mérite. Leinrs
profondes comiaissances, les services éminent» qu'ils
ont rendus aux sciences sont également hors de
question. Mais il s'agit ici d'études moins solides , et
de ces productions que leur légèreté même devrait
rendre plus généralement accessibles; et c'est là pré-
cisément qu'ils Ont eu moins de succès, peut-être
parce que des sujets fi:ivoles étaient trop au-dessous
d'eux. Peut-êti'e lem* supériorité même leur faisait-
elle dédaigner les lecteurs , et c'est une disposition
sujette à devenir réciproque. Ces doctes interprètes
se tiennent , pour ainsi dire , retranchés derrière un
triple rempart de notes explicatives, de lourds coœ-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 271
mentdires , d^obscurs éclaircissements , et le style
^*ils emploient rendrait quelquefois toutes ces pré^
cautions superflues^ Les langues orientales s'appren-
nent difficilement; le mérite de les savoir ne dcdt
pas être perdu de vue« On a pris la peine de mettre
en latin un recueil d ariettes arabes ; il faut qu'il eii
reste un peu pour ceux qui le lisent. Les formes les
plus austères, Torthographe la plus bizarre, l'emploi
même de ces caractères étrangers, où les ignorants
ne voient qu'un affreux grimoire, tout concourt à
inspirer, pour ces érudites sornettes , un respect qui
va jusqu'à l'effroi. Cette double impression tient lieu
de la faveur d'un public frivole et superficiel, et l'on
est dédommagé de tout par les applaudissements
d'une douzaine d'initiés en Europe , qui sont tenus
de lire à charge de revanche. Ce nombre s'est re-
cruté assez exactement depuis deux cents ans, sans
accroissement, ni diminution; et c'en est assez pour
que ce cercle choisi d'amateurs célèbre l'état flo-
rissant de la littérature orientale, et se félicite d'y
avoir contribué. L'autre classe , qui s'est particulière-
ment multipliée parmi nous, est celle des traduc-
teurs qui ne trouvent pas les Asiatiques assez polis ,
et qui s'efforcent de leur faille prendre un air plus
européen. Ils voudraient donner de l'agrément à
Confucius et des grâces à Mahomet. Le style oriental ,
avec toutes ses pompes , ne leur semble pas encore
assez fleuri, assez riche en métaphores; its passent un
272 MELANGES D'HISTOIRE
vernis grec sur les.teintes asiatiques : Kama affecte le
sourire deCupidon, et les. neuf Gopi b^ayent le lan-
gage des vieux habitants du Piiide et de THélicon.
Ovide, TibuUe, Ânaoréon, toutes les ressources d un
style imité des imitateurs du Télémaque, tout ce que
la mythologie^ de Bemis et de Dumoustiec a de plus
riant et de plus gracieux, est mis à contribution pour
relever les pensées du grave Savi, du voluptueux
Hafiz , du tendre et mélancolique Djami. La séche-
resse des formes originales, les écarts d*une. imagina-
tion déréglée , tout s*évanouit et se fond dans ces tra-
ductions élégamment infidèles. Flore y reparaît aussi
fraîche que jamais, TÂurore retrouve ses antiques
doigts de rose, et le Zéphyre agite mollement les
airs. On s'attend à des images neuves et hardies , à
des comparaisons étranges et énergiques; mais le
prudent interprète a pris à tâche d*effacer tous les
traits natifs, tout ce que les expressions du texte ont
de caractéristique. Le style oriental devrait, à ce qu*il
semble , être étincelant de tous les feux du tropique ,
animé par tout ce que la nature équatoriaie a de plus
majestueux et de plus gigantesque. Mais où Ton
cherche le pesant éléphant , et Tinforrae rhinocéros ,
et Taridité du désert, et l'odeur exotique des aro-
mates , on voit , avec surprise , la blanche génisse , la
colombe plaintive, nos prairies émaiUées, nos bos-
quets toujours verts, et la rose avec son parfum cos-
mopolite. A* peine une jeune houri conserver^i-t-elle
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 273
ses yeux de gazelle , et sa taille qui se balance comme
un palmier. Si une figure parait trop hardie , on la
supprime ; si une métaphore s*écarte de nos idées ,
on en substitue une autre avec laquelle nous sommes
déjà familiarisés. Un poète persan prétend que chaque
atome qui approdie d'une belle et qui la touche,
devient une graine féconde, qui donne naissance au
jasmin , à la tulipe et à la tubéreuse : on dira que les
fleurs naissent sous ses pas. Que , pour exprimer fem-
pressement d'entendre parler un homme éloquent,
un écrivain dise que quand le rabis de ses lèvres gardait
le silence, Voreille se tenait à la fenêtre da secret, il suffira
de traduire : on écoutait avec avidité ses moindres dis-
cours. Pour peindre la terreur d'une troupe de fuyards,
un poète arabe dit que chacim de leurs membres se
hâtait à f envi de devancer le reste du corps , et que
leur tête roidant sur la poussière se heurtait contre
leurs pieds. Ces expressions singulières seront im-
parfaitement rendues par ces mots : L'épouvante hâte
feor fuite et rend leurs pieds plus légers. Qu'en par-
lant des yeux d'une jeune fille, le même auteur dise :
Ses paupières dégainent un poignard qui perce les âmes ;
sa langueur même le rend plus acéré, et donne plus de
force aux coups quïl leur porte : c'est une tournure
forcée et de mauvais goût; mais sera-t-il permis de
mettre à la place : Une douce langueur animait ses re-
gards? Si l'on rend de cette manière tout ce qui blesse ,
tout ce qui choque, tout ce qu'on ne sait comment
18
274 -' t MÉLANGES DHISTOIRE
exprimer» toui ce que peut-être on i»* entend pas bien ,
tout ce qui présente un sens louche , tout ce qui «a
pas de sens du toui , l'es aspécitës de itoriginal »adfo»-
eûront, sans AobAb^ mais les eoiuieut's qui le distif^'
guaient seflaceront en même temps. Un amteup aiwi
travesti n*esA plus un Turc ou «n indien; e*est vm
bonimn qm n-a plus les manières d'avicun pays , donf
les aUsaires sont gênées , la déniardie équivoque et
le lainage insignifiant. H dit moins ^e^tparagance^ ,
inai& des choses que tout ie inonde connaît^ ^avimee»
et dont personne ne se soueie.
Quelque élégance qu^on mette àces'iniftati^i9bèr-
inaphrodites , quelques artiUce» de styic qu^cm em^
ploie , ce qui leur eût donné de la vie et de Fîntérèf
n y est pfais^ Les lecteurs* to triaient dn- piquant, de
{extraordinaire ; po«r dis commun et duf re&attn , ils
auraient pria ce qui était sous tenr maim, il n^éfiaif
pas besoin d'en apporter du bout du monde.
Votttà , si je ne me trompe , la prmcipade raison
pcmr laquelle si peu d*ouvrages de poésie ou de lifté-
rature orientale ont été goûtés paimi nous^ He ont
été, à peu d'exceptions près, traités de l'une 9it de
l'autre de ces deux manières. On n a presque jamais^
voulu les traduire exactement, avec candeur et ^o»-
{^cité* On a craint de les montrer t^ qu'ils étaûm;
on a toi^ours cru devoir les» paraphraser^ les emfrefr-
lir, et par là même on les a dénaturés. UexevB^pHe
de Galland, traducteur modeste e| naïf, écrivain^
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 275
facile et sans prétention , n*a trouvé que peu d'imi-
tateurs. Il est vrai que sa simplicité même est un
écueil pour ceux qui voudraient marcher mir ses
traces, et je crains d'avoir moi-même k en fournir
la preuve avant la fin de ces discours. Toutefois , si
l'on se fût borné , comme lui , à présenter les produc-
tions du génie oriental sous leur forme native , quel-
ques-unes , sans doute /auraient été repoussées comme
trop étrangères à nos mœurs , et trop contraires au
goût européen ; mais d'autres auraient pu être goûtées,
et qui sait même si elles n'eussent pas produit de
nombreuses et intéressantes imitations. La direction
actuelle des esprits permet de le supposer. Tant de
personnes trouvent notre littérature vieillie et épui-
se, tant d'écrivains essayent de s'ouvrir des sentiers
nouveaux, loin des chemins tracés par Corneille,
Pascal et Fénélon , de ces chemins foulés par Racine ,
Bossuet et Voltaire. Assurément la route du Noi*d est
la plus courte pour s'écarter de leurs traces; mais
celle de l'Orient conduirait plus loin encore , et il y
aurait bien du malheur si l'on restait classique , après
avoir quelques années fréquenté les mœurs chinoises,
tartares , arabes ou hindoues. Bien des gens ont déjà
pris les devants , et pourtant on n'a qu'à peine en-
trevu ces nouveaux modèles. S'ils étaient une fois
substitués à ceux du siècle de Louis XIV, ce que la
langue aurait à gagner en expressions trouvées, en
associations inconnues, en expressions absolument
18.
276 MÉLANGES D'HISTOIRE
neuves, est impossible à calculer, même en considé-
rant les auteurs qui, en vers ou en prose, ont le plus
approché du style oriental depuis un petit nombre
d'années: c'est un genre particulier d'importation
qui pourrait élever bien des fortunes littéraires.
Quelques réflexions à ce sujet ne seront donc pas en-
tièrement superflues, et je me réserve de les exposer
dans un second discours.
SECOND DISCOURS
SUR LA LITT]£râTURE ORIENTALE.
J'ai indiqué , dans un premier discours , le point de
vue sous lequel la littérature et la poésie des Orien-
taux se recommandaient le plus fortement à l'attention
des Européens. J'ai parlé des ressources quelles pou-
vaient oflrir pour accroître un fonds d'idées et d'images
devenu insuflBsant , renouveler des doctrines surannées
et caduques, multiplier les trésors dont se glorifie
notre littérature , et ajouter peut-être un nouveau de-
gré de perfection à cette langue qui a déjà produit tant
de chefs-d'œuvre. S'il en était des belles-lettres comme
des finances, où les emprunts , dit-on, sont le plus sûr
moyen d'augmenter son opulence , plus nous sommes
riches , et plus nous devrions nous empresser de mettre
à contribution la Germanie et l'Hindoustan, les Or-.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 277
cades et les Iles de la Sonde , le Japon et la Calédonie.
Peut-être tant de sources nouvelles, où nous pour-
rions puiser, étancheraîent-elles cette soif de nou-
veautés qui nous dévore. Peut-être tant d'idées jetées
à la fois dans la circulation seraient-elles en harmo-
nie avec les exigences du siècle, comme disent les per-
sonnes qui connaissent le plus particulièrement le
siècle et ses exigences. ,
C*est là sans doute une séduisante perspective, et
l'aperçu qui la découvre ne pourrait s'offrir plus à
propos. Parler de réformes et de changements à nos
contemporains, c'est d'avance être assuré de leur in-
térêt. Qui ne sait ce qu'on peut produire avec ces pa-
roles magiques : perfectionnement, amélioration, progrès
des connaissances, développement intellectuel.... , termes
sonores, phrases harmonieuses pour des oreilles du
xix' siècle, et qui, comme les formules des enchante-
ments dans les temps d'ignorance, changent la face
des objets et fascinent les yeux les plus clairvoyants.
Partout ailleurs, je ne croirais pas avoir besoin de
recommandation, mais, dans cette enceinte, je ne
voudrais pas trop compter sur leur effet mystérieux.
On pourrait me demander si les réformes dont il
s'agit corrigeraient quelque chose , si l'on se trouverait
bien de ces améliorations , et si la littérature , épurée et
rajeunie , brillerait d'un éclat aussi vif qu'avant sa
régénération. Privé de ce degré de conviction intime
qui dicterait une réponse facile à ces questions , j'aime
278 MÉLANGES D'HISTOIRE
mieux vous inviter à les examiner vous-mêmes avec
moi, et ce sera Tobjet des réflexions que j aurai rbon-
neur do vous soumettre aujourd'hui.
Il y a un premier point , dont je ne suis nullement
juge , et dont pourtant il faut partir dans cette dis*
cussion. Je prends pour autant de faits les assertions
d*une certaine classe d'auteurs. Notre littérature est
en effet vieillie, épuisée, prête à tomber de caducité;
elle a cessé d'être Texpression d'une société brillante
de jeunesse et de santé. Les règles léguées par lanti-
quité, les exemples tracés par les plus illustres mo-
dernes , sont désormais insuffisants pour ranimer un
reste de vie et de vigueur. Plus d'espoir, sans les
secours qui peuvent nous venir du dehors, sans les
ressources que nous assure le commerce des étran-
gers. Tant d'écrivains proclament notre dénument,
tant d'autres se chargent d'en foiu'nir la preuve par
leurs ouvrages , qu'il est bien temps de chercher h ce
mal un remède efficace , radical , universel. Car il ne
suffit pas de tirer nos romans d'Ecosse, nos drames
id'au delà du Rhin , de multiplier les ateliers de traduc «
tions , et d'avoir un entrepôt général de sentiments exo-
tiques et de pensées septentrionales dans les Galeries
d« bois^ Il feut qu'un tel trafic se fasse en grand; que
^ Â Vépoque où M. Aboi-Rémusat composait ce discours, il exis-
tait encore au Palais-Royai des galeries de bois, et dans ces galeries
s'étaient établis plusieurs libraires qui avaient la vogue pour la piid^li-
cation et la vente de» romans.
ET DE LITTSRATURE ORIENTALES. 379
l'univer» entier y soit ouvert , et que la plu» iioUe
partie du monde , la plus riche , la plus civilisée , soit
appelée k y verser les produits d'un sol AOlur^knient
fertâe, aecumutës durant ireBtesiàcles de culture*
Cherchons donc, iàt<x k l^eiLtrémité de TÂsie, une
siàDe abondante et vierge , une littérature libre de cet
esprit d'imitation servile qui entrava , chez nous , ie
géni^ de Bossuet et de Corneille, et servons-nous en
pour agrandir le cercle de Téloi^ence et de la poésie ;
ou bien, faisant mieux encore, tâchons d'être admis
à gjianM* dans le vasifce okaonp des^ imaginaftkms er ien-
ttde^, de pvendre tout ce ^i paraîtra à notre compve-
nance^ de lais^r tout ce qui sera jugé peu raison-
nabie , et sortout ce qui semblera Tétre trop ; de
siolLs apjMX)pner les plans des tragédies indiennes,
les imagea des élégies arabes, ks croyances de^ uns ,
les mœu^ des autres , et les tableaux de la nature de
tousv Par lÀ ) il y aura satisfactiofi ceosiplète : on vo-
guera à faines v^ette» sur Tocéan du rommitisme ; on
aéra garanti potir ^aonais du reproche de monotonie
et d'uniformité; oo aoira du neuf, d« hai?di, de 1 ex-
traordinaire ; et il est impossible -que , du mi^iange êe
tant de trâites diverses , il ne résulte pas une abon-
dance de £»ts piquants, de contrs^es inattendus; de
cesailiaoces de vcuots incousuis les tins aux autres,
de ces associations d'idées qui semblaient faites poàr
jamais «e se troutvr ensen»ble.
Je ne vois à tout cela qu'on seul inconvénient.
280 MÉLANGES D HISTOIRE
Quelque romantiques que soient les Orientaux (et
Ton est bien en droit de supposer qu'ils ne sont pas
classiques dans le sens qu'on attache à présent à ce
mot) , ils ne se sont jamais avisés d'aller chercher hors
de chez eux les sujets de leurs chants et la matière de
leurs inspirations. Hs n'ont point songé à isoler leur
littérature de leiu* croyance, de leurs habitudes et de
la nature de leur pays. Les formes de l'éléphant ne se
présentent pointa la pensée d'un poète mongol, ni la
vélocité du renne à l'imagination d'un romancier de
Ceylan ou de Sumatra. L'habitant des fertiles cam-
pagnes de Nanking ne prendra pas les modèles de ses
peintures au milieu des scènes arides du désert, et le
Bédouin ne puisera pas l'idée de ses métaphores dans
les riantes cultures des bords du fleuve Jaune. Les
Européens seuls veulent mettre le globe terrestre à
contribution. Ils se plaisent à brouUler toutes les cou-
leurs , et à chanter à la fois sm^ tous les tons. Rien ne
les intéresse moins que ce qui frappe habituellement
leur vue. Ils aiment bien mieux parier de dattiers, de
lataniers, de cocotiers, de casuarinas, de sterculinas,
de dracanas , que des arbres de nos contrées. Hs dé-
daignent nos loups, nos ours; et toutes leurs préfé-
rences sont pour les panthères , les rhinocéros et les
crocodiles. Les lions, exilés de nos climats, ont trouvé
un refuge assuré dans la poésie descriptive, et nos
vers renferment heureusement, mille fois plus d'ani-
maux sauvages que nos forêts. C'est là, peut-être.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 281
Tespèce de richesses que nos auteurs souhaiteraient
de partager, et le fond d'images sur lequel porte-
raient leurs emprunts. En cela même , ils s éloignent
de ceux qu'ils prétendent imiter, et plus ils s'attachent
à les copier , moins ils leur ressemblent. Chaque peu-
ple aime à parler de ce qui le touche, à décrire ce
qu'il a sous les yeux , à célébrer ce qui occupe ses
souvenirs. C'est même là ce qui assure à ses concep-
tions un caractère particidier et un mérite inaliénable;
et l'on prendrait moins d'intérêt aux compositions des
Asiatiques, si Ton n'y trouvait à chaque instant, dans
les trésors d'une riche et brillante imagination , l'em-
preinte d'une civilisation indigène , d'une nature spé-
ciale, de mœurs, de religions, d'habitudes, qui leur
appartiennent en propre, et qu'ils n'ont empruntées
à personne.
H arrive aussi de là que ce qui est vif, sincère et
naturel dans les originaux, est le plus souvent froid ,
affecté et insignifiant dans les imitations. Il en est des
peuples comme des écrivains , et de la littérature
comme des manières; le plus sûr moyen de n'être ja-
mais copié est de copier toujours. Les modes françaises
n'ont jamais si bien donné le ton en Europe que quand
il ne s'y mêlait rien d'étranger; et il y a trois choses sur
lesquelles une nation ne doit de compte à personne,
et dont il est bon qu'elle cherche la règle unique en
elle- même , son goût littéraire , la coupe de ses vê-
tements et les principes de son gouvernement.
282 MELANGES DHISTOIRE
Je ne veux pas dire quil ny ait, en littérature,
des autorités irrécusables et des modèles qu'il est
toujours beau d'imiter, précisément parce qu'on est
obligé d'avouer qu'ils sont inimitables. De œ nombre
sont ceux qui s'offrent à nous dans là branche la plus
cdèbre et la plus anciennement cultivée de la litté-
rature orientale , dans ces livres hébreux dont la su-
blimité serait un si étonnant phénomène, s'il était
possible de méconnaître leur divine origine. Ceux-là
ne sont nulle part étrangers en Europe; partout la
religion qui les dicta les a naturdisés ; et , dès les pre^
miars âges du monde, la lyre sainte avait rendu des
accords qui devaient retentir chez tous les peuples
chrétiens. Aucun livre au monde ne contient un
aussi grand nombre de pensées mâles et énergiques,
des sentiments si conformes à la véritable dignité de
l'homme, des notions si relevées sur la création et
le Créateur. La Bible est comme un vaste trésor
d'images simples et grandes, d'expressions fortes et
hardies , de comparaisons naïves et pittoresques^ Les
bons esprits y trouvent une nourriture abondante
et solide; et l'on sait comment le génie de Bossuet,
de J. B« Rousseau , de l'auteur des Martyra » a puisé
dans cette source intarissable d'idées majestueuses et
de beautés du premier ordre. Mais les imitations des
livres saints doivent être graves , imposantes , solen-
nelles) et j'oserais ajouter qu'elles ne dmvent pas être
prodiguées. Les habitudes patriarcales , les mœurs
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 283
d'un peuple pasteur, la législation de Moïse, des tra-
ditions qui remontent sans interruption jusqu'au ber-
ceau do monde , tout cela contrasterait souvent avec
la légèreté européenne et le caractère frivole de notre
époque. £n un mot, dans ce livre même où tout est
admirable , tout ne doit pas être imité , et la couleur
antique qui fait le charme du lévite d'Épbraïm et
d'Atak souffrirait du mélange des teintes vagues de la
mélancolie moderne et des ti^ts incertains de la vie
idéale. B ne faut pas faire comme les méthodistes
d* Angleterre , qui bégayent le langage des enfants de
Sem au milieu des aisances d'une civilisation ra£finée ;
qui parlent de déserts, de tentes et de chameaux,
dans les palais de Westminster et parmi les équipages
du parc Saint-James, et qui comparent la vénalité
d'un homme en place à la lèpre de Giezi, et les opé-
rations d'un capitaliste à la conduite des Israélites
emportant les vases des Égyptiens.
Les Arabes , peuple issu de la même famille que
les Hébreux , longtemps adonné comme eux à la vie
pastorale, offrent, dans leurs compositions primitives,
un genre de mérite sévère , analogue à celui des livres
saints. Mais diverses causes morales et politiques ont
modifié leur caractère , et fait prendre des couleurs
nouvelles à leurs productions littéraires. L'étude de la
philosophie les a rendus pointilleux, et les conquêtes
lesontgfttés. L'exagération, l'emphase , une prodiga-
lité d'images et de métaphores qui va jusqu'à l'excès ,
284 MELANGES D'HISTOIRE
une recherche de pensées qui tombe souvent dans
TafTectation , voilà les vices principaux qui ont infecté
la littérature arabe , et , comme il est beaucoup plus
aisé de prendre des défauts que des qualités esti-
mables, voilà tout justement par où elle a trouvé des
imitateurs.
Dans rOrient même , plusieurs grandes nations
ont embrassé, avec la religion des Arabes, quelques-
unes de leurs hérésies littéraires. Les Persans ont pris
d'eux le caractère d'enflure et de subtilité qui dépare
leurs plus agréables compositions , et c'est à l'exemple
des enfants de Mahomet que les Turcs sont devenus
doucereux, fades et afiFectés dans leur poésie. Les
Maures d'Occident ont introduit en Espagne les ro-
domontades extravagantes des capitans , ainsi que ce
jargon de galanterie métaphysique qui avait pénétré
jusque dans nos salons, et qui s'y soutenait encore
dans les premières années du règne de Louis XIV.
On ne les croit pas étrangers à la naissance de ces
froids concetti, de ces pensées alambiquées et de ces
puérils jeux d'esprit où s'égara l'imagination des trou-
badours, et qui n'occupent que trop de place dans la
poésie itatienne. Enfin (car il faut épuiser tout d'un
coup les reproches qu'on peut adresser aux Arabes)»
le peu d'imitations qu'on s'est avisé d'en faire , en
ces derniers temps, vaudraient à elles seules les sub--
tilités de mademoiselle de Scudéry, les concetti des
troubadours et les exagérations des matamores. Elles
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 285
se font remarquer dans un langage rempli de figure
insolites, de métaphores étranges et d*expressions re-
cherchées , et surchargé de pensées gigantesques et d'al-
légories énigmatiqùes. Quand on ne sait plus quel nom
donner à toutes ces belles choses , on dit que c'est du
style oriental , terme qui devient , dans ce cas , à peu
près synonyme de galimatias. Mais bien des phrases
de cette espèce ne tiennent pas plus du génie asiatique
que les compliments sur la prudence des lions et Isl force
des serpents f dans le Boui^eois Gentilhomme. C'est l'i-
diome du fils du grand Turc , ou plutôt c'est l'idiome
des Précieuses renouvelé sous les auspices de deux
ou trois sectes , qui semblent rivadiser entre elles à qui
s'éloignera davantage de la langue que tout le monde
peut comprendre et parler, et qui, chaque jour, ob-
tiennent , en ce genre, des succès merveilleux. Or , de
même que le père de la scène comique distinguait les
véritables Précieuses, quû honorât in&niment y des ri-
dicules qui les imitent mal , et dont il prenait la li-
berté de se moquer, de même on doit distinguer le vé-
ritable style oriental, fruit naturel du climat et de
l'imagination asiatique, de celui que l'on contrefait
en Europe, et qui, comme ces fruits du Tropique
qu'on force à mûrir dans nos serres chaudes , ou ces
vins généreux qu'on fabrique dans nos manufactures ,
sent toujours un peu l'effort , et manque des qualités
les plus précieuses aux yeux des gens de goût.
Le style oriental est excellent dans l'Orient ; là ,
286 MELANGES D'HISTOIRE
comme je l'ai dit , il est en rapport av«; le Biyet, avec
le génie des lecteurs , avec la langue qu'ils parlent ,
avec les idées qui leur sont familières. Mille dioses
peuvent y être dites clairement , quoiqu'à demi*mot.
Les comparaisons y produisent leur effiet , parce qu'on
a sous les yeux les objets auxquels elles s'appliquent.
Des expressions qui nous semblent embarrassées sont
claires pour ceux qui en ont contracté l'use^e, et des
tours qui répugnent à notre langue peuvent avoir une
grâce toute particulière en arabe ou en persan. Mais
quand tout cela est transporté en français, dans un
idiome délicat et pointilleux , et qui s'est trouvé asses
bien des règles qui le régissent, pour qu'on ne puisse
lui proposer d'en changer et de se refondre, alors le
fond des idées paraît obscur, et la forme, hétéroctite
et entortillée; on serait tenté de penser qu'elles
avaient peu de sens dans l'original , et qu'elles ont
achevé de le perdre en passant d'une langue dans
une autre. Il y a ainsi beaucoup de phrases orientales
qui pèchent contre la première de toutes les r^es,
qui est de signifier quelque chose; et quelque mérite
qu'elles aient d'ailleurs, il n'en est aucim qui puisse
tenir lieu de celui-là.
Les Asiatiques , avides de comparaisons et de mé-
taphores, ont multiplié à l'infini^ les formes que la
pensée peut revêtir dans le discours. Un des premiers
soins de leurs poètes a été de ménager les moyens,
d'éviter toujours le mot propre , et de passer à côté
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 287
de Fexpression juste , ou du véritable nom de la chose
dont ils parlent. Dans cette vue, ils se sont créé par-
tout une sorte de vocabulaire énigmatique , où chaque
obyet trouve une ou plusieurs dénominations diffé-
rentes de celle quil a dans lusage habituel. Elles
tienneot à des observations particulières, à des idées
iocales » à des allusions qui les font varier d*un pays à
Fautre* Un poète chinois donnera au tigre le nom de
roi des montagnes, et à Thirondelle celui deJiUe du Ciel.
Dans ses vers, f aurore est la blanche coarrière, et la
ÊMirmi le coursier noir. Il appelle le vin un ami 'ver-
meil, et la reine-marguerite le compugnon des génies. U
dira d'un bcHi versificateur, que c est un léopard en
matière de poésie, et d'une jolie femme que c'est une
fiefoar ^ parle. Pour ce genre de métonymie , les Arabes
affectionnent les termes qui désignent des rapports
de parenté. Che^ eux, le chakal, dont les rugisse-
ments font retentir les déserts, est le père de la voix,
et le coq ceiui de h vigilance. Les paroles sont les filles
des lèvres, et le sucre le père de la santé. Toutes ces
expressions donnent sans doute de Tagrément à la
langue où elles sont nées. Elles y servent du moins
d'embeUiasement au style poétique , comme chez noua
le dieu du jour, et la voûte azurée , et Fastre au disque
argenté , et le cristal des eaux, et les tapis de verdure ,
et tant d'autres phrases élégantes, dont plusieurs corn-
mencent à passer de mode , quoiqu'elles aient bien
eoGOre leur utilité, quand il s'agit de compléter un
288 MELANGES D'HISTOIRE
hémistiche. Pour remplacer celles qui avaient vieilli,
on en a récemment introduit de toutes nouvelles dans
le langage romantique ; et quelque riche , ou si Ton
veut , quelque vagabonde que soit en ce genre l*ima-
gination des Orientaux , je ne sais s*il reste quelque
xîhose à leur envier, et si nous n avons pas, dans cer^
taines productions récentes , les matériaux d'un idiome
plus brillant et plus fleuri que celui des poètes arabes
ou persans les moins intelligibles. Ce serait, au reste,
une vaine et puérile imitation que celle qui s'attache-
rait, dans les écrits des Orientaux, à des ornements
de cette espèce. Un excellent prosateur prétendait que
les ](k>ëtes s'étaient fait un jargon de fatal laurier, de
hel astre , et que c était ce qu'on était convenu d'ap-
peler beauté poétùiue. Mais c'est une erreur de géo-
mètre , et ceux qui ambitionnent le titre d'écrivains
créateurs ne doivent pas la partager. Il faut qu'ils se
rappellent que la véritable poésie n est pas dans les
mots , et qu'on peut être fort peu poétique avec un
grand nombre de ces beautés-là.
Nous avons certaines règles que le goût et la raison
nous ont dictées , et qui président chez nous à l'em-^
ploi des métaphores. Les Orientaux ne lisent pas
nos poétiques et ne connaissent pas nos règles , autre-
ment on pourrait croire qu'ils ont pris plaisir à les en-
freindre toutes , afin de voir, comme quelques-uns de
nos auteiu's , si , du seul mépris des règles , le hasard ne
faisait pas naître quelqu'œuvre de génie, quelque
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 289
beauté grande et inattendue. Nous. aimons que chaque
image s'ofiGre à nous isolément , et laisse en notre es-
prit une trace nette et distincte. Les Orientaux se
plaisent dans la variété , on pourrait dire dans la
confusion. Ce passage perpétuel dune idée à une
autre, qui nous éblouit et nous fatigue, intéresse leur
curiosité, et soutient leur attention. On a blâmé ce
vers de Malherbe :
Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion.
Rien nest plus commun, dans les poésies asia-
tiques, que Taccumulation de trois ou quatre méta-
phores Tune sur Tautre. Le héros, éléphant ou lion
au commencement de la phrase, lance des flammes
vers, le milieu, déracine les arbres, s entrouvre, en-
gloutit les villes et les montagnes, et finit par enve-
lopper son ennemi dans les replis de son corps tor-
tueux. On demande chez nous que chaque métaphore
puisse être le sujet d'un petit tableau. Ce seraient
d'étranges tableaux que ceux qu'on voudrait tracer
des conceptions dlbn-Faredh ou de Motennébi. Les
caricatures les plus fantastiques ne sauraient en appro-
cher. Ils laisseraient bien loin les chimères des an-
ciens, et les êtres triformes, et les figures allégoriques
des Hindous, ces monstres à huit têtes et à seize bras
qu'on voit dans les temples de Jagrenat et d'Élé-
phaota , et que la naïveté de nos premiers voyageurs
a pris pour des portraits du diable. Quon se figure,
19
290 MÉLANGES DHISTOIAE
s'il est possible, une beauté soqs les traits dun pal-
mier, qui a des yeux de gaaelle, une baigne de rose,
des cils perçants et noirs comme de petites flècbes
dé muisc , et qui traîne k longs replis une lumière
parfumée.
11 faut que chè* nous il existe une nefesembtettcfe
réelle fet facile k saisir ent^e la fchose comparée et
Tobjet de la comparaison. Les Orientaux , himii^ sét'U-
puleux, se contentent, à cet égard, du rapport le
plus éloigné , le plus léger, le plus fugitif. Nous vou-
lons qtfuue image agrandîî<se à nos yeux ia ehose que
nous en rapprochons ; l'effet contrttit*e , où la compa-
tàison des chosi&s grandes aux petites , a son mérile
aux yeux des Arabes. Ils se représentort les étoile»
(ftd étînè^tent au fimiamêiit , eromme à^ paillettes
de la rbbe d'une femme; et rutt de leurîs toefllettk^
hîstorifebis, décrivant la marche d'Uue armée pat Ûh
bcfau jWfr d'été , dît ^mpefeemetit que fe Soleil bt^Bait
djirmve Ufte plêint ieme. Enfin, r^xa^ératibn nuit pour
nous -d la ju^esse de l'expression , et c est surtout eU
rhétorii^é <^'il est vrai dte dire que tjtii pMii)e trtJp,
Tvé ptouxfê rien. Mafïs il n^ à pas Uhe exagération capable
dé révolter une hnagînalîbn airiatique. Dans tous les
itiadiigâux chinois , un joli pied est eompafé à ces
bâtunnets d'ivoire qui tiennent fieu de fourchettes.
Pour un po&te arabe , une teîïle tf est pas nstsez 6iiè
si dix doigts peuvent Tentourer : il faiaft ^'ellè ne
dépasse pas TépaîsseuT d'un cheveu. L'exagération 'est
ET DE LITTÉBATUBE ORIENTALES. 201
surtout prodiguée dans le^ rapports de politesse. Les
Chinois • si renommés pour leur eiuictitudje à observer
las rites , et les Persws , qu'on a surnommés les Fran-^
çais de l'Asie, en font un usage continuel. Un parti-
culier de cette dernière nation, qui se trouvait à
Paris il y a dix ans . reçut iuie inyiiation k l0quelle
il s*empr^sa de répondre : a Qu ayant eu Tavântage
a et rbonne^r de voir arriver dans le temps le plus
d fortuné, et h la plus propice de toutes les heures, le
ii messager marqué des signes dfi Tamitié , les gouttes
« de la nuée des &veurs de 1 être élevé qui habite ie
«jardin de Tespéranoe avaient tellement arrosé un
i(ami sincère, qu au milieu de Tautomne, ie frais bou-
H ton du sourire s'était épanoui sur le rosier de ses
«pansées.)) Ce qui signifiait qull aurait Thonneur de
se rendre à Tûaivitation.
Un prince qui commande à deux ou itrois provinoes
est constamment la terreur de k t&cre et le souverain
de Tunivers; et il ny a pas de padha ou de sous^pqciia
qui n'ait la satisfaction , pendant la durée de son ad-
ministration , d'être traité, en vers, de héros victo-
rieuK et de conquérant du monde , plus puissant que
Roustaim et qii Alexandre aux deux cornes. Cent le glo^
rieux surnom que les Orientaux donnent toujours à
Alexandre le Grand. Hafiz reproche à deux beaux yeux
d'avoir renversé l'empire du Cataî et de Khptan, etil
assure qu^e Tlnde et la Chine, assujetties , ont reconnu ,
par des tributs , la puissance des anneaux d'une blonde
^9-
292 MELANGES D'HISTOIUE
chevelure. Or, remarquez que c'est la désignation de
certains pays en particulier qui fait la singularité de
cette hyperbole; car on dira bien , en style de com-
pliment, quune aimable personne a droit aux hom-
mages du monde entier; mais on n'ira pas ajouter
géographiquement quelle a conquis le Portugal, le
Danemark, et subjugué la Confédération germanique.
Certaines connaissances un peu techniques , cer-
taines branches un peu trop arides de Tarbre de la
science, doivent, au goût des Européens, être exclues
du champ où l'éloquence et la poésie vont recueillir
des métaphores et des comparaisons. Les Arabes ,
grammairiens gsdants et versificateurs scolastiques ,
mettent à profit les agréments de la syntaxe et les
grâces du rudiment. L'union qui lie deux êtres ipsoués
l'un à l'autre , rappelle à leur imagination l'accord de
l'adjectif et du substantif; et la passion tyrannique
qui nous tient attachés à l'objet qui l'a fait naître , le
rapport qui existe entre un verbe actif et son régime
direct. Il n'est pas jusqu'à la forme des signes de leur
alphabet qui ne deviennent la matière d'aimables rap-
prochements et d'allusions flatteuses. Je ne pourrais
en donner d'exemple ici sans tracer sur un tableau
les figures de ces lettres. Mais il suffira de dire que
c'est à peu près comme si Ton comparait, chez nous,
la noble prestance d'une belle h un I majuscule , ses
lèvres à un trait d'union , et ses sourcils à des accents
circonflexes.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 293
On se dispense rarement , danis les langues euro-
péennes , d'employer ces formiJes qui annoncent la
comparaison , et y préparent la pensée : Tel un tigre
altéré de carnage,... Comme on voit un lion,,,. De même
un généreux coursier,,,. Mais ces préliminaires entrave-
raient la vivacité asiatique , empressée de multiplier et
m
d'accumuler les figures, les similitudes, les rapproche-
ments d'images et d'idées. La tournure la plus courte et
la plus rapide est la meilleure pour ces esprits avides de
traits brillants et insatiables de métaphores. Un seul
mot suffit pour indiquer une comparaison : de là ces
phrases qu'on rencontre si souvent dans les ouvrages
traduits des langues orientales et qui produisent, dans
nos idiomes, un effet bizarre, que quelques écrivains
ont pris pour une beauté : La ceinture de V obéissance ,
Ntrier du pouvoir, V angle de la séparation , la boule de la
bonté, le cuivre du vice, la prune de la sincérité, le jujube
de la sollicitude, la casse du libre arbitre. L'habitude
où sont les Arabes d'employer ces sortes de phi'ases ,
fait qu'ils y reconnaissent des formes abrégées de
comparaison. L'esprit supplée à ce que les paroles ne
disent pas , la rapidité du discours y gagne , et l'on
peut, grâce à cet artifice, entasser, en peu de lignes.,
une foule djidées hétérogènes , qui sembleraient par
trop décousues , si Ton donnait au lecteur le temps
de se reconnaître ; par exemple : La patience est la
clef de la porte du désir , et la souveraine du royaume
des souhaits ; ou bien , pour décrire les soins super-
29Û MÉLANGES D HISTOIRE
flus d'un amant qiii brûlé de rejoindre sa maîtresse :
Il eut heau frapper ai^eo le marteau de Vunion , la porte
de la rêndontre ne s'ouvrit point; animé du désir de
prendre ce paon du jardin de la beauté, il mit autour de
ses reins h, ceinturé de l'espérance ; mais il eut beau faire
voler le faucon de la pensée dans Vair de Vunion ^ il ne
put trouver le chemin du nid de Vobjet déêiré, etc.
Je suis persuadé que cei façons de parler sont iû-
tdligibles dans les originaux \ 3 faut tnéme qu'elles y
jproduiéent un efiFet agréable puisqu'on les y voit repa-
rtit!^ si fréquemment. Mais elles deviennent TÎcieusés
et intolérables quand on prétend leur consen^er cette
forme dans les traductions. Et cependant ces tnèmés
écrivains si empressés de déguiser ce que le fond des
idées peut aVoir de contraire au goût européen , se
iliontl'ent tout d'un coup scrupuleuit à l'excès pour
conserver ce que la construction des langues orien-
tales il de plus opposé àu génie de la nôtre< Mais ce
n'est pas être exact , que de rendre littéi^alement de
pareilles choses , c^est simplement être incorrect et
barbâire \ c'est devenir infidèle au setis pour rester
mal à propos fidèle à l'expression. Ces phrases ne
disent pas en arabe ce qu'on leur fait dire » et quand
n9lled le diraient^ il n'est pas permis de parler arabe
en français. Lorsqu'on introduit chez nous un auteur
Hsiatique , c'est à la condition qu'il emploiera notre
langue^ et non pas la sienne. Je ne dis pas qu'il faille
altérer ses pensées; mais il est indispensable d*y
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 295
doiuier un tour avoué par notre idiome, ainsi qu'on
ie fait ou qu*on doit }e faire toutes les fois qu'on
interprète un auteur anglais ou allemajpd , et même
grec ou latin. Que deviendrait Iç charme de Virgile
si Ton se contentait ainsi de mettre un mot français
sous chacun des mots latins du te^te , en renonçant
aux conseils du bon sens pour ne reconnaître que
lautorité despotique du dictionnaire? Delille et même
fabbé Desfontaines se sont bien gardés de dire que
Didon buvait un long amour ^ et que la flotte troyenne
poussait avec l'airain les écumes da seL C'est cependant
la traduction la plus exacte qu'on puisse faire du lon-
gum bibdfat amorem , et du spumas salis œre ruantes.
Gomment peut-on , sans aucune de ces précautions
que le ga6t exige , et que la grammaire impose , com-
ment peut-on accoler ensemble des idées aussi dispa-
rates que le sont un nom de métal et un terme abstrait;
le nom dun fruit et une expressipn de morale ascé-
tique? Je rougis d'en faire la remarque. Mais le
pouvoir n a pas A'étriers ni l'espérçince de ceinture ; et
ridée des Orientaux n est pas , comme dans les allé-
gories, de personnifier ces êtres de raison , et de leur
assigner des attributs , mais seulement d'éveiller en
courant le souvenir d'une similitude éloignée. Ces
locutions ne sont donc pas copiées sur celles de
1 original-, elles sonl travesties et défigurées, et quand
on les transporte ainsi dans une langue qui les re-
pousse, on rend les Orientaux mille fois plus ridi-
296 MELANGES D'HISTOIRE
cules qu ils ne le sont en réalité. Cest un soin qu on
n'attendrait pas d*hommes si ardents à les célébrer, et
si intéressés à les défendre.
Si Ton est en droit d'adresser de tels reproches aux
interprètes des livres asiatiques , que dire de ces lit-
térateurs qui, libres de tout joug, et maîtres de choisir
à leur gré parmi les formes variées d'une langue que
deux siècles de travaux ont perfectionnée , et que cent
chefs-d'œuvre ont assouplie , vont tomber justement
sur ce qu'il y a de répréhensible dans quelques faibles
traductions de poésies orientales, choisies peut-être
parmi celles qui sont le moins châtiées, et qui ont
moins de mérite véritable. L'expédition d'Egypte a vu
naître les premières phrases de cette espèce , et elles
avaient alors l'avantage de l'à-'propos. Quelques-unes
ayant réussi parce qu'elles olTraient un sens clair et
énergique, et qu'elles avaient été bien amenées et
enchâssées avec art, le troupeau des imitateurs enfila
cette route qui devait conduiFc à des régions in-
connues , et le néologisme y gagna de nouvelles con-
quêtes. C'est ainsi que, d'une manière indirecte, Haftz,
Sadi et quelques autres écrivains moins connus , ou
plutôt leurs traducteurs plus inconnus encore , ont
exercé de l'influence sur la langue de Racine et, de
Fénélon. Ainsi sont nées successivement, et sous des
formes variées ces expressions hardies où le génie
romantique se dévoile avec tant d'éclat, et qui vien-
nent chaque jour enriclûr l'idiome du mélodramç.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 297
De là sortent originairement et le solitaire des siècles;
et les palais du temps y et lejleave orageax de la vie , et
le désert populeux du monde civilisé y h, proscrite des val-
lées, la colombe du monastère, t homme de l'adversité,
llwmme du destin , Vhomme du crime , Vh)mm£ du néant,
et tant d autres hommes encore qui, sans parler
dune foule de vierges, d'orphelines, de religieux, de
pèlerins, d*êtres indéfmissables et de coupables re-
pentis, tous caractérisés par quelque épithète vague et
mystérieuse, peuvent passer pour des individus de la
même famille, alliée à ce qu'il y a de plus distingué
dans le moyen âge et de plus brillant dans les climats
du nord. Au reste , quand je viens revendiquer pour
les Orientaux la part qu'ils ont eue à ces heureuses
innovations, on ne m'accusera pas, j'espère, d'être
animé d'une très-grande partialité à leur égard. Car,
quelque gloire qui puisse leur en revenir, j'aime à
croire, pour leur honneur, qu'ils auraient pu fournir
sujet. à des imitations encore plus judicieuses.
TROISIEME DISCOURS
SUR LA LITTÉRATURE ORIENTALE.
11 ne m'a pas été possible d'épuiser en deux dis-
cours la liste des obligations que nous avons , ou que
nous pouvons avoir un jour aux Asiatiques. J'ai parlé
298 MÉLANGES D HISTOIRE
des emprunts par lesquels la littérature , réloqueace
et la poésie pouvaient s*enrichir des pensées et des
figures, qui, nées dans les climats orientaux, pou-
valent être naturalisées sur le sol de notre patrie. H
me reste à vous entretenir des mots nouveaux que le
commerce des étrangers a introduits à différentes fois.
dans notre idiome, et qui, entre autres avantages,
offrent un moyen précieux de ne dire que des choses
rebattues, et de les faire prendre pour des idées nou-
velles. Mais ici, les nations savantes de l'Asie ne sont
pas les seules auxquelles on ait eu recours; on a re-
cruté des expressions étrangères jusquau fond de
r Afrique et dans les îles de TOcéanie, et mis à con-
tribution les Samoyèdes et les Iroquois. Vous me
permettrez de sortir pour quelques instants du cerde
où je me suis renfermé jusqu'à présent, et d'étendre
aux locutions des Hottentots et des Topinambous les
réflexions nées à l'occasion des mots que la Perse,
l'Inde et la Chine nous ont fournis.
Je n'ai pas Tespoir de donner à une matière aride
l'intérêt qu'un plus habile aurait su faire naître en
traitant de ce qu'il y a de plus piquant dans la litté-
rature asiatique. Là du moins quelques fleurs cueillies
dans le jardin des imaginations orientales pourraient
fixer vos regards, et solliciter votre attention. Mais il
ne vous reste que des landes stériles à parcourir , et
ce n*est qu'en les traversant rapidement que je puis
mériter la continuation de votre indulgence.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 299
L'introduction des mots nouveaux est comme tout
ce qui tient aux langues , une chose qu*il est impossible
de soumettre à des règles précises, et d'assujettir à des
principes rigoureux. L*usage rend , à cet égard , des
arrêts devant lesquels le goût même de la raison est
forcé de fléchir; le besoin, la nécessité, la conve-
nance « quelquefois le caprice ou le hasard président
à ces acquisitions : rarement elles sont le produit d'un
calcul, ou le fruit dun raisonnement. Le plus souvent
elles ont lieu furtivement, insensiblement, parlefTet
de cet entraînement naturel et de cette influence
inaperçue qui s étendent à tant d'autres objets, et dont
quelques personnes croient suffisamment avoir rendu
raison en disant qu'ils sont le résultat de la force des
choses y terme commode , phrase sans réplique , à l'aide
de laquelle tous les scrupules se lèvent, tous les mal-
heurs s'expliquent, et tout ce qui n'esl pas bien se
justifie. Mais en fait de langues, la force des choses,
c'est l'emploi qu'en font en toute occasion , en tout
temps , une foule d'individus de tout âge et de tout
sexe , sans distinction de rangs , de professions et de
lumières. On a quelquefois désiré, dans l'intérêt du
bon ordre et du bon sens , que certaines détermina-
tions graves fussent prises à la minorité des voix. Ce
genre de scrutin conviendrait surtoutpour conserver la
pureté du langage; et toutefois la majorité en dispose
arbitrairement, réglant tout, n'écoutant rien , décidant
sans examen, prononçant sur ce qu*elle i^ore. On
300 MELANGES D HISTOIRE
ne faisait pas mieux dans ces assemblées où la multi-
tude venait raisonner de tout ce qui était hors de sa
portée, et donner son avis sur tout ce qui surpassait
son intelligence. Dans les langues la loi se trouve
faite , sans qu on ait la consolation de savoir par qui ni
pourquoi, et les bons esprits dont on devrait prendre
opinion , sont les derniers que Ton consulte et les pre-
miers qu on oblige à se soumettre.
Cependant, quelle que soit, sous ce rapport, la
tyrannie de l'usage, il n*y a pas d'avantage à y céder
sans réserve et sans protestation. On a beau dire ;
en style moderne, que les langues ont une tendance,
et que cest une folie que de prétendre s'y sous-
traire: ce sont là des arguments qu'on a fait valoir
pour des révolutions bien autrement graves , et qui
n'en sont pas meilleurs , pour avoir été souvent mis
en usage. Ils sont pris d'une sorte de fatalisme qui
consiste à considérer tout ce qui arrive comma devant
arriver nécessairement ; à voir dans ce qui se passe
l'effet inévitable de ce qui s'est passé et le résultat
d'une marche que rien ne peut arrêter ni retarder.
Les hommes qui emploient en politique cette ma-
nière de raisonner , souffrent patiemment le imal d'au-
trui, en songeant qu'il est partie intégrante d'un sys-
tème général d'amélioration. Ceux qui l'appliquent à
la littérature verraient avec résignation périr la langue
de Bossuet, comme la monarchie de Louis XIV, par
l'action mcsistible du temps cl le progrès naturel des
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 301
idées. Ils ont même des métaphores toutes prêtes, et
qui passent à leurs yeux pour des raisonnements :
«On ne discute pas avec une avalanche ^ » disent* ils;
« on ne murmure pas contre un torrent. » A cela il y
a pareillement une réponse préparée : « L'avalfinche
«et le torrent se contentent de renvei^ser et de dé-
« truire ; ils n'excusent pas leurs ravages par des
a sophismes , au lieu que le torrent des mauvaises doc-
«trines est communément enflé par un déluge de
« mauvaises raisons. C'est à cette source qu'il faut re-
« monter si Ton veut en arrêter le cours. »
Ce moyen a souvent réussi contre l'esprit novateur
qui ébranle les bases mêmes de la société. Il doit avoir
encore plus d'eflicacité quand il ne s'agit que de dé-
fendre , contre les atteintes du néologisme , l'intégrité
de la langue et les principes de la bonne littérature.
L'abus des termes nouveaux est un vieux mal qui
s'est reproduit à bien des époques , et qui a revêtu
mille formes variées. L'examen des causes qui le pro-
duisent et des circonstances qui le développent nous
entraînerait trop loin du sujet auquel nous avons
consacré ces discours. Pour nous en tenir rapproché,
nous nous bornerons aux effets de l'introduction
des mots exotiques dans la langue française ; nous
apprécierons , comme nous l'avons fait précédem-
ment", les richesses dont cette langue est redevable
aux étrangers, à leurs interprètes et à leurs imitateurs.
Il y a eu une époque où notre littérature*, à peine
302 MÉLANGES D'HISTOIRE
«ortie de TeoÊiwce , «e modelait exclu^ivemeat sur ies
exemples de^ancieas. L'imitaticm $orvile« pai^e qu'elle
était peu éclairée, m 3 arrêtait pa$ au fond dei^ pensées,
mm sétendait awt formel mêmes du langage. De»
^utewr* qui n avaient pas eoeore reconnu le véritable
caractère de notre idiome , croyaient ^enrichir par
des emprunt3 aux langues d Homère et de Virgile.
Tout mot grec ou latin était bien venu sous la plume
de ces écrivains rigoureusement elaswques. Ils m bor-
nèrent à 7 attacher une terminaison moderne , à peu
près comme TécoUer Umoain qui contre&isait le ion**
^ag^ frunçoy^ en de^pumont la verboçinaiion latiale, ou
comme œ poète d une malheureuse célébrité ,
Dont la muse, en français, parlant grec et latin,
regrettait de oe poavoir convenablement célébrer h
aaog de6 Valois ,
• Ocymore, dyspotme, ojygochrpnien.
Plus tard un système plus judicieux prévalut »ur
notre Parnasse : non-se^ement dee hommes de génie
surent créer parmi nous une littérature toute natio-
nale, et immortelle comme leurs chefe'd'oeuvre ; des
écrivains dua mérite plus humble ne se crurent pas
trop à rétroit dans le champ qui leur était livré , ni
trop gênés par Ibbligation de parler français. Je
n invoque pas ici les grands exemples de Pascal, de
Corneille ou de Lafontaine; il me suffit de ceiuc de
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 303
Vangélas , de Perft>t d'Ablancourt et de M"' Dacicr.
Sous Louis XIV , les auteurs qui se dévouaient à fiiire
passer dans notre langue les productions littéraires
des autres peuples, semblaient croire que ia tâche
qui leur était imposée consistait à rendre parfai*^
tement inteiligibies pour ceux qui ne connaissai^it
que leur idiome maternel , ce qui a été imaginé , dit ,
éerit dans les idiomes étrangers , en conseryant, autant
que cela était possible , Tarrangement des pensées
les nuances de Texpreseion , les mouvements du style
et le genre particulier de la diction. Pour atteindre
ce but, ils pouvaient, selon le besoin, suivre Tordre
des id^ de Torigitial, ou le renverser pour y jeter
plus de clarté; remplacer plusieurs mots par un seid,
J3U nn terme simple par une périphrase ; user enfin
de toutes les richesses de noti e langue , «comme d'^u-^
tant de ressources pour y transporter des acquisitions
n^uv^Ues.
«
Ainsi toute facilité i^ur -était accordée ; une seule
côïidition leur était prescrite : c était de respecter
leur prt^re langue , «de n'em^âoyer que les tours , les
loci^ofis, les mcte^d'oin usag^ général, universel ;^ou»
si le soin d'uiie mhiutieuse exactitude obligeant d'in*-
t^odink*e un terme inusité, de ne recourir à oetite
rèssociroe <qu'à la'demièpe extrémité, d'en «ser sobre-
¥nent^^vec précaution; timides restrictions, im puis-
santés barrières que le bras vigoureux des disciples de
Mêwifer (Tautetir du Ta'blea» ide Paris) devait ébvmiler
304 MELANGES D'HISTOIRE
un jour , en attendant que ses successeurs plus hardis
vinssent les renverser. Car lorsque le génie peut se
' faire une langue à lui, on ne voit pas pourquoi il se
contenterait d'une langue toute faite. La nécessité de
s exprimer correctement est encore une de ces règles
gothiques qu'il doit secouer comme les autres pour se
livrer à son essor; et comme ce n'est pas de toutes
la moins incommode , elle n'est pas des dernières dont
on ait songé à se débarrasser.
C'est pourtant à ce vieux système qu'il faut attri-
buer en partie le caractère distînctif de la prose du
siècle de Louis XIV, caractère qu'on regrette souvent,
et qu'on n'imite guère, mais que l'on sent dans tout
ce que les auteurs de ce temps ont écrit au sujet des
peuples anciens et des. nations éloignées. Car, lorsqu'il
s'agit d'exprimer des idées étrangères, il doit être
permis d'assimiler ceux qui sont séparés de nous par
la distance des lieux et par celle des temps. Je ne
sais quoi de simple et de facile se laisse apercevoir
dans tout ce que l'on empruntait alors à d'autres lit-
tératures , dans les traductions du grec ou du latin ,
de l'allemand ou de l'espagnol, ou des langues orien-
tales. On cherche en quoi les écrivains de ce siècle
différaient des nôtres : en bien des choses , sans con-
tredit; mais c'est surtout par leur attention à parler,
non la langue des autres, mais la leur propre, à
ne s'écarter , sous aucun prétexte, des con^tructions
qu'elle autorise, et à n'admettre de mots étranger* que
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 305
quand ils ne pouvaient pas s'en dispenser, c est-à-dire
bien rarement; on est bien plus savant maintenant.
Il n'y a pas de chétive production où 1 on ne ren-
contre des réminiscences de Schiller ou de lord
Byron , des hardiesses imitées des écrivains du Nord
ou de rOrient. Mais on ne peut tout avoir à ia fois ,
et cet avantage en compense un autre. Rien n'est plus
rare , il faut en convenir , qu'un style franc , original
et naturel , où nulle influence exotique ne se fasse
sentir, où nul terme inusité ne soit admis. Ce sont
même ces derniers qu'on recherche aujom*d'hui. On
s'attache à rajeunir la langue à force de vieux mots ,
et le progrès des idées nous ramène à ia langue de
nos aïeux. Nous avons de nos joiu*s un littérateur
qui avait assez bien appris le gaulois du temps de
Henri IV, et qui composait des romans et même des
pamphlets dans le langage d'Amiot et de la satire Mé-
nippée. D'autres font effort pour gravir au niveau de
Froissart et de Monstrelet, et parviennent avec un peu
d'étude à écrire fort agréablement la langue des bons
auteurs du xiv* siècle. Il y aurait pour se singulariser
une voie plus courte encore; ce serait d'imiter, sans
affectation, la noble ingénuité du xvii* siècle. Le moyen
est infaillible; on est surpris qu'aucun novateur ne l'ait
encore tenté.
Peu à peu, cependant, on s'était familiarisé avec
les langues étrangères; et, le nombre des personnes
qui les apprenaient continuant à s'accroître, on s'ac-
ao
306 MÉLANGES D'HISTOIRE
coutumait à entendre ddns la éonversation , et Toii ^e
rendait inoin^ difficile à admettre dans les livres cer-
taines expressions qui précédemment auraient été
rendues par des périphrases, quand elles n'avaient
pas chea nous de véritables équivalents.
On se résigna à voir les seigneurs anglais paraître
avec le titre de fonb, leurs femmes avec celui de Idi/s,
les nobles Castillans sous le nom d'hidalgos i les marquis
d'Allemagne furent appelés ntùrgrûMi ; le Grand Turè
fut reconnu sûUati , et son premier miài^tre eut ie titre
devidir. Une fois engagé dans cette route, ôh ne s'arrêta
plus. On avait une source qui ne pouvait plus s'épù&èr
que quand toutes les langues du monde seraient fon-
dues dans la nôtre, et auraient renouvelé la coufusiôti
de Babel. Les compositions historiques , les ôbmpôsi-
tions romanesques, et les relations dé >^0}agès, qui
participent de la nature des unes et des autres, répan-
dirent les mots étrangers par centaine^; et l'usage eu
ayant naturalisé plusieurs , il devînt superflu de réda-
mer contrêvleut adoption. Alors s'avancèrent sucôès-
sivement les dêmchêi , les califê$ , les calenders , les
mirza, leâ imàtriÉ,\èÈ sùheikh et le& fakirs de la Perse et
de l'Arabie ; le^ icoglMs , les hbàtàtidjls et lés kùpi^i-hà-
éhis de Constat! tinôplé ; les tadjahs, les kùhatriàs, \éÈ
soufras et les fanas de FHindoustan. Aucutt terme ttt-
tional ne parut plus propre à rendre aùeuue idée venue
du dehors , nulle expression ne sembla représenter as-
sez fidèlement les sujets étràhgers , et il n'y eut {mIIs
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 507
une seule notion que Ton crût asset exactement repro«
duite à notre esprit, si Ton ne frappait en même temps
notre oreille pat le son insolite du nom qui Tôxprime
au Tibet, en Turquie, ou dans les Grandes Indes.
DifiPérentes circonstances sont venues tout récemment
favoriser ce système d*emprunts qui nous rend tribu-*
taires du monde entier : Tang^omanie au milieu du
siècle dernier^ maladie mal guérie, et qui, de la poli«
tique où elle avait pris naissance , s*est r^etée sur la
littérature ; les guerres lointaines , l'extension du com^*
nlercCt et, jdus encore, ce goût généralement répandu
pour les récits des voyageurs , et ce besoin si univer-
sellement senti d'étudier les usages civils, les céré«-
monies religieuses et les institutions politiques de
tous les peuples du globe. Un idiome qu'on avait lieu
de croire si riche, si parfait, s'est tfouvé tout d'un
coup insuffisant quand il s'^t agi de décrire les habi*-
tudes et tout ce qui tient au génie des diverses fa-
milles du genre humain , et la pureté de la langue s'es-
altérée en proportion des progrès de la géographie.
Sont ensuite venus les écrivains romanciers ou
romantiques, prosateurs et poètes, toujours avides de
faire effet et d'éveiller des sensations inconnues « et
pour qui, dans cette intention , des sons peuvent tenir
lieu d'idées^ parce qu'il est plus facile de faire con^
traster des syllabes que des sentiments. Rien ne leur
a paru plus propre à frapper l'imagination , à la sur-*
prendre, à lui préparer des illusions, que 4e faire
ao.
308 MÉLANGES D'HISTOIRE
résonner aux oreilles du lecteur les termes mêmes
qui servent de signes aux objets dans la contrée où
on veut le transporter. Il est si agréable , pour remplir
un vers , ou faire ronfler une phrase , de pouvoir au
besoin y glisser une expression madécasse, ou un mot
de la langue galibi. Un terme welsche, galic, ou nor-
végien, rend«i bien, si vivement, avec tant d'énergie
et de fidélité, le vague des impressions ossianiques
ou la bouillante ardeur des conceptions Scandinaves.
Dans remploi d'un si ingénieux artifice , les traducteurs
de livres orientaux ne pouvaient rester en arrière ; le
zèle dont ils sont dévorés pour la gloire de leurs au-
tem*s, la vénération dont ils sont pénétrés pour les
objets de leurs études, que sait-on ? peut-être aussi le
désir de faire partager ces sentiments respectueux à
leurs lecteurs, et d'en profiter pour eux-mêmes, tout les
induit à conserver dans Jeurs versions ce qui fait en
partie le charme des originaux, les noms propres si
harmonieux, les titres honorifiques que rien ne saurait
rendre exactement , une foule de termes relatifs aux
usages ainsi quaux productions locales, et qu'on ne
pourrait traduire sans les désenchanter .^De là , ces
phrases mi-partie européennes et asiatiques dont ils
font un si fréquent usage, et dont, au grand regret de
ceux qui ne savent pas le turc, l'arabe, le persan, le
sanscrit, le chinois et huit ou dix autres langues en-
core, tout le sel reste caché dans un ou plusieurs mots
qu'on n'entend pas : l'un nous parle d'un insensé qui
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 309
a déraciné un âmra pour le remplacer par un palasa;
lautre peint un yoghi , disciple des mounis , les plus
versés dans la connaissance des Védas ; un troisième,
décrivant la flèche à cinq pointes de lamour indien ,
y place le tchampa pénétrant , semblable à de Tor par-
fumé; le brûlant amza nourri dans un terrain céleste ,
le desséchant nagkeser aux feuilles argentées , le kiticam,
qui jette le trouble dans les sens, et Téclatant bêla qui
verse dans les veines une ardeur dévorante. Il y a des
pièces entières écrites de cette manière ; et le hasard
fait tomber sous mes yeux ce passage traduit, ou
plutôt extrait d un historien de f Hindoustan : « Quand
Choudja a ed doulah succéda à son père dans les
I ^^
Ssoubahdaris d'Aoude et d'Allah abad, Bellavent Singh
possédait déjà , en qualité de zemyndar, un domaine
très-étendu, comprenant quatre serkars. Pendant la
guerre que Choudjâ 'a ed dpulah fit aux Anglais pour
le rétablissement de Qacem aly Khan, le zemyndar de
Benarès se joignit à ceux-ci. ÂTépoque de la paix,
son zemyndari fut extrait du Ssoubah d'Aoude et réuni
à celui de Bahar afin de le soustraire au ressentiment
de ChovL^â* a ed doalah , son premier ssoubahdâr, »
Il y a des personnes qui trouveront qu'on a laissé trop
de mots persans dans ces phases; d'autres penseront,
au contraire, qu'on y a fait entrer trop de mots
finançais. S'il y a quelque mérite d'exactitude à les tra-
duire de cette manière , il y en aurait encore davantage
à ne pas les traduire du toul .
310 MÉLANGES D HISTOIRE
On sent bien que ce n'est plus remploi de tel ou
tel terme plus ou moins expressif, plus ou moins in-
dispensable , qu il s agit de discuter et d'autoriser, mais
un système entier qui ne va rien moins qu'au boule-
versement de la langue. Car le motif qu'on met en
avant est de ceux qu'on peut étendre indéfiniment ; ce
qu'on a dit d'une chose , on pourra le dire d'une autre
avec ay tant et aussi peu de fondement. Si , dès qu'il s'a-
git d'im objet étranger à nos idées actuelles ou à nos
moeurs européennes , il ne suffît plus de le rapprocher
de ce qui chez nous y ressemble le plus, et qu il faille
adopter le mot même du pays pour le désigna, il n'est
rien dans l'ordre physique ou dans l'ordre moral qui
ne soit »oumii à cette loi générale. Ce qui |se retrouve
en tou3 les lieux du monde n'est nulle part complète-
ment identique. Q n'est paiS jusqu'aux passions les plus
naturelles et aux sentiments les plus universels qui ,
si l'on poussait les choses à la rigueur, n'exigeassent un
langage à part. Car enfin les Asiatiques attachent quel-
ques nuai^kces particulières aux idées d'honneur « de
gloire et d'wiour même, et quand un Persan jure à
sa maîtresse une éternelle fidélité , il n'entend pas pour
cela qu'il sera tenu de renoncer à son sérail. Faudra-t-il
trouver, des mots spéciaux pour exprimer ces légères
différences? Cette source aboridante.de néologismes
verserait plus de mots dans notre idiome que toutes
les autres ensemble; tou3 les mots de toutes les lan-
gués pourraient se présenter successivement sous notre
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 3U
plume; ce serait une nouvelle luvaçion de$ barbare^;
et nos cours de langues étrangères acquerraient une
utilité toute particulière , celle de préparer à Tlutelli-
gence des livres français. Loin que le Dictionnaire de
r Académie pût y servir désormais, le Glossaire de Boiste
deviendrait insuffisant , et il faudrait le remplacer par
une polyglotte ; ou bien il faudrait , à chaque production
nouvelle, un commentaire particulier avec un catalogue
des mots les plus difficiles. Ceci n est pas une exagéra-
tion ou une supposition gi^tuite : le secours dont je
parle a déjà été jugé indispensable pour un de ces ou*
vrages dans le goût moderne , qui tiennent à la fois du
madrigal et du pamphlet, de Téiégie et de la gaa^ette;
qui ne sont pas moins bien placés dans un boudoir que
dans le cabinet dun ministre , parce qu on a su y conci-
lier une politique attendrissante avec une galanterie pa-
triotique ; et ringénieux auteur qui avait désiré rendre
son roman généralement intelligible , 1 avait fait pré-
céder d'ui^ petit vocabulaire espagnol-français, qui n'en
était pas la partie la moins exacte ni la moins intéres-
sante. Il faudra bientôt des appendices du même genre
à ces livres d'étrennes o^ Ton voit figurer tour à tour
le J^iglandsr couvert de soxxplaid, le laird armé de sa
clapmre, le maadmn dans sa jonqu^e, le d^ogauji ja-
ponais revêtu de son nosime, et le tahpoia de Siam
porté sur un palanqain, ^t le rougging ou le heksa-
kembang de Java dansant au son du ijender ou du
tchelempang , et les arraoy de TOcéanie traversant les
312 MÉLANGES D'HISTOIRE
hippah de la Nouvelle-Zélande, les morais et les ta-
papous d'Otahiti, ou iesjiatouka de Tongatabou.
Que le génie protecteur de notre belle langue nous
préserve du débordement de tant de mots sauvages ,
d'expressions mal sonnantes et de syllabes cacopho-
niques. L'orgueilleux solécisme a précédemment fixé
notre attention. C'est contre le pompeux barbarisme
que nous nous élevons ici. Nous devons de la re-
connaissance à tant d'auteurs pour le soin qu'ils
prennent de nous instruire. Mais on est tenté de leur
demander, comme Despréaux à un méchant orateur:
« Que vous ont fait nos oreilles pour les traiter si dure-
(( ment? » Je sais quelle réponse on fait à ces reproches :
l'emploi des termes exotiques a, dit-on, l'avantage de
conserver la teinte locale. Par teinte locale on entend,
si je ne me trompe, l'exacte et naïve observation des
mœurs, la peinture fidèle des habitudes, des manières
de voir et de toutes les circonstances naturelles qui
peuvent y concourir. Ceux qui pensent' que , pour at-
teindre ce but, il est indispensable d'employer des sons
étrangers, loin de se plaindre d'en trouver un trop
grand nombre, devraient regretter d'en rencontrer si
peu ; car, si la teinte locale ne subsiste qu'à l'égard
des objets dont on a conservé les noms originaux, que
devient-elle pour les noms qui ont été traduits ? et
au contraire , si les effets qui s'adressent à l'imagina-
tion peuvent être produits avec des mots français,
quelle nécessité d'employer des termes barbares? On
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 313
en fait trop , ce me semble , ou bien on en fait trop
peu : ce nest pas assez d un petit nombre de mots, il
faudrait les admettre tous. Pourquoi quelques traits
épars là où on cherche un tableau entier? Les partisans
de la couleur locale ne devraient pas s arrêter en si
beau chemin. Encore une fois , le vrai moyen de les
contenter serait de ne rien traduire. L'imagination serait
alors complètement satisfaite , et Tesprit parfaitement
en repos. On n entendrait rien, on admirerait tout;
car il n'arrive que trop souvent aux traducteurs de ne
pas parvenir à faire admirer c*e qu ils parviennent à
faire comprendre. Tout ceci repose sur une erreur
qu'il est bon de relever en passant. Tout objet nou-
veau, toute idée étrangère qui se présente à nous ,
fixe notre attention de deux manières, et parce qui y
est analogue avec les objets que nous connaissons,
et par ce qui s'en éloigne. Ce double aspect est d'un
intérêt égal dans la représentation des mœurs étran-
gères; car nous ne sonunes pas moins curieux d'y dé-
mêler ce qui tient au fond de notre manière d'être ,
et à la nature même du cœur humain, que de recon-
naître et d'apprécier les effets variables des circons-
tances et des institutions.
Toute observation qui ne part pas de ce double
point de vue est superficielle et incomplète. Si l'on
néglige les différences singulières et les traits caracté-
ristiques des diverses races d'hommes, on ne présente
que des peintures communes et des tableaux sans
314 MÉLANGES D'HISTOIRE
intérêt. Si Ton s attache exclusivement à des variétés
accidentelles , on trace des portraits de fantaisie et des
esquisses indignes des regads des connaisseurs.
Des deux inconvénients, ce dernier est le plus grave;
car il dénature la réalité des choses , quand l'autre n'en
déguise que les apparences. C'est notre caractère, nos
passions, nos faiblesses, c'est nous que nous voulons
surtout étudier chez les peuples étrangers, et l'on vou^
drait toujours y montrer autre chose. Nous cherchons
l'homme physique et moral td que le Créateur l'a
formé et que ses coutumes l'ont modifié , et l'on fait
passer sous nos yeux des habitudes étranges et des
costumes bizarres. On insiste sur ce qui est passager
et secondaire, pour nous faire perdre de vue ce qui
est essentiel et de tous les temps. J'ose dire que la
plupart des écrits où ^ont dépeintes les moeurs des
nations sont entachés de ce défaut. Le moraliste a
moins sujet d'en être satisfait que l'observateur des
modes , ou le décorateur d'opéras. Tout ce que beau-
coup de gens savent des Musulmans, c'est qu'ils .sont
coiffés d'un volumineux rouleau de linge blanc; et des
Chinois, c'est qu'ils ont des têtes rases et des chapeaux
pointus. Mon plaisir serait de voir un homme qui a
un turban , ou une veste de soie à longues manches ,
agir et parler d'après les principes qui meuvent un
Européen en habit français; d'observer les efforts de
l'ambition et les détours de l'intérêt chez un mii^istre
du roi de Perse , ou les inspirations de la coquetterie
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 315
chez une belle Otabitienne; et Ton m*arrète pour me
£adre remarquer que le kalpàk de Tun est une peau de
mouton noire, retroussée de scball, et que les joues
de Tautre sont marquetées d une suite de points bleus
et jaunes qui viennent e|i spirale se joindre aux deux
côtés du nez.
On peut juger maintenant auquel des deux objets
se rapporte f usage de ces termes étrangers qu on veut
introduire dans la vue de ne pas affaiblir les impressions
localejs. On craint, en traduisant, de ne pas donner
des notions assez précises, et Ton s'arrange , en ne tra-
dui^nt pa$ , de manière à faire naître les idées les plus
fantastiques. Le terme français qu on eût employé eût
peut-êti'e altéré légèrement la pensée en quelque cir-
constance indifférente. Le mot barbare qu on y subs-
titue laisse l'esprit en suspens sur l'idée principale ;
ou bien, à l'occasion de la chose la plus vulgaire, il
permet à l'imagination incertaine d'hésiter entre vingt
objets inconnus ou bizarres. Qu'on me dise qu'ua Écos-
sais marche enveloppé de son manteau , j'entends cela,
et je n'ai pas même besoin d'être averti par une QOte
que les manteaux des Écossais sont d'une autre étoffe
et d'une autre coupe que ceux des élégants de Paris;
mais l'on me décrit le même individu couvert d'un
plûdd. Ne sachant pas l'écossais , je n'ai plus la moindre
notion de la forme ou de la nature de ce vêtement ,
pa^même de son usage. Or, si l'on veut fuier mon
attention sur un trait de passion ou de caractère , le
316 MÉLANGES D'HISTOIRE
plus pressé n est pas de m'informer que cette partie
de rhabiiiement est faite d'une étoffe à carreaux rouges
et verts , ce que désigne le terme écossais de plaid;
mais qu il s'agit d'un surtout propre à garantir de Im-
clémence des saisons, ce que le mot de manteau
exprime fort bien. J'ai insisté quelque temps sur cet
exemple un peu matériel , pour mieux explique^ ma
pensée. On sent que je pourrais étendre la même
observation à toutes les autres parties du costume des
montagnards d'Ecosse, puis à toutes les parties des
habitations, de l'ameublement et de tous les genres
d'instruments , d'armes et d'outils en usage chez les
peuples de tous les temps et de tous les lieux. Le ca-
price seul pourrait faire adopter quelques noms de ce
genre et faire rejeter les autres, et l'énormité de la
conséquence doit mettre en garde contre le principe.
Trente noms divers se trouveront accumulés pour
désigner , suivant les pays , un seul et même objet*
Car, qu'on parle d'une polie au Malabar, d'une caîque
sur la mer Noire , d'une pirogue dans l'Océanie , d'une
jonque dans la Chine , ou d'une champane au Japon ,
le fond de l'idée est qu'il s'agit toujours d'une barque
ou d'un bateau , et l'on ne voit pas qu'il y ait rien à
gagner à l'emploi de tous ces synonymes de contre-
bande. Et si nous nous élevons à un autre ordre
d'idées, que sont les makks d'Arabie, les khans Tar-
tares, les rac^ahs de Vlnde^ les caciques américains, si
ce ne sont des rois, des princes, des seigneurs, aux-
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 317
quels on refuse un titre significatif et clair, pour leur
en conserver qui sont équivoques et vagues, et dont
le sens se dérobe au plus grand nombre des lecteurs ?
Pourquoi des bonzes au Japon , des talapoins à Siam ,
des lamas au Tibet, des yoghis dans THindoustan, des
fakirs , des imams , des derviches chez les musulmans ,
pendant que toutes ces nations ont également des
prêtres, des pénitents et des religieux dont il s'agirait
seulement de fixer la hiérarcjûe et d'indiquer le ca-
ractère? Qu'ont de particulier les gens en place à la
Qiine pour les appeler mandarins ? Ce mot , qui n'est
même pas chinois, indique -t- il des fonctions spé-
ciales, un degré particulier d'intégrité et de droi-
ture, ou un genre d'intrigue ou de cupidité qui soit
inconnu dans nos- contrées ? Les titres auxquels nous
sommes accoutumés , appliqués aux charges de ces
régions lointaines, auraient l'avantage d'en offrir une
définition approximative, et l'on saurait bien apporter
soi-même à l'idée les restrictions convenables , et faire
la part de deux systèmes distincts de civilisation. Si,
dans un livre sur la Chine, on me parle d'un tchifoa,
je ne sais de quoi il est question; mais si l'on y subs-
titue un préfet , je vois à l'instant qu'il s'agit d'un fonc-
tionnaire civil , chargé de l'une des divisions de
l'empilée, et je n'aurai garde d'aller m'imaginer qu'un
tel préfet prend intérêt aux élections et donne des bals
à ses administrés. Si ces mêmes Chinois offrent aux
dieux des sacrifices dans les temples, pourquoi dire
^
. 518 MÉLANGES D^HISTOIHE
qu'ils vont honorer les esprits dans des miao oti pa*-
godes? Pourquoi ôe langage nouveau pour chaque pays»
quand il faut exprimer ce qui, dans chaque pays, se
fait précisément comme chet nous? Quelque éloignée
que soit la contrée que nous voulons décrire, effor^
çons-nous de paraître un peu moins érudits , pour être
un peuplu^ intelligibles; de nous expliquer en français
^i nous nous adressons à des lecteurs français , si ilous
ne voulons pas les rebuter par une multitude de
termes recherchés, bizarres, difficiles à prononcer et
k comprendre, et qui nont pas même le mérite d'ètré
plus justes, puisqu'ils font voir du mystère daos ce
qui est simple , des raffinements particuliers danâ ce
qui est habituel et commun , et qu ils vont ainsi don^
ner des idées erronées à beaucoup de lecteurs « sans
parler de ceux à qui ils n'en donnent pas du tout.
Bannissons donc du domaine de la littérature , de
Téloquence et de la poésie , et reléguons dans ces rék*
tions de voyages dont on ne coupe que les vingt pre»
mîers feuillets, dans ces recueils dont on ne voit que les
estampes , toute cette foule d'expressions hétéroclites
dont on vient chaque jour surcharger notre idiome na-
tional; et s'il n'est plus possible de le débarrasser dé
tous ceux qu'un usage prolongé y a introduits, ganlond-»
nous au moins d'en accroître le nombre , en accordant
trop légèrement le droit de bourgeoisie à des incon^
nus. Garacalla déclara citoyens romains tous les habi-
tants de l'empire , et dès lors il n'y eut plus d'empire.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 319
Toute langue où Ton admettrait san^ distinètion les
mots étrangers , deviendrait un jargon et tomberait
bientôt dans la barbarie. Les dominateurs de ilnde
commencent à employer indifféremment des mots pris
à tous les peuples quils ont Subjugués ^ et déjà leur
langue se ressent de cette influence. Addison et Pope
s'étonneraient en lisant Lallàh-Poukh , ôt Jobnson lui-
mêlhe n entendrait plus les récits de leurs voyageurs ;
car il n y a pas de poi^t datis FOcéan d*où ils n aient
rapporté) avec les profits du négoôe, quelques expres-
sions dont s enfle leur vocabulaire; mais ce n*est pas
l'espèce de gain qu'il faut leur envier; et si le carac-
tère de leur langue s'altère à proportion des bénéfices
de leurs commerçants , nous devons d'autaM moins
les imiter, que notre perte serait plus sensible, et que
nous n'en serions pas si richement dédommagés. Et
qu'on ne croie pas, par cette exclusion « s'interdire
l'emploi de ressources précieuses et de moyens utiles
à l'expression et au développement de là pensée;
assez d'exceptions se feront, comme d'elles-mêmes, à
la règle générale. Qu'une découverte politique ou fi-
nancière ait lieu sur les bords de la Tamise , le nom
qu'elle aura prié nous Viendra tout aussi natttrellement
que la chose , comme nous sont venus les chxhs , les rè-
pùfis, les amendement et les budgets. Qu'un homme de
génie , àptès avoir vu les m^nrs de beaucoup d'hjommes
et de villes, évite les longueurs de la circonlocution ,
en hasardant un terme nouveau , mais harmonieux et
320 MELANGES D HISTOIRE
expressif, dont le son Ta firappé dans les régions loin-
taines, nul nira s'aviser d'en contester la légîtinoité;
on accueillera volontiers cette preuve de plus de la
vivacité de ses impressions et de la fidélité de ses sou-
venirs> Ce qu'il ne faut pas , c'est qu'un modeste tra-
ducteur , ou un romancier obscur s'arrogent, au fond
de leur cabinet, les privilèges qu'on acquiert en ex-
plorant les cimes du Ghimborazo , ou en méditant
dans les solitudes de l'Ohio. Le droit d'enrichir les
langues n'appartient pas aux prolétaires de la littéra-
ture. Quand les grands écrivains en usent, ils ne font
que disposer de leur bien, et c'est plus souvent à leur
détriment qu'à leur avantage.
Quant aux idées nouvelles , qui sont le grand argu-
ment des partisans du néologisme , on peut se rassurer
3ur leur nombre et s'en rapporter d'ailleurs aux sug-
gestions de la nécessité. Il y a des hommes qui s'agitent
beaucoup à ce sujet ; il semble qu'ils aient des mil-
liers d'utiles nouveautés à nous apprendre , et qu'il ne
leur faudrait que des mots pour les exprimer ; et
quand on leur permet d'en fabriquer, il se trouve qu'ils
n'ont plus rien h dire, et que ce sont les idées qui
leur manquent. Rien, sans doute, n'est plus ordinaire
que de voir des vérités inconnues s'introduire dans
la physique , dans les arts , dans les diverses branches
"^ du commerce et de l'industrie , par un effet des tra-
vaux répétés, de l'observation journalière et de l'ex-
périence acquise. Mais la même chose ne se montre
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 321
pas, à beaucoup près , en morale ni même en politique ;
dans ces sciences, Taffluence des vérités na encore
rien d'inquiétant. Pour tout ce qui concerne les be-
soins généraux des hommes et les accroissements
effectifs de leur domaine intellectuel, il est permis
d'adresser aux enthousiastes des lumières du siècle
ces vers d'un poêle ennemi de la néologie :
La langue que parlaient Racine et Fénélon
Nous suffirait encor, si vous le trouviez bon.
C'est qu'en conscience il faut rabattre un peu de
tout «ce qu'on a cru découvrir depuis cinquante ans;
c'est qu'on peut répéter , en présence de tant d'inven-
tions sublimes, ce que disait je ne sais quel ouvrage
philosophique: «Il y a, sans contredit, beaucoup de
« choses nouvelles et de choses vraies; seulement celles
«qui sont vraies ne sont pas nouvelles, et celles qui
«sont nouvelles ne sont pas vraies.»
21
à
322 MÉLANGES D'HISTOIRE
Sf^^
LETTRES
SUR LE REGIME DES LETTRES DE LA CHINE, ET SDR
L'INFLUENCE QU'ILS ONT DANS LE GOUVERNEMENT DE
L'ÉTAT.
PREMIERE LETTRE.
Monsieur,
Vous désirez que je vous fasse part àes idées que
je me su» formées des lettrés de h. Chine , du carac-
tère de cette grande corporation , et deieur influence
fliur la constitution politique de leur pays. Vous ne trou-
vez, dites-vous, dans les relations ordinaires que des
notions insuffisantes ou contradietodres.Degrand^iiocns
vous font hésite]^ sur les opinions ies plus opposées ,
et de graves autorités vous tiennent en suspens : Vol-
taire fait du gouvernement patriarcal de la Chine un
magnifique tableau; Montesquieu peint des couleurs
les plus noires le despotisme qui opprime ce malheu-
reux empire. Vous osez croire quil pourrait y avoir de
part et d*autre un peu d'exagération , et que la vérité
pourrait, en cette circonstance comme en plusieurs
autres, se trouver dans une sorte de moyen terme,
à une égale distance des opinions philosophiques.
Une chose m'enhardit à vous proposer mes idées
sur cette matière : quand deux hommes supérieurs
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 323
émettent sur le même sujet des avis entièrement
contraires, il est permis d'examiner de nouveau ce
qu'ils ont laissé indécis; peut-être même aurions-nous
ici, pour suppléer à leurs lumières, quelques avan-
tages qui ont manqué aux auteurs de TEsprit des lois
et de TEssai sur les mœurs.
La lecture des annales de la Chine, en original,
est un de ces avantages : ni Voltaire ni Montesquieu
ne connaissaient Thistoire du peuple qu'ils ont jugé.
C'est trop souvent un des privilèges du génie de ^e
créer à lui-même le sujet de ses méditations, et de
s'exercer ensuite à plaisir sur des &its de son inven-
tion. C'est là ce qu'on peut appeler les préjugés de la
philosophie, et les deux grands hommes dont nous
parlons n'en ont pas été entièrement exempts. L'an
cherchant partout une antiquité qui contrariât les
traditions chrétiennes, et un peuple sans religion qui
pût nous être ofiFert pour modèle , avait cru rencon-
trer l'un et l'autre à la Chine; et c'était là, nous n'en
doutons pas, le principal motif de son admiration :
l'autre voulant à tctit prix confirmer par des exemples
ses idées sur le principe du gouvernement despotique,
n'avait vu que le bâton qui pût être le mobile dé la
législation chinoise. Au fond, ces idées opposées ne
sont pas inconcevables; car si les Chinois avaient été
tels que les supposait Voltaire, quels autres moyens
que les châtiments corporels les législateurs auraient-
ils pu employer pour les gouverner? Qui oserait a^sur
ai.
324 MELANGES D'HISTOIRE
rer que, sans le bâton, un peuple d'athées pourrait
subsister?
Heureusement, s'il y a beaucoup à rabattre des
éloges qu on a donnés à la sagesse du gouvernement
chinois, il ny a guère moins à réformer des idées
quon s'est faites de son despotisme. Là, comme ail-
leurs, on obseiTe un mélange de biens et de maux
qui se balancent et qui constituent une manière d être
tolérable , une sorte de bonhem' relatif, qui est Je seul
état auquel les hommes puissent raisonnablement pré-
tendre sur la terre. Selon qu'on se plaira à envisa-
ger les choses de l'un ou de l'autre côté , on pourra y
prendre le texte d'une satire , ou les matériaux d'une
utopie. Vous pensez bien que je n'ai pas ici cette
double intention; je ne veux que vous présenter quel-
ques traits du caractère des lettrés chinois , et vous
tracer une légère esquisse du régime auquel ils sont
assujettis par les lois, les coutumes et les mœurs na-
tionsdes. Ces lettrés , comme j'espère vous le faire voir,
forment une association perpétuelle , gens œtema in
qua nemo nascitur, qui se recrute indistinctement dans
tous les rangs de la nation, et c'est entre les mains de
cette association que résident proprement la force
publique et le gouvernement de l'état. C'est au moyen
de cette institution si singulière et si peu connue,
qu'on a résolu le problème d'une monarchie sans
aristocratie héréditaire, offrant des distinctions sans
privilèges, où toutes les places et tous les honneurs
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 325
sont, en quelque sorte, donnés au concours, et où
chacun peut prétendre à tout, sans que, pour cela,
l'intrigue et Tambition y causent plus de troubles ou
de malheurs qu'en aucun autre lieu du monde.
C'est sans doute un pays assez singulier que celui
où l'on est parvenu à concilier les intérêts de l'ordre
et de la stabilité avec ce que les talents et le mérite
personnel sont en droit d'exiger pour chaque indi-
vidu; où la noblesse, acquise par des services rendus
à l'état, ou par des actes de vertu, n'est pas seulement
viagère, mais ascendante, c'est-à-dire reportée sur les
parents et les ancêtres de celui qui l'a méritée ; où la
piété filiale exaltée , devenue pour ainsi dire une pas-
sion , et revêtant toutes sortes de formes , se mêle à
toutes les actions, et sert de base à la morale publique;
où l'on ne s'est pas borné à punir le crime , mais où
l'on tâche, par des distinctions honorables, d'encou-
rager les actions louables , et de récompenser la vertu;
où l'on a su concilier le respect , la vénération , je dirais
presque le culte qu'on accorde au chef suprême de
l'empire, avec la liberté des représentations sur tous
les objets d'intérêt général ou particulier; où l'histoire
est une affaire d'état; et où les souverains, objets de
tant d'hommages pendant leur vie , sont soumis , à
leur mort, comme on le raconte des anciens rois de
l'Egypte , à un jugement dont le résultat reste attaché
à leur nom. Tant d'idées généreuses, qui ont dicté
ces usages et ces rites que des esprits superficiels ont
326 MÉLANGES D'HISTOIRE
tournés en ridicule, constituent, sans doute, un mode
de civilisation digne d*être examiné, et doivent être
comptés au nombre des causes qui expliquent la
longue durée des institutions chinoises; mais Tadmi-
nistration de l'état n'en reçoit qu'une influence indi-
recte : elle dépend tout entière de cette oligarchie lit-
téraire qu'on a su établir sur une base solide. Mettre
de l'ordre dans le gouvernement d'un grand empire ,
en y appelant des gens de lettres, est sans donite le
chef-d'œuvre de la politique ; je le propose comme un
sujet d'admiration, et non pas comme un modèle à
imiter. Le genre de littérature auquel les Chinois sont
attachés , la nature de leur langue et le génie de leur
écriture, étaient des conditions indispensables du suc-
cès de ce système. Cette assertion, que je crains de
ne pouvoir développer assez pour lui ôter l'apparence
du paradoxe, réclame une explication particulière.
La langue des Chinois diflère de celle des autres
peuples , et leur écriture est fondée sur im principe
tout particulier. On sait que , dans leurs caractères ,
on a cherché à peindre des idées et non à exprimer
des sons. Les objets matériels ont été représentés par
des traits qui rappellent leur forme , ou ce qu'ils ont
de vraiment essentiel et de caractéristique. Les notions
abstraites, les sentiments, les passions, les opérations
de l'esprit ont été figurés par des symboles ou des
combinaisons de symboles. Cette direction donnée -k
l'art de l'écriture a influé sur les formes du langage ,
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 327
sur le caractère de la littérature , et peut-être sur le
génie même de la nation. Chez aucime autre , l'écriture
ne s'est tenue si près de la pensée; et, par une consé-
quence nécessaire , nulle part on n a appris tant de
choses en apprenant à lire. Quand nos enfants ont
retenu la forme de ces éléments qui, chez nous, re-
o
présentent les articulations et les variations de la voix,
ils sont en état de répéter les mots de nos idiomes
sans y attacher aucun sens; ils savent ce que peut
savoir un perroquet, parler sans penser, articuler un
mot sans avoir dans l'esprit aucune idée. A la Chine,
tout signe retenu par la mémoire indique une acqui-
sition faite par l'intelligence. Si c'est le nom d'un être
naturel, l'enfant qui l'a appris sait quelque chose de
la figure extérieure de cet être, ou de ses habitudes,
ou de ses propriétés; si c'est un objet d'art, il a quel-
ques notions de son utilité ; si c'est un terme qui rap-
pelle un sentiment, un devoir, un usage, son attention
est reportée , par la composition même du signe , sur
quelque point de doctrine morale, sur quelque prin-
cipe social , sur quelque tradition antique. Si on lui
explique le mot qui signifie enseignement , on lui fait
remarquer que ce mot est formé de deux parties.
L'une est un vieillai^d au-dessus d'un fils> pour signi-
fier obéissance filiale ; l'autre veut dire animer, mettre
en mouvement, donner de l'action : l'instruction ap-
prend à mettre en pratique les inspirations de la piété .
filiale. Si l'on rencontre le caractère qui exprime la
328 MELANGES D'HISTOIRE
colère , on fait observe à Télèver que le signe du cœur
y est surmonté du mot esclave. Deux perles d'égale
grosseur désigneront un ami. Il est si difl&cile de ren-
contrer des perles qui soient parfaitement appareil-
lées! Une femme tenant la main au-dessus d'un balai
forme le titre des femmes mariées et les rappelle
aux soins du ménage. Les prémices d'un champ pla-
cées sous l'image d'un édifice représentent un temple.
Une touffe de poils à l'extrémité d'un manche figure
un pinceau; avec une bouche où la langue se montre,
ce caractère désigne un livre , la parole peinte. Croit-oh
qu'un enfant qui a appris deux ou trois mille signes
de cette espèce , et à qui on a tâché d'en faire sentir
la force et d'en inculquer l'étymologie, ait fait une
étude stérile ?N'a-t-il pas, en les retenant, exercé son
jugement autant que sa mémoire, et ne peut-on pas
appliquer à ces premières études des jeunes lettrés
ce qu'on a dit, avec tant de raison, en faveur des hu-
manités de nos collèges, que ce qu'il y a de moins
important dans ce qu'apprennent ces écoliers, c'est
ce qu'on leur enseigne ? Leur raison se développe en
même temps que leur esprit : ils semblent ne s'occu-
per que de l'étuded'une langue, et ils se sont formés,
sans s'en apercevoir , dans l'art de penser et de s'ex-
pliquer, sans parler des notions de morale et d'his-
toire qu'ils ont recueillies, et qui sont comme des
premiers pas pour aborder des connaissances plus
approfondies.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 329
On a dit et assuré que les* lettrés passaient ieur vie
à apprendre à lire : c'est à penser et à juger qu'il eût
fallu dire. Pour se trouver répétée en cent ouvrages ,
cette assertion n'en est pas moins une absurdité. Sans
doute, les lettrés apprennent à lire toute leur vie , en
ce sens qu'il peut leur arriver à tout âge de rencontrer
un caractère qui leur est inconnu, c'est-à-dire une
idée qui est nouvelle pour eux. Et quel est l'homme
de lettres à qui la même chose n'arrive pas souvent
parmi nous? Combien de noms et de mots, dont le
sens ne nous est pas familier, n'apercevons -nous pas
à l'ouverture d'un dictionnaire? Si le reproche qu'on
fait aux lettrés de la Chine avait cjuelque fondement ,
il serait applicable aux lettrés de toutes les nations.
A le prendre de cette manière , que de savants écri-
vent en Europe qui auraient besoin d'apprendre en-
core à lire !
De l'étude des caractères chinois, les jeunes gens
passent à celle des livres ; mais notre manière d'étudier
ne donnerait qu'une idée imparfaite de la méthode qui
leur est imposée. Il ne s'agit pas pour eux de lire un
choix de pensées, d'en retenir momentanément quel
ques-unes, de les oublier ensuite pour toujours. Tout
lettré qui aspire aux grades, c'est-à-dire aux emplois,
doit prendre pour texte de ses travaux des ouvrages
dont l'ensemble est environ six fois plus volumineux
que notre Code civil. Il faut qu'il sache les lire cou-
ramment , par conséquent qu'il en connaisse tous les
330 MELANGES D*HIST01RË
caractères; quil soit en état d'expliquer chaque mot,
d^en assener la valeur, de remonter à son origine ; qu'il
puisse indiquer les passages parallèles, comme disent
les savants, c est-à-dire les différentes manières dont
la même pensée a pu être exprimée; qu'il ne se montre
pas moins au fait des choses que des mots ; qu'il ait
des notions exactes eur les animaux, les plantes, les
instruments, les meubles, les arts, les usages, les lois
dont il est parlé dans ces livres anciens ; qu'il soit
enfin capable de récrire en entier le texte de ces
mêmes ouvrages, en tournant le dos au livre {c'est l'ex-
pression consacrée), et de répondre par écrit et en
bon style à toutes les difficultés qu'on peut proposer
sur un endroit quelconque, pris au hasard. Voilà, en
général, le sujet de ces compositions, dont on parle
si souvent dans les relations, et qui occupent les let-
trés toute leur vie. Je ne vous en dirai pas plus en
ce moment, et je réserverai pour une autre lettre les
détails que je croirai propres à vous intéresser.
Maintenant ces livres, objets de tant de travaux,
ne seraient assortis, il faut le dire, ni à notre ^oût ni
à nos besoins. L'instruction qu'on y puise ne peut
convenir qu'aux lettrés de la Ghine. On n'y trouve
sur les sciences que des lumières imparfaites et quel-
quefois trompeuses , et la vérité ne s'y montre sou-
vent qu'accompagnée de graves erreurs. En ce qui
concerne la politique et l'administration , tout ce qu'y
verrait un Européen , c'est une foule de préceptes
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 331
vagues, de maximes surannées et sans application
pratique. Le principal eiFet de ces études doit être, il
faut bien Favouer, d'imprimer aux jeunes esprits une
direction morale, avec un profond respect pour lan-
tiquité ; deux choses qui ne sont guère à Tusage des
peuples éclairés. Mais il faut se mettre à la place des
hommes qu'on veut juger. C'est beaucoup pour un
Chinois que de remonter à la source des antiques
usages, que de prendre une teinture des lois et de
rhistoire , qui puisse lui servir de règle dans sa con-
duite politique. Enfm, je ne sais comment cela se fait,
avec des connaissances très-superficielles dans les ma-
thématiques et les arts du génie , les anciens princes
de la Chine ont tracé le cours de la rivière Jaune et
du Grand Fleuve. Ils en ont contenu les déborde-
ments par des digues, et favorisé le cours par des
canaux qu'alimentent les eaux de cent rivières, et qui
sont assujettis, parle nivellement, à des difficultés im-
menses. Les politiques chinois ont fait plus encore et
avec moins de moyens. Il ne leur a fallu qu un peu
de morale et des livres qui nous semblent pleins d'un
insignifiant verbiage, pour entretenir, en général, la
paix et Tabondance dans un empire qui égale toute
l'Europe en superficie et qui la surpasse en popu-
lation.
Au reste , je ne vous parle encore de tout ceci qu'en
passant, et je reviendrai sur plusieurs de ces objets, si
vous prenez quelque intérêt à cette discussion. Je n'ai
332 MELANGES D HISTOIRE
dans ce moment en vue qu une seule conclusion : c est
que la nature de la langue chinoise et ses difficultés
mêmes ont ifterveiileusement servi à rétablissement de
ce système d*examens et de concours, qui forme la
base de Tadministration de ce pays. Les progrès qu'un
hoomie a faits dans ses études sont plus aisés à ap-
précier avec exactitude, et il n est pas facile d'en
imposer aux exaniinateurs , qui ont eux-mêmes par-
couru la carrière. Ce qui arrive chez nous, par rap-
port aux sciences exactes , où il ne faut que quelques
mots pour juger de la portée dun homme, s'observe
chez les Chinois pour la politique , dont ils ont fait
une sorte de science exacte , à leur manière , en la
soumettant à une méthode et à des principes bons
ou mauvais, qui constituent une doctrine. L'art de
lire n'étant pas , chez eux , séparé de celui d'entendre,
il doit être un peu plus difficile de remplacer le juge-
^ment par la mémoire, de suppléer à la connaissance
des choses par celle des mots, de passer pour un
maître mûri par l'expérience, quand on n'est qu'un
écolier noiu*ri de la lecture de la gazette; enfin, de
ne parler de rien mieux que de ce qu'on n'a jamais
appris. Je ne finirai pas cette lettre sans vous faire
observer que nous avons eu quelque chose de sem-
blable au système chinois dans les conditions exigées
des candidats à certaines fonctions , et qu'encore au-
jourd'hui plusieurs professions y sont assujetties, du
moins en apparence. On a même établi, pour la no-
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 333
niination à quelques chaires , une sorte de concours
qui produirait plus d'émulation encore si le résultat
n en était jamais connu d'avance. Mais à la Chine ,
l'usage est universel , et jusqu'aux plus hautes charges
de l'état, il n'y en a aucune pour laquelle on ne soit
obligé de faire preuve de talents distingués. Il en ré-
sulte, malgré les abus inséparables de toute institution
humaine, que le mérite est plus sûrement mis en
évidence , et que l'homme qui obtient un emploi n'est
pas toujours celui qui a fait le plus de visites, ou fait
valoii' les meilleures protections. Je ne puis m'empê-
cher de songer un moment à l'effet que produirait ce
système, si jamais il s'établissait en Europe. Tout le
monde se trouvant obligé d'avoir au moins les pre-
mières notions de son état, il faudrait connaître les
lois existantes avant d'en proposer de nouvelles , étu-
dier l'histoire de son pays avant de songer à en ré-
former la constitution. Bien des critiques qui raison-
nent sur les sciences se verraient contraints de les
apprendre , et il y en a qui se trouveraient dans le
cas de subir un examen sur l'encyclopédie. Que de
gens parleraient, qui sont maintenant réduits à se
taire ! Que d'autres se tairaient , qui sont en posses-
sion de parler! Ce serait vraiment un bouleversement
général.
Dans ma prochaine lettre, monsieur, je vous sou-
mettrai quelques développements sur ce système , qui
a pour but de mettre chacun à sa place, et qui diffère
334 MELANGES D'HISTOIRE
tant de ce que nous voyons p^rmi nous , qu'il sera
absolument nécessaire d'entrer dans quelques détails,
pour vous mettre en état de l'apprécier.
Agréez, monsieiur, etc.
SECONDE LETTRE.
Monsieur ,
A peine ai-je pu entrer en matière dans ma pre-
mière lettre , et déjà je reconnais toutes les difficul-
tés de la tâche que je me sais imposée. On a tant écrit
sur les Chinois, que ce serait une merveille si 1* opi-
nion qui s'est formée à leur égard n'était pas erro-
née. Ce n'est pas une mauvaise règle que de calculer
}e nombre des erreurs qui ont cours dans une ma-
tière , par celui des livres qu'elle a fait naître. Je sais
bien que beaucoup de préjugés établis relativement
à celle que nous entreprenons de traiter ne méritent
, pas les honneurs de la réfutation. Je ne saurais, toute-
fois , m'empêcher de toucher , en passant , quelques-
•
mis des principaux. Il importe à mon objet que
le génie des Chinois soit mis dans tout son jour,
pour que l'influence des lettrés soit convenablemeûl
appréciée. Que servirait de vanter des institutions
dont les effets n'auraient rien de recommandable ?
Si ces institutions n'aboutissaient qu'à maintenir sous
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 335
un joug despotique, un peuple ignorant, crédule,
cérémonieux et pusiUanime, leur stabilité, qu'on a
tant icélébrée , et dont on a si mal connu les causes ,
ne serait qu'un mal de plus. Â dire vrai, les Chinois
ne se jugent pas aussi malades que nous les faisons;
I
ils ont même l'excessive vanité de se croire mieux
que nous : cette idée ridicule les rend très - atta-
chés au système de leur gouvernement, tout vicieux
qu'il est. Il semble que toute leur politique soit ren-
fermée dans ce mot d'un de leurs sages, qui a dit :
(( Malheureux les peuples qui ont de méchantes lois
c( et qui ne les changent pas ; plus malheureux ceux
9 qui en ont de supportables et qui ne savent pas les
« garder ! »
Les idées défavorables aux Chinois ne sont pas
nouvelles, mais elles se sont répandues et accrédi-
tées asâez nouvellement. Elles sont dues, en partie,
aux auteurs qui ont écrit la relation de l'ambassade
hollandaise et des deux ambassades anglaises. Les
missionnaires avaient tant vanté les mœurs et la po*
lice chinoise que, pour dire du neuf en ce genre, il
fallait nécessairement prendre le contre-pied. Il y
avait , d'ailleurs , beaucoup de gens disposés à croire
que les religieux avaient cédé, en écrivant, aux pré-
ji^;és de leur état et aux intérêts de leur entreprise.
Des observateurs laïques sont bien moins suspects
aux yeux de ceux pour qui des missionnaires sont à
peine des voyageurs. Comment, en effet, un homme
336 MELANGES D'HISTOIRE
qui n'est ni jésuite, ni dominicain, pourrait-il man-
quer d'être un modèle d'exactitude et d'impartialité?
Cependant, si l'on veut y prendre garde , ces voya-
geurs sur lesquels on fait tant de fond, n'ont pas à
notre confiance autant de titres qu'on pourrait croire.
Aucun d'eux n'a su la langue du pays , tandis que des
jésuites ont écrit en chinois, de manière à égaler les
meilleurs lettrés; aucun d'eux n'a vu les Chinois autre-
ment qu'en cérémonie, dans des visites d'étiquette ,
ou des festins réglés par les rites ; tandis que les mis-
sionnaires pénétraient et étaient répandus partout,
depuis la cour impériale jusqu'aux derniers villages
des provinces les plus éloignées. Ces voyageurs n'ont
pas laissé de parler tous fort bien des productions
du pays, des mœurs des habitants , du génie du gou-
vernement; c'est qu'ils avaient tous sous les yeux,
en faisant la relation de leurs voyages , la collection
des Lettres édifiantes, la compilation de Duhalde et
les mémoires des missionnaires. Aussi ne trouve-t-on
pas , chez les uns , une notion de quelque importance
qui ait échappé aux autres; ils ont copié fidèlement,
et c'est ce qu'ils pouvaient faire de mieux. Qu'au-
raient pu dire, à leur place, les hommes même les
plus habiles? La situation des voyageurs n'est pas bril-
lante à la Chine : on les emprisonne, à leur départ
de Canton, dans des barques fermées; on les garde à
vue dans toute leur route sur le grand canal ; on les
met aux arrêts forcés aussitôt après leur arrivée à
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 337
Péking ; on les renvoie en toute hâte , après quatre
ou cinq interrogatoires et deux ou trois réceptions
o£Bcieiles. Tenus en quelque sorte au secret pendant
tout leur séjour, et sans communication avec l'ex-
térieur, ils ne peuvent nous décrire, avec quelque
connaissance de cause , que la haie de soldats qui
les escorte, les chants des rameurs qui les accom-
pagnent, les formalités employées parles inspecteurs
qui les examinent, et ]es évolutions des grands qui se
sont prosternés avec eux devant le fils du ciel. Un
de ces voyageurs a tracé, avec autant de naïveté que
de précision , Thistoire de tous en trois mots : « Ils
(centrent à Péking comme des mendiants, y séjour-
«nent comme des prisonniers, et en sont chassés
a comme des voleurs ^ »
Ce genre de réception , conforme aux lois de l'em-
pire, explique assez bien les préventions que les
faiseurs de relations ont laissées percer, pour la plu-
part. Ils ont trouvé à la Chine peu d'agréments et de
liberté, des usages gênants, des meubles peu com-
modes, des mets qui n'étaient point de leur goût.
Une mauvaise cuisine et un mauvais gîte laissent
des souvenirs dans l'esprit le plus impartial. D'ail-
leurs, quoi de plus révoltant pour des gens éclairés,
pour des philosophes, pom* des Européens enfin-, que
de voir vin peuple assez entêté dans ses usages pour
* Relation de Tamhass<ide de lord Macariney, par Ànderson, trad.
fîranç. t. II, p. 26.
22
330 MÉLANGES DHISTOIP
qui ncsl ni jésuite, ni dominicaip ,sez aveugle
quer cretre un modèle d'exactitv e suprémade
Cependant , si l'on veut y y efiant pour ne
geurs sur lesquels on fait ' »itéressement des
notre confiance autant dr ^ ignorant pour mé-
Aucun d eux n'a su la ' o^g^^^ ®" ^^^ laissant li-
jésuites ont écrit er cirritoire? Que ce peuple vive
meilleurs lettrés; .iHiites, qu'il subsiste depuis qua-
ment qu'en ce ^ un état florissant, qu'il survive à la
ou des festi»" j^^ttai se relève après chaque révolution
sionnairefji^^'tfue jamais à l'ancien ordre de choses;
depuis 'v'îJ^fl/ture soit en honneur chez lui, labon-
des r > ^^éfi^^^^^ » ®* ^^ population toujours crois-
pa ^^^ïmporte tout cela, si ce peuple persiste à
f' 0^ j'entrée de ses ports aux vaisseaux européens,
^jg5 admettre qu'en un certain lieu, à une cer-
'ne époque et sous certaines conditions; à ne vou-
^ recevoir d'eux en échange de ses soies , de ses
^j«elaines et de son thé, ni les draps de Manchester,
iij les aciers de Birmingham, ni les ouvrages d'horio-
^erie de Genève, dont il s'obstine à n'avoir pas be-
soin, et surtout s'il exige que ceux qui ont besoin des
productions de son sol le reconnaissent en s'avouant
sujets de Tempereur de la Chine, et en frappant neuf
fois la terre du front, devant le monarque céleste?
On ne saurait nier que tous ces désagréments ne
puissent laisser un peu de mauvaise humeur aux voya-
geurs qui reviennent de la Chine , et ne contribuent
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 33?
à rembrunir le tableau qu'ils tracent de cet empire à
leur retour. De là vient , sans doute , l'extrême diffé-
rence de Topinio^ qVon puisa dan^ les relations , et
de celle que Ton se forme eq lissant des livres cbinqis.
Je sais tout ce qu'on peut dire contre ces derniers.
Sans doute l'amour-propre national y (déguise la vé-
rité; les lettrés de la Chine, qui savent avec quelle
assiduité oq Ht leurs livres ep France et en Aqgle-
terre , ne manquent jamais d'y g^er adroitement
de longs morceaux pour exagérer la prospérité de
leur patrie, et l'antiquité de leur empire; ce qui,
comme on sait, a pour eux les résulta^ les plus avan-
tageux : c'est , du moins , ce qu'ont iivanpé des écrir
y^ips qui passent pour judicieux. Quaqt à icnoi, quand
je çrpirais qu'on a cédé quelquefois à ce s^timenl
de vanité dans les écrits officiels, je restier^is pourtant
persuadé qu'il Baïut s'en tenir aux résultats positifs et
9UX Ê^its jncoatestables que nous U*ou¥ons dans les
livres des Chinois. Je ne nierai ni l'abondjatoee, ni la
population de ha Chine, dont nous avons des tableaux
statistiques fexaçts et authentiques. Une dbose d'ail-
i^ar^ peut nous rassurer sur cette disposition des
lettrés chinois à nous en imposer , c'est que , pour la
plupart, ils ne savent pas si nous existons. QuanX
aux mœurs, je m'en rapporterai, sinon aux mission-
naires exclusivement, au moins à ces productions où
le génie d'ime nation se montre sans affectation , aax
romans^ pux pièces de théàlre , où l'on se peint sans y
22.
340 MELANGES D'HISTOIRE
songer. Il y a un proverbe chinois qui dit : « Quand
<^ies sabres sont rouilles et les bêches luisantes, les
« prisons vides et les greniers pleins , les degrés des
c( temples couverts de boue et les cours des tribunaux
« remplies d'herbe , les médecins à pied et les boulan-
«gers à cheval; qu'il y a beaucoup de vieillards et
«beaucoup d'enfants, l'empire est bien gouverné.»
Voilà un résumé bien trivial de l'administration chi-
noise; mais j'aime à le croire exact, et je souhaiterais
qu'il fut compatible avec les lumières européennes.
Un des reproches qu'on fait le plus habituellement
aux Chinois, et peut-être un des moins mal fondés,
est celui qui a pour objet leur excessif attachement à
l'étiquette et à toutes les minuties du cérémonial. Les
Européens, qui ne les ont presque jamais vus dans le
conunerce iiitime de la société , ont décrit les sima-
grées de leurs visites , et les mouvements compassés de
leurs repas, qui ressemblent aux exercices des soldats
à la parade. On a été jusqu'à dire que les crocheteurs,
dans les rues de Péking, se mettaient à genoux les
uns devant les autres , et se demandaient très-humble-
ment pardon des injures et des coups de poing qu'ils
étaient obligés de s'adresser. En écartant toute exa-
gération, il est certain que les manières de toutes
les classes , à la Chine , se ressentent plus ou moins
de cette politesse, qui tient an caractère national, fl
n'y a pas d'hommes bien élevés, même parmi les
gens dé lettres , qui n'aient contracté quelque chose
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 341
de ces habitudes , et qui ne se témoignent des égards
infinis en parlant ies uns des autres. On n émet ja-
mais sa propre opinion sans avertir que c'est celle
d un homme stupide et d'un esprit borné; on ne com-
bat celle d'autrui qu'en la traitant de haute lumière et
de vaste conception; quand on réfute un homme, on
commence par lui accorder qu'il a complètement
raison , pour lui montrer ensuite qu'il ne sait ce qu'il
dit. Il y a une foule d'expressions métaphoriques,
pleines de respect et d'humilité, qui ont passé dan^
la conversation et que les gens du peuple, répètent
comme les autres; On s'attache surtout à éviter les
pronoms qui ne sont pas du bel usage, on dit : vil,
bas, méprisable , au lieu de je, moi, mon; et noble,
respectable, illustre, en place de tu, vous, ton, votre.
On ne croit jamais pouvoir s'abaisser assez en parlant ,
ni trop exalter ceux à qui l'on parle ; on appelle son
pays natal, méprisable village; la maison où l'on de-
meure, froid taudis; son propre fils, petit chien; au
contraire , en parlant aux autres , on dit : noble amour,
pour votre fdle; illustre maison, pour votre femme;
et respectable maladie, pour votre indisposition. Le
style de la civilité est une. langue à part, qu'il faut
étudier lorsqu'on a appris la langue commune; on
ne saurait se dispenser de connaître ces puérilités
quand on veut être en état de soutenir la conversa-
tion ou de lire les ronprans, qui en sont remplis.
Je pourrais justifier les Chinois en faisant observer
âaS MÉLANGES Û'HISTÔIRE
qiie l'excès même delà politesse a ses avantages, et
n*a qfiiè peu d'inconvénients; je pourrais dire, avec
Coilfuciùs , que les cérémonies sont le type des vertus,
et sont destinées à lès conserirer, à les rappeler, et
même à y Suppléer. Mais Confucius lui-même, ce ri-
^de observateur dei rites, dit quelque part : qu'en
fait de cérémonies , il vaut mieux être avare que pro-
digue, surtout si on n'a pas dans le cœur, en les pra-
tiquant, ce sentiment intérieur qui seul en fait le
mérite et leur donne de l'importance.
H est certain qu'ati moins dans la vîé publique
Tobservahcé des rites est devenue un abus, et que
pour éviter, comme ils le dirent, de ressembler aux
. Tartàres, aux Eui^opéeh's et aux autres barbai'és, ils
sohi tombés dans Texcès opposé. On porte le deufl
à Isl Chine , et même oà y pleure sarts être affligé; on
croisé respectueusement les maîiis sur la poitrine
devant les gens qu'on méprise; oh souhaite dix mille
sortes de bofiheur à céui qii'ori déteâtë. ' Taitû il
mohdo è fafto corne la nostta famiglia.
' Mais cette gêiiè que les usages imposent dàûs
les relations publiques et dans les occasions soleii-
nelies, disparait tout à fait dans le commerce habi-
tuel et dans là société intime : on quitte Tes mâïiièï^ès
guindées et le ton complimenteur avec Thabit de
vflle et le bonnet de cérémonie. C'est ce que nous
apprenons dans les nombreux romans chinois que
nous avons à Paris, et où des scènes de la vie
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. â43
moyenne sont dépeintes avec beaucoup de naturel.
 s*en rapporter à ces témoins, qui ne sauraient être
suspects , on trouve è la Chine , comme en France , lai-
sance et le ton de la bonne compagnie. Ces lettrés ,
si roides dans leurs attitudes et si mesurés dans
leurs mouvements, deviennent, dès quils sont avec
4es amis, des hommes pleins de gaieté , de raison et de
bonhomie; on les voit se réunir entre eux, dans des
salles ornées de fleurs, pour s'exciter, par ime con-
versation piquante , à boire et à chanter les beautés
de la nature ; on les voit , au premier printemps , se
réunir en troupes, pour aller, hors des villes, jouir
de ia floraison des amandiers et des pêchers, et
lire les pièces de vers que les jeunes poètes ont sus-
peAdues aux miu:ailles des pagodes; ou bien , dans des
barques élégamment décorées, faire, sur les canaux
et |es lacs , des courses où il ne manque que la pré-
sence des feomies pour valoir ce que la France et
ritalie connaissent de mieux en ce genre. Des sites
pittoresques, des curiosités naturelles, des temples
ou des monastères sont le but et le prétexte de ces
excursions; le via, 1^ poésie et les fleufs en sont les
embellissements obligés; la patrie d'Anaoréon, celle
des troubadours, n ofirent pas de scènes plus riantes.
Ce que les romans chinois m'ont appris à cet égard
m'a été confirmé par un des Européens les plus
éclairés qui aient visité la Chine. Sir G. S. a laissé à
Canton des amis dont la société , également agréable
344" MÉLANGES D'HISTOIRE
et sûre, lui avait offert mille douceurs pendant son
séjour. Il vante leur délicatesse, leur franchise, la fi-
nesse et Texcellent ton de leurs entretiens. Ceux qui
connaissent sir G. savent de quel poids son suflfrage
peut être en pareille matière.
On accuse encore les Chinois d'être lâches et pusil-
lanimes; et ce reproche, on ne l'applique pas moins
à leur conduite politique , qu a leurs dispositions mi-
litaires. Comme ils se mettent souvent à genoux , et
frappent la terre du front devant tout ce qui émane
de Tempereur, on a jugé qu'ils doivent être basse-
ment soumis aux moindres caprices du souverain.
J'avoue que cet arrêt me paraîtra injuste jusqu'à ce
qu'on ait démontré qu'il n'y a de courage que chez
les hommes qui se tiennent dans ime position rigou-
reusement verticale, et que la noblesse des sentiments
est inséparable de la rectitude des vertèbres. Les gé-
nuflexions, les prosternements , les salutations quel-
conques sont des signes arbitraires, auxquels l'habi-
tude seule donne une valeur; il n y a que la conduite
des hommes qui jies emploient qui fasse voir le sens
qu'ils y attachent. Au reste, l'histoire de la Chine
n'est pas moins remplie de traits de courage que celle
de la Grèce ou de Rome; elle présente aussi ses Épa-
minondas et ses Catons. Il y a même , dans cet em-
pire, un usage antique, qui a offert à plusieurs milliers
de magistrats fidèles, l'occasion et le moyen de signa-
ler leur zèle et leur amour du bien public : c'est celui
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 345
des représentations que certaines classes d'officiers
ont, de tout temps, eu le droit et le devoir d'adresser
au prince sur tous les actes de sa puissance, quand,
ces actes ne paraissent pas conformes aux lois, aux
anciens principes du gouvernement, ou à l'intérêt de
la patrie ; c'est une sorte de droit de pétition que les
lettrés se sont réservé , et qu'ils exercent même sou-
vent quand il y a du danger à le faire. Ces représen-
tations sont imprimées dans la gazette officielle, avec
la réponse que l'empereur ou les cours souveraines
ont jugé à propos d'y faire. Ce qu'il y a de plus singu-
lier, c'est que beaucoup de souverains, amis des
lettres, ont fait publier des collections choisies des
meilleures représentations qui aient été faites à leurs
prédécesseurs. Il faut avoir lu l'histoire de la Chine
pour savoir quelle force peut avoir une pareille ins-
titution. Ce qui est certain , c'est que les éloges univer-
sels récompensent le courage de ceux qui s'exposent
à en adresser aux tyrans , et couronnent la mémoire
de ceux à qui leur zèle a quelquefois coûté la vie ;
on les célèbre comme des modèles, on les exalte
comme des saints; il n'y a si petit lettré, dans le
fond de la province , qui ne brûle de les imiter.
Toutefois, je dois l'avouer, quelque vives, quelque
hardies que soient ces représentations, leurs auteurs
ont toujours soin de ne jamais s'écarter de la vénéra-
tion due à la majesté souveraine. On prouve au
prince qu'il a abusé de son pouvoir, on lui met sous
346 MELANGES D'HISTOIRE
les yeux Texemple des anciens rois, dont la bonté et
la justice faisaient prospérer f état; on fait allusion au
sort des mauvais princes qui Tout perdu ; mais jamais
la moindre menace, jamais le moindre terme irrévé-
rent ne viennent altérer le profond respect que les let-
trés portent à celui qui est le père et la mère de l'em-
pire. Les vérités se disent à genoux devant le saint
maître; c*est en se prosternant au bas des degrés de
son trône qu*on proteste contre sa sainte volonté. La
moindre faute contre les rites, la plus petite marque
d'irrévérence ne serait pas seulement punie de mort,
elle serait encore généralement blâmée et couverte du
mépris public. On voit qu'on s'est efiForcé de concilier
l'intérêt des peuples avec cette espèce de culte dont
on a, en vue du même intérêt, entouré le trône et
tout ce qui en émane. On a cberché à procurer des
organes à l'opinion publique. Un gouvernement igno-
rant , une nation dans l'enfance , ne pouvaient guère
imaginer de meilleurs moyens que ces représenta-
tions : ils en chercheront d'autres , et sans doute ils
en trouveront quelque jour, si la vive clarté qui illu-
mine l'Occident peut pénétrer chez les Chinois, et s'ils
font enfin quelques pas dans la route de la civilisation.
Quant à ï'esprit guerrier, qu'on refuse entièrement
aux Chinois, mon avis est qu'on leur fait une injus-
tice criante. Je ne veux vanter ni leur discipline, ni
leur stratégie tant admirées par les pères de la com-
pagnie de Jésus , et célébrées aussi , ce qui est un peu
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 347
plus concluant , par plusieurs officiers , partisans zâés
de la tactique prussienne ; mais on les a déclarés im-
propres k la guerre parc« qu'ils avaient été deux fois
subjugués par les Tartares. Or, quel est le peuple
qtti na pas quelque tache de ce genre dans ses an-
nales? La première fois que la Chine fut conquise, ce
fut par les généraux et les enfants de Tchinggis-Khan ,
dont les armées faisaient trembler l'ancien monde
depuis la Corée jusqu'aux bords de l'Oder. La seconde
fois, la Chine était en révolution ; un rebelle s'était sou-
levé contre son souverain et l'avait réduit à se donner
là mort. Dans une pareille situation, quelle ilatioh
oserait répondre de conserver son indépendance ?
Et pourtant quelle résistance héroïque ne lut pas op-
posée aux Tartares ! Quels combats n'eurent -ils pas
à livrer pour devenir maîtres de toute la Chine!
D'ailleurs , qu'on y prenne bien garde , les Chinois
ont été conquis, mais ce sont les Mandchous qui ont
été mibjugués. Les Chinois sont restés en nombre
égal, maîtres de toutes les places de l'administration
civile. Leurs vainqueurs n'ont gardé pour eux que les
places dé l'armée et le commandement des garnisons.
 bien prendre les choses , les Tartares sont moins
un peuple conquérant qu'une tribu auxiliaire qui a
obtenu , par cent victoire^ , le privilège de venir mon-
ter la garde dans tout l'empire.
L'histoire nous montre sans cesse les Chinois occu-
pés, contre l'opinion commune, dans des guerres
348 MÉLANGES DHISTOIRE
avec leurs voisins, les plus turbulents et les plus dan-
gereux des ennemis. Nous leè voyons s'agrandir aux
dépens des peuples qui habitaient leurs frontières
jusqu'à ce que les déserts ou les montagnes opposent
un obsta'cle insurmontable à Textension de leur em-
pire. Â chaque instant, des expéditions lointaines vont,
avec des succès divers, porter la guerre dans llnde,
au delà du Gange , dans le Tibet , la Corée , au Japon ,
dans la Boukharie. Si les Chinois ont été soumis deux
fois par les Tartares , quatre fois au moins ils avaient
subjugué la Tartarie entière, cette Tartarie d'où par-
taient les peuples qui ravageaient TEurope. Us of-
raient leur appui aux Perses attaqués par les Arabes
et abandonnés par les Grecs de Byzance. Déjà, pré-
cédemment, ils étaient venus en conquérants jusque
sur les bords de la mer Caspienne. Dans le premier
siècle de notre ère, un général chinois, qui comman-
dait dans ces contrées, examina, dans un conseil de
guerre, s'il convenait d'envoyer un de ses lieutenants
soumettre l'empire romain. 11 renonça à ce projet
par la crainte de fatiguer ses troupes qui avaient fait
pourtant plus des trois quarts du chemin. Ainsi, tan-
dis qu'Horace et Properce promettaient aux Césars la
soumission du pays des Sères, les Sères marchaient
efiFectivement contre les Césars , et ne s'arrêtaient que
fatigués de conquêtes, à douze cents lieues des fron-
tières de la Chine.
Ces faits prouvent suffisamment que les Chinois ne
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 349
sont pas restés étrangers aux expéditions guerrières ,
et quils ont, comme d'autres, payé tribut à la ma-
nie des conquêtes. Ils peuvent donc , comme tous les
peuples du monde, revendiquer Thonneur d'avoir
versé beaucoup de sang humain. Mais en les justifiant
aux yeux du vulgaire, je les laisserais exposés aux re-
proches des véritables philosophes, si je ne faisais
voir, en même temps, que les guerres injustes ont été
chez eux, comme chez nous , Tobjet des inutiles dé-
clamations des gens de bien. Leurs livres d'histoire et
de morale le prouvent suffisanunent ; mais aucun n'a
réclamé avec autant de force qu'un sage qui vivait
six siècles avant notre ère , et qu'on pourrait nommer
le Pythagore de la Chine. Voici le passage de son livre
traduit avec exactitude , quoique un peu librement :
c( La paix la moins glorieuse est préférable aux plus
« éclatants succès de la guerre. La victoire la plus bril-
(dante n'est que la lueur d'un incendie. Qui se pare
(( de ses lauriers , aime le sang et le carnage , et mé-
« rite d'être efiFacé du nombre des hommes. Les an-
ce ciens disaient : Ne rendez aux vainqueurs que des
«honneurs funèbres; accueillez-les avec des pleurs et
udes cris, en mémoire des homicides qu'ils ont com-
te mis , et que les monuments de leurs victoires soient
(( environnés de tombeaux. »
Je m'aperçois, monsieur, quç si je voulais con-
tinuer à parcoimr la liste des reproches adressés aux
Chinois et répondre en forme sur chacun , je serais
350 MELANGES DHISTOIRE
entraîné trop loin de mon objet. «Taurai d'ailleurs ,
par la suite , en vous entretenant des lettrés et de leur
influence , plus . d'une occasion de revenir sur ces
questions; et j'espère que ^'ous ne m'interdirez pas
des digressions qui tendront toujours au même but»
celui de faire mieux connaître l'esprit de la nation
chinoise , et de justifier , de plus en plus , l'attrait qqe
m'offrent ses productions littéraires.
Agréez, monsieur, etc.
TROISIEME LETTRE.
Monsieur,
Parmi les causes qui nuisent chez nous aux pro-
grès de la littérature des disciples de Gonfîicius, il
en est une dont on ose à peine avouer l'existence,
quoique son action soit très- réelle. Il est peu hono-
rable d'avoir à compter pour quelque chose des cir-
constances aussi frivoles; mais le nombre des per-
sonnes dont le jugement n'est jsoumis qu'aux seules
règles de la raison n'est peut-être pas assez considé-
rable pour négliger tout à &it ces sortes d'impres-
sions , qui n'ont rien de commun avec elle. Je ne
puis me dispenser de vous indiquer celle-ci, quoique
je dusse rougir de la combattre sérieusement. C'est ,
puisqu'il faut le dire, l'espèce de dé&veur qu*ttn
usage bizarre et populaire a su attacher au nom
nE LITTERATURE ORIENTALES. 351
iple que j'ai entrepris de réhabiliter
Nos voisins ne soupçonneraient pas
'«îsse, vraiment digne des anciens
et nos modèles, et qui nous
mot , à Tarticulation d'une
évenir pour ou contre
*% acr dans notre imagi-
>,iois ineffaçable. Les Aile-
iraitent impunément dans leur
unesische Literatar, des ckinese ira-
. il me semble qu'il y a quelque risque en
.d à parler de littérature chinoise , de tragédies
.uioises, sans employer ime précaution oratoire. Ce
mot de Chinois a quelque chose de si plaisant I Gom*
ment ne pas être disposé à quelques impressions
burlesques au sujet d'hommes qui s'appellent ainsi ?
Cest vraiment bien pis que d'être Persan. B faut de
la philosophie pour se persuader qu^un peuple de
Chinois pourrait bien avoir de la raison et du sens
coomiun. Il &ut du courage poiu* oser avouer qu'on
étudie le chinois , l'histoire de la Chine , ou la littéra-
ture chinoise. J'ai connu des hommes judicieux qui
reculaient devant ce danger, et qui eussent trouvé
mille <^armes dans les choses, s'il eût été possible de
changer les noms. Par malheur la même tyrannie de
Tasage qui a firappé ce nom de rk^icule s'oppose à ce
qu'on lui en substitue un autre. Un auteur persuadé
comme moi des risques auxquels on est exposé en
350 MÉLANGES DHISTOIBE
entraîné trop loin de mon objet. «Taurai d'ailleurs ,
par la suite , en vous entretenant des lettrés et de leur
influence , plus . d une occasion de revenir sur ces
questions ; et j'espère que ^^ous ne m'interdirez pas
des digressions qui tendront toujours au même but»
celui de faire mieux connaître l'esprit de la nation
chinoise , et de justifier , de plus en plus , l'attrait que
m'offrent ses productions littéraires.
Agréez, monsieur, etc.
TROISIÈME LETTRE.
Monsieur,
Parmi les causes qui nuisent chez nous aux pro-
grès de la littérature des disciples de Gonfîicius, il
en est une dont on ose à peine avouer l'existence,
quoique son action soit très- réelle. Il est peu hono-
rable d'avoir à compter pour quelque chose des cir-
constances aussi frivoles; mais le nombre des per-
sonnes dont le jugement n'est soumis qu'aux seules
règles de la raison n'est peut-être pas assez considé-
rable pour négliger tout à £aiit ces sortes d'impres-
sions , qui n'ont rien de commun avec elle. Je ne
puis me dispenser de vous indiquer celle-ci, quoique
je dusse rougir de la combattre sérieusement. C'est,
puisqu'il faut le dire, l'espèce de dé&veur qu'un
usage bizarre et populaire a su attacher au nom
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 351
même du peuple que j*ai entrepris de réhabiliter
dans votre esprit. Nos voisins ne soupçonneraient pas
cette extrême délicatesse, vraiment digne des anciens
Athéniens , nos maîtres et nos modèles , et qui nous
rend sensibles au son d'un mot , à l'articulation d une
syllabe, au point de nous prévenir pour ou contre
le fond des choses, et de laisser dans notre imagi-
nation une trace quelquefois ineffaçable. Les Alle-
mands et les Aurais traitent impunément dans leur
langue de la chinesische Literatar, des ckinese tra-
gédies; mais il me semble qu'il y a quelque risque en
finançais à parler de littérature chinoise , de tragédies
chinoises, sans employer ime précaution oratoire. Ce
mot de Chinois a quelque chose de si plaisant I Gom*
ment ne pas être disposé à quelques impressions
burlesques au sujet d'hommes qui s'appellent ainsi ?
C'est vraiment bien pis que d'être Persan. B faut de
la philosophie pour se persuader qu un peuple de
Chinois pourrait bien avoir de la raison et du sens
commun. Il &ut du courage poiu* oser avouer qu'on
étudie le chinois, l'histoire de la Chine, ou la littéra-
ture chinoise. J'ai connu des hommes judicieux qui
reculaient devant ce danger , et qui eussent trouvé
mille <^armes dans les choses, s'il eût été possible de
changer les noms. Par malheur la même tyrannie de
l'usage qui a firappé ce nom de rk^icule s'oppose à ce
qu'on lui en substitue un autre. Un auteur persuadé
cooune moi des risques auxquels on est exposé en
352 MELANGES D HISTOIRE
employant le nom de Chine , a proposé , pour le rem-
placer, celui de Caihai; mais j*ai peur que ce dernier
ne soit jamais adopté, (quoiqu'il soit harmonieux et
qu'il ait Tavantagé de rappeler le souvenir de la belle
Angélique, parce qu*il n'est malheureusement das-
sique que dans TArioste.
Voyez quelle fatalité a poursuivi ces orgueilleux
dominateurs de TÂsie orientale ! Ils se sont évertués à
fabriquer pour eux et poiu* leur empire les noms les
plus pompeux et les appellations les plus él^ntes.
La vaste, étendue des terres qu ils habitent et tous les
états qui en dépendent nont, suivant eux, d'autres
bornes que le ciel , et ils les appellent par conséquent
le monde f ou ce qui est sous le ciel , comptant à peine
pour quelque chose ces contrées qui n'ont pas rhon-
neur de faire partie de l'empire chinois , et qui ne
sont habitées que par des barbares, comme la Tar-
tane , l'Lide , la Perse et l'Europe. Aussi fiers et non
moins éclaii^és que les habitants de Delphes et de
Jérusalem, ils ont déclaré que le centre du monde
était chez eux , ce qu'assurément on ne sera pas tenté
de leur contester; et, par suite de cette idée , ils ont
nommé leiu* empire Royaume du milieu ^ ou, plus poé-
tiquement encore, Fleur du milieu. Non contents de
retenir pour eux les noms de leurs dynasties les plus
célèbres, et de rappeler, par les appellations de Han
et de Thang , les époques où les exploits de leurs géné-
raux leur avaient soumis autant et plus de royaumes
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 353
•
que n'en possédèrent Alexandre et les Romains, ils
adoptent tour à tour les titres magnifiques imaginés
par les diverses familles impériales, tels qae splen-
deur, lumière, pureté; et, de tous ces noms que leur
empire a reçus ou reçoit encore aujourd'hui , il faut
que les Portugais aillent choisir le moins usité , celui
que les nationaux connaissent à peine, qui n'a été re-
tenu que par leurs voisins; il faut que ce nom s'altère
dans toute l'Europe , prenne chez nous une prononcia-
tion grotesque, et devienne, pour le bas peuple, une
sorte d'injure comique. Si les habitants du Royaume
du milieu savaient que nous les nommons Chinois ,
ils seraient sans doute bien humiliés, et bien confus ;
peut-être Us s'^n vengeraient en créant pour nous , à
leur tour, quelque dénomination burlesque, comme
celle de Têtes rouges qu'ils appliquent aux Anglais et
aux Hollandais. Belle matière à raillerie pour les
mauvais plaisants des deux nations ! Risu inepto nihil
ineptius.
Je sais qu'on pourra dire que le ridicule dont je parle
n'est pas venu du mot à la chose , mais au contraire
de la chose au mot, et que le nom de Chinois serait
resté indifférent s'il n'était pas devenu le synonyme du
nom qu'on donne à ces petites figures qui faisaient,
il y a cinquante ans, l'ornement de toutes les che-
minées. Quelle idée , en effet , réveille-t-il dans Tesprit,
si ce n'est celle d'hommes épais et trapus, camards
et joufflus, embarrassés dans des vêtements de formes
23
354 MÉLANGES D'HISTOIRE
•
bizarres; d^hommes, en un mot, .qui.difGciiemçDt
pourraient sentir et penser comme. nQU3,ob$erver et
réfléchir aussi bien que nous, puii3qui}$,QDt une fi-
gure si di£Gérente jde la nôtre? A dire vraût. cette ma-
nière de. juger vaut bien Vautre; et^peu importa quç
ce soit le nom quon leur a donné, ou la phy^ioaomie
qu'on Leur. prête, qui prévienne les Européepsccontre
les peuples de l'Asie orientale.. J'ose croire que tout
bommfi sensé prendra garde à ne p9s,réglQr son jugcj
ment sur l'air d'un. magot et les. peinture;» d'un. pa-
ravents La forme des yeux, la saillie des JQues, Tan^e
facial et même la longueur des oreilles ne sont pffs
des ^nes assez certains de la .tournure d^esprit ou. du
degré^ d'intelligence de ceux qui ont le malheur^de
ne pas.ofifrir les traits caractéristiques de Ja race çau^
casienne. La tête de Socrate, jet celles, de quelqg$îs
autres hommes célèbres , formeraient sevdes^ contre
ce système, le sujet d'une grande et imposante, pro-
testation.
.. Toutefois, malheur au .conquérant tartare qui,
par l'effet d'une. politique pusillanime, a vouiu.m&ttre
les physionomies chinoises dans tout leur jour ! H
craignit que le petit nombre des vainqueurs ne fut
trop facilement remarqué dans la foule des vaincus ,
et que ceux-ci n'eussent à rougir de s'être soumis à une
poignée d'hommes qu'ils auraient pu facilement écra-
ser en se pressant autour d'eux. Pour obvier au danger
de cette réflexion , il régla que ses Tartares s'habille-
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 355
raient comme les Chinois, et que ceux-ci raseraient
leurs têtes comme les Tartares. Quand Pierre I" exigea
de ses sujets le sacrifice de leurs amples robes et de
leurs longues barbes, il voulut effacer un des traits
qui rapprochaient les Russes des Orientaux en les
éloignant des Européens. S'il eut de la peine à être
obéi, on pense bien que les Mandchous ne le furent
non plus qu'à la dernière extrémité. Plusieurs Chinois
moururent martyrs de leur attachement à leurs che-
veliu*es; mais le gros de la nation céda; et voilà com-
ment la coiffure pittoresque des anciens Chinois et
leurs longues tresses noires, élégamment relevées par
des aigumcs dor , ont fait place à ces têtes rases, sur-
montées d'une touffe de cheveux ; à ces moustaches
efiiiées , à cet ensemble de physionomie que rendent
si naïvement les figures de porcelaine et les dessins
des éventails, et qu'on n'a que trop présentes à la
mémoire quand on discute les progrès des Chinois dans
les arts, leurs opinions philosophiques et les institu-
tions de leur gouvernement.
Puisque j'ai commencé à vous entretenir de sujets
d'une telle importance (car on doit même, avec les
gens raisonnables, faire grande attention aux choses
qui ne le sont pas), permettez-moi de vous signaler
encore un des écueils contre lesquels peuvent venir
échouer les efforts qu'on fait à présent pour répandre
en Europe le goût de la littérature chinoise. Il s'agit
des mots et surtout des noms propres, qu'on ne peut;
23.
356 MÉLANGES D'HISTOIRE
pas toujours éviter en écrivant en français sur des
sujets chinois. Je sais qu iiy a beaucoup d'auteurs ap-
pliqués à rétude des langues de TAsie , qui ne craignent
pas d'admettre dans leurs ouvrages un bon nombre
de ces mots exotiques, dont l'orthographe hétéroclite
et la prononciation bizarre effarouchent le commun
des lecteurs. On dit même qu'il y en a qui recherchent
ces sortes de mots, et qui se plaisent à les transcrire
avec une docte affectation, en vue de l'effet qu'ils
produisent. Je ne sais si l'on réussit par ce moyen à
se faire admirer, mais je doute qu'on parvienne à se
faire lire. Un petit nombre de termes arabes ont trouvé
grâce en Occident, tels cfue sultan , calife, cadi, grâce
aux Mille et une Nuits, et à leur traducteur Galland,
le seul qui ait su populariser les récits qu'il emprun-
tait aux Asiatiques. Chez tous les autres, sans excep-
tion , les mots orientaux avec leurs h et leursffe multi-
plies, ne sont bons qu'à faire reculer d'effroi. D y
aurait de la puérilité à les éviter dans une matière sé-
rieuse; mais il y a quelque chose de pis, c'est de les
accumuler dans un sujet littéraire; car, à égale har-
monie, on supporte plus difficilement les noms orien-
laiïx que ceux qui viennent d'Allemagne, d'Ecosse ou
(in pays de Galles. 3e ne puis expliquer autrement
l :rijuste oubli où l'on a laissé le joli roman de Hao
Uuiéou tchouan, ou V Histoire da couple bien assorti. îl
cr.Me ici un autre roman chinois plus piquant encore
^ue celui-là : c'est un tableau de mœurs que je ne
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 357
saurais mieux comparer qu'à ceux où M"* Biu'ney et
Waiter Scott ont cherché à peindre , dans les scènes
de la vie moyenne, l'esprit et les habitudes de leurs
compatriotes. J*ai traduit ce roman, mais je ne puis
me résoudre à le publier. Quelque intérêt qu'il puisse
offrir, me conseilleriez-vous de faire paraître un livre
dont le titre serait la kiao li, et dont les deux hé-
roïnes s'appelleraient Hoang in et Loa meng li? Je
craindrais que de pareils noms n'effrayassent d'abord
les lecteurs des récits du Maître d'école de Gandei*-
cleugs, Jédédiah Cleishbotham , et du capitaine Cuth-
bert Cluterbuck de Kennaquhair.
Je dois avouer que les noms chinois ont quelque
chose de particulier qui les rend difficiles à prononcer
et à retenir. La langue est , en général , chuchotante et
nasillarde; elle abonde en hiatus et en consonnances «
qui sont pour nous de véritables cacophonies. On en
a comparé les sons au tintement d'une clochette,
et cette compai'aison rend assez bien l'effet des mots
tels que ping, ting, king, tchéoa, tchao, chao, tsiao ,
piao, miao, etc. D'ailleurs, comme si la langue chi-
noise n'avait pas assez de sa propre bizarrerie, les
faiseurs de relations ont emprunté au patois des fac-
teurs et des subrécargues de Canton une foule de
mots qu'un usage vieux a fait admettre en Europe,
où ils passent pour chinois. Il leur a plu d'appeler
mandarins les magistrats de cet empire; bonzes, les
religieux; jofi^tt^5, les barques et les vaisseaux; tael,
358 MELANGES D'HISTOIRE
i unité monétaire , ou l'once d'argent, etc. De tous ces
mots inconnus aux Chinois, il est résulté une sorte
de vocabulaire intermédiaire , qui a l'avantage de
n'appartenir à aucune langue , et d'accroître ce fonds
d'expressions insolites et de termes mal sonnants,
qui sont devenus comme inévitables en parlant de la
Chine.
Toutes les petites remarques que je viens de faire,
et que vous pourriez croire être autant de futilités ,
si vous ignoriez de quelle importance sont parfois
les bagatelles, font voir de quelles difficultés incon-
nues aux heureux interprètes d'Homère et de Virgile
aurait à se garantir celui qui voudrait faire goûter
en Europe les écrits deConfucius ou de Meng-Tseu,
les drames de la dynastie dés Mongols , ou les ro-
mans historiques de Tchin chi. Que de soins et de
précautions pour suppléer à cet intérêt classique qui
s'attache à tout ce que nous tenons des Grecs et des
Romains, et qui manque à tout ce qu'ils n'ont ni
connu ni décrit! Peut<)n douter, par exemple, que,
si les anciens avaient recueilli sur les Chinois des no-
tions plus étendues et plus précises , ils n'eussent mis
à les présenter cet art indéfinissable qui nous fait
trouver tant d'agrément aux fables mêmes qu'ils nous
ont transmises? Supposons un instant qu'Hérodote ,
poussant un peu plus loin les renseignements qu'il
donne sut les contrées orientales , eût entendu parier
des Chinois, de leurs coutumes pleines de sagesse,
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 359
de leurs lois et des productions de leur empire; sans
doute il eût, dans son style brillant et animé, appelé
lattention de ses compatriotes sur ce peuple de l'ex-
trémité du monde, en revêtant les faits de ces formes
antiques qui donnent un si grand charme à ses récits,
et surtout en substituant, comme l'ont toujours fait
les Grecs , les expressions et les idées qui leur étaient
plus familières à celles des barbares.
Permettez-moi de poursuivre ma pensée et de la
rendre plus sensible , en supposant un passage du père
de rhistoiïe , et cela , pour moins de témérité , dans ia
vérsioii de M. Larcher. Voici à peu près comment je
crois qu*il se fut peut-être exprimé : « Les Hypéréens ,
((OU peuples de Textrémité orientale de la terre, ha-
((bitent au delà des Issédons et des Argipéens : leur
((pays est Vaste et étendu; on assure qu*il touche à
((Celui des Éthiopiens d'Asie ; ils sont les plus sages
«des hônimes, et parlent une langue différente de
«celle dés Scythes. Leurs rois se disent descendus
(('d'un fils de Jtipiter , et c est poiu* cela qu'ils portent
« tôiis le norii'de Diogène. Ils commandent à plusieurs
« rois trèîS-puisiSants. Ces peuples: croient qu'Apollon et
«Triptoième ont autrefois régné chez eux; que le pre-
«tnîer leur a enseigné la science des astres; et le se-
« cond, l'art de cultiver les champs et dé leur faire 3)or-
(( tôf d^dbondantes moissons. Ils montrent encore leurà
(('tombeaux, et, chaque année, ils leur offrent des sa-
«crifices en mémoire des bienfaits qu'ils en ont reçus.
360 MELANGES D'HISTOIRE
«lis «léiisent pas leurs magistrats par le sort; mais,
«quand ils veulent en choisir quelques-uns, les vieil-
^ « lards s'assemblent et appellent devant eux ceux qui
« prétendent aux emplois. Ils leur adressent plusieurs
« questions sur les lois et les coutumes des anciens ,
« sur les rè^es de la justice et les honnem's qu'on doit
«rendre aux immortels. Celui qui satisfait le mieux
« à ces questions , au jugement des vieillards, obtient
« la préférence. C'est de cette manière que les Hypé-
« réens choisissent leurs magistrats. H y a dans leur
« pays des arbres qui portent des touffes de lys d'une
«blancheur éclatante, et une espèce de mûrier qui
« produit une laine très-fine et de couleur d*or ; les ha-
« bitants la recueillent pour la filer , et ils en font des
«étoffes, qu'ils peignent des plus riches couleurs.
« Voilà de quoi ils composent leurs vêtements , etc. »
n ne serait pas difficile d'étendre et d'embellir ce
tableau : qu'on juge avec quelle avide curiosité tous
les traits en seraient recueillis , discutés et comparés
avec ce que les voyageurs nous apprendraient au su-
jet des Hypéréens; mais substituez aux dénomina-
tions classiques les noms de Chine et de Chinois; réta-
blissez Chin noang et Yao à la place de Triplolème et
d'Apollon , et Thian tseu ou le fils du ciel au lieu de Dio-
gène, qui en est l'équivalent, tout charme est détruit,
toute illusion cesse, les magots reparaissent dans toute
leur laideur, et les préventions des lecteurs dans toute
leur injustice; tant est grande l'influence des noms» la
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 361
puissance des idées accessoires et la tyrannie des
souvenirs.
Agréez, monsieur, etc.
QUATRIEME LETTRE.
Monsieur ,
Il y a quelques années que les officiers d'une am-
bassade eiu'opéenne , de retour de la Chine , où ils
n'avaient pas eu trop sujet de se louer du succès de
leurs opérations, s avisèrent d'offrir aux lecteurs de
gazette la description d'un repas qui leur avait été
donné, disaient-ils, par les mandarins de je ne sais
quelle ville frontière. Jamais gens , à les entendre ,
n'avaient été mieux régalés ; la qualité des mets , le
nombre des services , la comédie dans l'intervalle ,
tout était soigneusement décrit et formait un assez
bel exemple. Ceux qui, comme vous, monsieur, lisent
les vieux livres, se souvenaient bien d'avoir vu ce
festin-là quelque part; plus de cent ans avant les offi-
ciers dont nous parlons, certains missionnaires jésuites
avaient eu précisément le même repas, composé des
mêmes sortes de mets , et servis de la même manière.
Mais il y a beaucoup de gens pour qui tout est nou-
veau; et quoiqu'il soit certain
Qu*un dîner réchauffé ne valut jamais rien ,
celui-là , du moins , fut trouvé fort bon ; et le pu-
362 MELANGES D'HISTOIRE
blic , toujours avide de particularités de mœurs , et
même de détails de cuisine, ne s'embarrassa pas de
savoir quels avaient été les véritables dîneurs. Il prit
plaisir aux singularités du service chinois, ainsi qu'à
la gravité avec laquelle les convives exécutent , en
mangeant le riz , des manœuvres et des évolutions qui
feraient honneur au régiment d'infanterie le mieux
instruit.
Comme je ne voudrais pas qu'on pût dire des dé-
tails que je vais vous donner sur les visités chinoises,
comme du dîner dont je viens de parler, je m'em-
presse de vous déclarer, monsieur, qu'ils sont em-
pruntés d'un manuscrit de la Bibliothèque du roi ; et
je suis d'autant plus disposé à faire hautement cet aveu,
qu'une copie de ce même manuscrit a déjà fourni à
un savant étranger la matière d'un petit iivi*e qui a
beaucoup ajouté à sa grande réputation, c'est- à-difé
qu'il l'a copié ; comme cela ^e pratique , en oubliant
de le citer. La littérature asiatique est plus sujette que
les autres à ces petits larcins innocenta; maisi quanll
un livre utile est composé, qu'importe soùs quel nom
,bri lé donne au public? Ces sortes d'emprunts se font
à des morts par des hommes pleins de vie-, ainsi, ils
ne coûtent rien à personne, et font toujours plaisir à
qfaeiqu'un:
On parle souvent de la dvilité chinoise, des for-
malités qu'on impose à chaque instant, et des formules
qu'elle prescrit dans les moindres occasions. On a dit,
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 363
et la chose est vraie jusqu'à un certain point, quil
y avait une langue qui lui était consacrée , et qu'une
conversation entre hommes qui ne sont pas liés d'a-
mitié, n'était qu'un dialogue convenu, dont chacun
répétait par cœur sa partie ; mais les échantillons de
ce style de politesse, qu'on a insérés dans quelques
relations , sont peu exacts ou mal expliqués. Ce que
Fourmont en a donné, d'après le P. Varo , est rempli
d'erreurs. Quoiqu'on sache bien, en général, ce que
sont ces façons de parler exagérées , qui , chez les vieux
peuples, semblent le produit d'un long usage de la
vie sociale, il est encore curieux de voir, dans les
détails, jusqu'où peuvent conduire ces raffinements
d'urbanité, par lesquels chacun cherche à faire briller
son savoir-vivre. Pour juger les Chinois sous ce rap-
port, il faut que les expressions dont ils font usage
soient traduites littéralement, et c'est ce qui n'a pas
encore été tenté. 11 poiu'ra donc être agréable à ceux
qui aiment à comparer le génie des peuples, d'avoir
l'interprétation exacte d'une conversation chinoise. Je
crois utile de parler auparavant de quelques principes
généraux sur les visites. Une matière de cette impor-
tance mérite bien d'être traitée méthodiquement.
On se fait celer à la Chine comme en Europe,
monsieur, c'est-à-dire qu'on se dérobé à la foule des
visiteurs en leur envoyant dire qu'on n'est pas chez
soi, sans se soucier de le leur faire croire. On ne craint
pas même de se dire indisposé, accablé de travail ,
36(1 MELANGES D'HISTOIRE
hors d'état de recevoir; les domestiques sont chargés,
dans ce cas, de prendre les bUlets de visite qu'on ap-
porte et de demander les adresses, pour que leur
maître puisse , dans l'espace de quelques jours, rendre
les visites qu il n a pas reçues. Dans un roman que
nous avons sous les yeux, trois lettrés sont ensemble
à se divertir en buvant du vin chaud et en compo-
sant des vers : on annonce im vieux mandarin intri-
gant, et dun commerce ennuyeux et désagréable.
«Imbécile, dit le maître à son domestique, pour-
<( quoi ne lui avez-vous pas dit que je n'y étais pas?
« — Monsieur, répond le don^estique, je le lui ai
((assiu*é; mais il a vu les chaises de ces deux mes-
« sieurs devant la porte , et il a connu par là que vous
« étiez ici. » Le maître se lève , prend son bonnet de
cérémonie , court avec im empressement forcé au-
devant de cet hôte importun , et le comble de poli-
tesses affectueuses , sur lesquelles les deux autres let-
trés, qui le détestent, enchérissent encore. On croirait
à peine que la. scène, qui est peinte assez naïvement,
se passe à i34 degrés du méridien de Paris.
Celui qui veut rendre une visite doit, quelques
heures auparavant, envoyer par son domestiqué un
billet à la personne qu'il a dessein de voir , tant pour
s 'infonner si elle est chez elle , que pour l'inviter à ne
pas sortir, si elle a le loisir d'accepter la visite. C'est
une marque de déférence et de respect pour ceux que
l'on veut aller voir chez eux. Le billet est une feuille
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 365
de papier rouge , plus ou moins grande suivant le rang
et la dignité des personnes , et le degré de respect
qu'on désire leur témoigner. Ce papier est aussi plié
en plus ou moins de doubles, et Ton n écrit que quel-
ques mots sur la seconde page , par exemple : « Votre
« disciple , ou votre frère cadet, un tel, est venu pour
«baisser la tête jusqu'à terre, et vous ofifrir ses res-
« pects. » Cette phrase est écrite en gros caractères
quand on veut mêler à l'expression de sa poîitesse un
certain air de grandeur; mais les caractères diminuent
et deviennent petits à proportion de l'intérêt qu'on
peut avoir à se montrer véritablement humble et
respectueux.
Ce billet étant remis au portier, si le maître accepte
la visite , il répondra verbalement : « Il me fait plaisir,
«je le prie de venir. » S'il est occupé, ou s'il a quel-
que raison pour ne pas recevoir la visite , la réponse
est : « Je lui suis fort obligé , je le remercie de la peine
« qu'il veut prendre. » Mais si , par hasard , le visiteur
est un supérieur , alors on ne manque pas de dire :
«Monseigneur me fait un honneur que je n'eusse pas
« osé espérer. » A la Chine, on n'a pas coutume de re-
fuser ces sortes de visites.
Si on n'a pas reçu de billet qui annonce la visite ,
ce qui ne peut avoir lieu qu'à l'égard des inférieurs ,
ou des gens du commun , ou dans le cas d'affaires
pressées , on peut prier le visiteur d'attendre , en lui
rendant compte de l'occupation qui vous retient un
366 MÉLANGES D'HISTOIRE
moment. Par exemple , le domestique qui reçoit
l'étranger , lui dira : « Monsieur vous prie de vous
«asseoir un moment, il achève de se peigner et de
«faire sa toilette. » Mais si l'on a été prévenu par bil-
let, on doit prendre de beaux habits , et se tenir prêt
à recevoir son hôte à la porte de la maison, ou à la
descente de sa chaise , et lui dire d'abord : a Je vous
u prie d'entrer. » On a soin d'ouvrir les deux battants
de la porte du milieu. Car il y aurait de l'impolitesse
à laisser entrer ou sortir par les portes latérales. Les
grands se font porter dans leurs chaises , ou entrent
à cheval jusqu'au pied de l'escalier qui conduit à la
salle des hôtes. Le maître de la maison les reçoit en
se mettant à leur droite» puis il passe à leur gauche
en leur disant : « Je vous prie d'aller devant , » et il
les accompagne en se tenant un peu en arrière.
Dans la salle des hôtes , des sièges doivent être
préparés et rangés sur deux lignes parallèles, l'un
devant l'autre. En y entrant, on commence, dès le
bas de la salle, à faire la révérence, c'est-à-dire qu'on
s'incline à côté de son hôte , et un pas en arrière ,
jusqu'à ce que les mains, qu'on tient l'une dans
l'autre , touchent à terre. Dans les provinces du midi
de la Chine, le côté du sud est le plus honorable : c'est
le contraire dans celles du nord. On pense bien qu'il
faut, suivant la province, céder le côté le plus hono-
rable à son hôte : celui-ci, par une ingénieuse cour-
toisie, peut, en deux mots, changer l'état des choses.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 367
et dire , si on l'a placé du côté du midi : « Pe li, c'est
(( ici. la cérémonie du pays du nord ; » ce qui signifie :
Xespère qu'en me mettant au midi vous m'assignez la
place la moins distinguée; mais le maître de la maison
s'empressera de rétablir la situation convenable en
disant : uNan ii, point du tout, seigneur, c'est la cé-
«.rémonie du midi, et vous êtes à la place où vous
a devez être.»
- Souvent le visiteur afiecte de prendre le côté le
moins honorable; alors le maître de la maison s'excuse
en disant : uJe n'oserais | »et passant devant son hôte
en le regardant toujours, et ayant bien soin de ne pas
lui. tourner le dos, il va se mettre à la place conve-
nable, et un peu en arrière; c'est alors que tous deux
font, en même temps, la révérence. Si plusieurs per-
sonnes font une visite ensemble , ou si le maître a
quelque parent qui demeure avec lui, on répète la
révérence autant de fois qu'il y a de personnes à sa-
luer. Ce manège dure alors. assez longtemps; et tant
qu'il dure, on ne se dit autre chose que pbu kan , pou
kan, je n'oserais* .
Une politesse que. l'on doit aux grands , et qui ne
déplaît pas aux personnes d'une condition moyenne,
quand on en use avec elles, c'est de couvrir les
chaises de petits tapis faits exprès. Alors on se fait
réciproquement de nouvelles façons. On refuse de
prendre le premier fauteuil, pendant que le maître
insiste pour qu'on l'accepte. Celui-ci teint de l'essuyer
368 MELANGES DHISTOIRE
avec le pan de sa robe , et Tétranger fait le même hon-
neur au fauteuil qui doit être occupé par le maître.
Enfin , on fait la révérence à la chaise avant de s'as-
seoir, et l'on ne prend sa place qu'après avoir épuisé
toutes les ressources de la civilité et de la bonne
éducation.
 peine est-on assis, que les domestiques apportent
le thé; les tasses de porcelaine sont rangées sur un
plateau de bois verni. Chez les gens riches on ne se
sert pas de théyère , mais la quantité de thé nécessaire
est mise au fond de la tasse , et l'eau 1^ ouillante versée
par-dessus. L'infusion est très-parfumée , mais on la
prend sans sucre. Le maître de la maison s'approche
des plus considérables de ses hôtes, et leur dit en tou-
chant le plateau: a Tsing tchha, je vous invite à pren-
«dre du thé.» Mors tout le monde s'avance pour
prendre chacun sa tasse. Le maître en prend une avec
les deux mains , et la présente au premier de la com-
pagnie , qui la reçoit de même avec les deux mains.
Les autres affectent de ne prendre les tasses, et de ne
boire qu'ensemble, quoiqu'on s'invite par signes, les
uns les autres , à commencer. Quand tout le monde
est servi de cette manière, celui ou ceux qui sont
venus en visite , tenant leur tasse avec les deux mains,
et demeurant assis , se courbent en la portant jusqu'à
terre. Il faut bien prendre garde alors de ne pas ré-
pandre la moindre goutte de thé : cela serait fort
incivil; et, pour empêcher que. cela n'arrive, on a
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 369
aoin de ne remplir les tasses qu*à moitié. La manière
la plus honnête de servir le thé est de joindre à la
tasse un petit morceau de confiture sèche et une pe-
tite cuiller» qui n est qu'à cet usage. Les invités boivent
le thé à plusieurs reprises, et fort lentement, quoique
tous ensemble , pour être prêts à reposer la tasse sur
le plateau tous à la fois. Quelque chaude qu*eUe soit,
on doit plutôt souffrir de se brûler les doigts que de
faire ou de dire rien qui puisse troubler la bienséance
et f ordre des civilités. Dans les grandes chaleurs , le
maître prend son éventail après que le thé est bu; et,
le tenant. avec les deux mains, il fait une inclination
à.la comjpagnie, en disant : « Thsing chen,je vous in-
u vite à vous servir de vos éventails. » Chacun alors
prend son éventail, et s en sert avec beaucoup de mo-
destie et de gravité. U serait impoli de ne pas en avoir
avec soi , parce qu'on serait cause qu aucmi ne voudrait
en faire -usagQ..
La conversation doit toujours commencer par des
choses indifférentes,, ou même insignifiantes; et ce
n'est pas là, sans doute, la condition du cérémonial
la plus difficile à remplir. Communément les Chinois
sont deux heures, à dire des riens; et, vers la fin de
la) visite, ils exposent, en trois mots, l'affaire qui les
amène. On ne doit parler ni trop vite , ni trop haut ,
et surtout on ne doit faire aucun geste. Le visiteur se
lève le premier , et dit quelquefois : « U y a longtemps
« que ije vous ennuie* )> De tous les compliments que
24
370 liÉLANGES D'HISTOIRE
•
se font les Chinois, cehii4à, sans doute, est celui qui
approcke le plus souvent de la yérité.
Avant de sortir de la salle, on fait une révérenee
de la même manière qu'en arrivmt. Le maître recon*
duit sop bote en se tenant à sa gauche, et «m peu en
arrière, et le suit jusqu'à sa chais«, ou à son cheval.
Avant de monter, rétrang^ sup(^ le msy^re de le
laisser, et de ne pas assister à une action qui n'est
pas asse» respectueuse ; mais f autre se contente de se
retourner à demi , comme pour ne pas le voir. Quand
Tétrangeir est remonté à cheval , ou que les porteurs
OAt aodievé les bâtons de sa chaise, il dit adieu
( tksing Ka») , et on lui rend cette courtoisie , qui est
la dernière de toutes.
Tel est ïc»rdre invariable usité dans ks visites entrf
gens dune . condition presque égtàt. C^ sent bien
qu'il doit se modifier suivant une fqule de eircon»»
tances particulières, telles que le rang, les emqplois,
l'âge, Tillustration personnelle, eto. Op pouirait ûdre
un volume de tout cela, et l'on pense bien que les
Chinois n'y ont pas manqué. Au reste , il doit êtrs
idns aisé d'être poli à h Chine qu'ailleurs , précisée
ment parce que la politesse j est mieux détemiitbée,
cpie le^ règles en sont phis constantes,, et que chacun
$ait toi^onrs , dans ime position donnée ,. ce qu'il doôt
faire et dire. C'est une grande gêne, saoïa doute binais
cette gêne a bien sa compio4ité. Quant à la couver^
sation , eUe p'a pa&, il e«t vrai , l'agrément et la liberté
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 371
dt celle de France ; mais il n*est pas sûr qu'eUe vaifle
beaucœip moins. Pour en donner une idée, nous
serions obligés de supposer un cas particulier auquel
nous ^apporterions les formes les plus usitées du dia-
logue entre personnes qui discourent familièrement
ensemble. On observerait alors que la familiarité des
Chinois n* est jamais au degré de celle que nous voyons
chez nous , et qu'on n'en trouve pas dans le sens où
nous l'entendons , entre les amis , ni même entre les
proches parents , si ce n'est dans le commerce le plus
intime.
Les Chinois sont toujours graves et compassés ,
même en famille; mais ils ne s'aperçoivent pas de
l'esclavage que le cérémonial leur impose dès l'en-
fance; la force de l'habitude est grande; et, depuis
quatre mille ans , les Chinois n'ont pas encore senti le
besoin de créer, dans leur langue , un mot qui signifie
liberté.
Débarrassé, par ce que je viens de vous dire, de
quelques scrupules qui m'arrêtaient en vous parlant
des Chinois, j'aurai maintenant, monsieur, à vous
entretenir de choses moins indignes de votre attention.
L'objet de ma première lettre sera vraisemblablement
de disculper les Chinois sur deux points qui pourraient
être, dans notre temps, la matière de reproches bien
graves, leur respect pour l'antiquité et leur haine
pour l'innovation; matière délicate, où l'avocat doit
craindre d'être enveloppé avec ses clients dans une
372 MÉLANGES D'HISTOIRE
commune censm*e. Je braverai ce danger pour ne pas
manquer à rengagement que j'ai pris avec vous ^
Agréez, monsieur, etc.
* Chacun regrettera vivement avec nous que l*auteur ait été surpris
par la mort avant d'avoir achevé de rempKr cet engagement. — F. Lw
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 373
ANALYSE
DE L'HISTOIRE DES MONGOLS
DE SANANG SETSEN.
Le haut intérêt qui s'attache aux événements dont
Tchingkis-khakan et ses successeurs ont été les héros,'
dont le xin* siècle est 1 époque, et auxquels l'Asie
presque entière et une partie de l'Europe ont servi
de théâtre , fait rechercher avec empressement toutes
les traditions qui se rapportent à la nation mongole
et qui peuvent éclairer son origine. On a jusqu'ici
puisé principalement à trois sources pour remplir
cette grande lacune que l'absence des chroniques tar-
tares laissait dans les annsdes du moyen âge. Les voya-
geurs que la politique des princes chrétiens envoya
dans le fond de l'Orient à cette époque, rédigèrent
des relations qui ont été longtemps les seuls matériaux
qu'on pût consulter, et d'après lesquels plusieurs éru-
dits tentèrent d'esquisser l'histoire des révolutions de
la haute Asie. Les écrivains musulmans, consultés plus
tard, ont fourni, en ces derniers temps, des rensei-
gnements authentiques, et tellement nombreux, qu'on
a pu les rédiger pour en former comme un corps
d'histoire. Enfin les auteurs chinois, vivant dans un
pays plus rapproché du centre primitif des émigra-
374 MELANGES D'HISTOIRE
tions mongoles , et riches de traditions sur les temps
voisins des grandes invasions tartares , peuvent servir
h étendre, à compléter, à rectifier les deux autres
classes de documents. C'est ainsi qu'André Miiller et
Mosheim Ont rassemblé leâ faits épats dans les ré-
cits d'Hay thon , de Rubruquis et de Marc-Pol; que le
même MùUer, Pétis de la Croix, Messerschmidt, et
tout récemment M. Mouradja d'Ohsson et un savant
académicien français, ont mis à profit les écrits
d'Aboutghazi, d'Ebn^athii, d'Ata-mélik et de Ra^
schid-eddin, et qu'enfin Gaubil, VisdeloU) Mailla,
Deguignes et d'autres auteurs actuellement vivants
oût dépouillé les gratides annales de la Chine, le
Thoung kian kang mou, et certains ouvrages spé^
cââux^ pour débrouiller les souvenirs confiis qui se
rapportent à l'origine de la grandeur mongole*
Ainsi, jusqu'à présent, on avait été contraint de
diiercher les annales des Tartares dans des compila^
tions étrangères. Le genre de documents le plus né-
cessaire pour bien approfondir l'histoire d'un peuple
manquait à l'égard des Mongols , puisqu'on ne possé-
dait en Europe aucune composition appartenant à un
auteur national; on avait même quelque raison de
penser qu'il n'en existait aucune. Les Mongols avaient
commencé asses tard à écrire des chroniques dans
leur langue maternelle ; tous les livres de ce genre qui
existaient à la Chine et dans la Perse doivent avoir
péri dans ces contrées lorsque les dynasties tartares
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 575
y ont été éteintes. Depuis que les Mongols sont i^D-
tréâ dans les déserts d'où Tchingkis-khakan et ses s\jêc^
oesseurs les avaient fait sortir, ils ont repris des habi*
tudes nomades qui sont peu favorables à la culture
des lettres. On supposait pourtant que, dans les mo^
nastères du Tibet et de la Tartari^, où de riches bi-
bliothèques ont quelquefois été rassemblées , quelque
d^ronique mongole pouvait avoir été conservée; mais
U y avait peu d'apparence que 1 Europe savante put
être mise en jouissance de ces débris précieux. On
accueillit donc avec beaucoup d'intérêt, en 18^0, la
nouvelle, annoncée par M. Schmidt, qu'il possédait
un exemplaire de l'histoire des princes mongols , écrite
en mongol par Sanang Setsen. On eut lieu d'espérer
qu'un auteur, mieux instruit que ne le pouvait être un
étranger des antiquités de sa nation , allait éclaîrcir
tout ce qu'elles présentaient encore d'obscur dans les
écrits des Musulmans et des Chinois» et remplir les
lacunes que ceux-ci avaient laissées dans le récit des
faits , depuis que les Tar tares avaient été livrés à eux^
mêmes dans le centre de l'Asie; aussi la publication
de cette histoire, promise par le traducteur, était-elle
attendue avec beaucoup d'impatience. Je me propose
de faire voir, dans l'analyse suivante, jusqu'à quel
point le volume de M. Schmidt répond à l'attente
qu'on en avait conçue.
L'auteur lui-même a considérablement varié dans
l'appréciation du livre qu'il avait entrepris de traduire.
376 MELANGES D'HISTOIRE
B lavait d*abord cru fort supérieur aux annales chi-
noises, qui, disait-il, étaient extrêmement incertaines
en toutjlce qui ne concerne pas la Chine elle-même K
Il avoue maintenant qu on se tromperait beaucoup;
si Ton s'attendait à trouver dans cette histoire un livre
qui contint tous les secours, qui rendît superflus les
ouvrages des historiens chinois et musulmans sur les
Mongols; et il prévient qu'on ne doit pas se scanda-
liser de voir 'qu'une multitude de faits appartenant à
l'histoire des Mongols , ou ayant avec elle une étroite
liaison , sont, chez son auteur, ou complètement omis,
ou exposés d'une manière erronée ^. Je ne cite pas ces
deux jugements opposés pour en relever la contradic-
tion. Il y a du mérite à l'auteur à être revenu sur une
opinion hasardée, non-seulement parce qu'on est gé-
nérsdement enclin à s'exagérer l'importance des ma-
tériaux dont on a fait la découverte , mais encore parce
que les premières assertions de M. Schmidt ayant été
vivement combattues , il a dû se défendre de cette dis-
position trop commime à laquelle on cède en s'atta-
^ « Die chinesischen Chroniken sind àusserst unzuveriâssig in allem
« was nicht China selbst betrifPt. » [Mines de V Orient, tom. VI, p. 32 1 .)
* Diejenigen die ein Werk erwarten, welches in seiner Art allen
« Forderungen genûgt und die Werke der chinesischen und moham-
«medischen Gesohicht'schreiber ûber die Mongolen ûberllûssig macht»
(I wenden sich getàuscht finden , ja Manche môchten daran Ânstoss
« nehmen dass eine Menge , zur Geschichte der Mongolen gehôrige und
« mit denséiben eng verbundenc Thatsachen theils gânzlich ûbergan-
« gen , theils fehlerhaT dargestellt sind. » [Gesch. u. s. w. Vorrede , S. x.)-
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 377
chant à des paradoxes , uniquement parce qu'après les
avoir avancés, on répugne à en reconnaître la futilité.
Suivant M. Schnoiidt, il est notoire que le nom de
Mongol était inconnu avant le xiii* siècle. Le peuple
qui prit alors ce nom, et qui, par une subite et puis-
sante irruption dans le monde , conquit une place du-
rable dans l'histoire, avait atiparavant été formé d'une
multitude de branches plus ou moins considérables',
et dont chacune avait son nom et son chef particulier.
Piusiem's de ces branches s accrurent temporairement
par la soumission des plus faibles, et constituèrent,
sous différents noms, des nations dont les princes
prirent des titres élevés et surent acquérir la puissance
la plus illimitée. La Chine , exposée à leurs incursions ,
se vit souvent arracher par eux des portions de terri-
ritoire, où ils établirent de petites dynasties. Leur do-
mination était généralement de peu de durée; des
troubles intestins , ou laccroissement de quelque autre
tribu, les affaiblissaient et les ramenaient bientôt à
leur nullité primitive. Ils seraient demeurés tout à fait
étrangers aux souvenirs de Thistoire, si les Chinois
n'avaient pris soin de recueillir leurs traditions, aussi
bien que leurs noms et ceux de leurs princes, quoique
d'une manière qui les altère étrangement et les rend
méconnaissables. Telle est l'idée que s'est formée
l'auteur; et bien qu'avec une lecture assidue des au-
teurs chinois, on puisse parvenir à reconnaître beau-
coup des noms altérés dont il est ici question , et que
376 MELANGES D HISTOIRE
le nom même des Mongols, pour une époque an-
térieure de plusieurs siècles à Tdhiogkis-khakon , en
soit peut-être une preuve ^ , on ne peut ni^ que tel
n*ait été en effet Tétat de la nation mongole avant le
xin" siècle, Â cette époque, elle a*avait pas encore
d'écriture , et , par conséquent , tes tradittons qui se knp*
portaient aux temps anciens étaient transmises par une
communication orale , ce qui faisait qu elles dégéné-
raient en fabies et finissaient par se perdre. On satta*
cbait avec plus de soin à conserver les giénéalogies;
mais comme chaque fondateur d'une dynastie tioa«
veUe voulait rapporter son origine à la divinité, il
était difficile que cette généalogie ne se trouvât mê-
lée de fables empruntées à des généalogies antérieu*
res. Ce ne fut que plus de vingt ans après la mort de
Tchingkis que les Mongols commencèrent à avoir une
écriture en propre. Il se passa encore quelque temps
avant queTusage en fût devenu général et qu'elle servit
à la composition des livres. 11 ne manqua pas alors
de chroniques nationales chez les Mongols; mais, plus
tard , elles coururent le risque d'une destruction totale.
L'expulsion des Mongols de la Chine, l'influence turque
en Perse , avaient empêché qu'on ne conservât dans
ces deux pays les monuments de l'histoire des Tar-
tares sous leur forme originale. Le bouddhisme tomba
en décadence chez les Mongols, ou ne les empêcha
* Recherches sur les langues tartares, tom. f, pag. a4o. — Journal
oftoft^ue, tom. Il, pag, an.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. S7d
pas de revenir, selon M* Schmidt^ à un état social qui
ne différait guère de celui où ils avaient été original^
rement, que parce quils avaient conservé Tusage de
l'écriture. Cet état dura l'espace d'environ deux cents
ans, au milieu de guerres intestines perpétuelles, et
sou$ des princes dont quelques«-uns eurent la sagesse
d'introduire de nouveau la religion bouddhique che£
leurs sujets , et l'habileté de la répandre universelle-
ment parmi eux* Ge fut peu après cette époque , et
lorsque la domination des Mandchous eut prévalu, que
vécut Sanang Setsen , prince de la race de Tchingkis ,
et chef de la tribu des Ordos» Il commença à écrire
son histoire après que la plus grande partie des tribus
mongoles eurent reconnu la souveraineté des em-
pereurs mandchous.
Par ces observations, M. Schmidt se propose de
déterminer le point de vue sous lequel doivent être
considérées les histoires mongoles écrites par des au-
teurs de nations différentes , et qu'on ne peut que
dans une petite partie regarder comme vraiment na-
tionales. Ce qu'on en possède , à l'exception de l'his-
toire de Sanang Setsen, est un précieux reste des
collections rédigées sous les ordres des monarques
les plus célèbres , au temps où florissait la puissance
mongole; mais ces matériaux ont été élaborés par la
main des étrangers, de sorte qu'il ne nous en a été
conservé que ce qui nous a été tranmiis par cet inter-
médiaire. Or, bien qu'on soit redevable à ces étrangers
380 MELANGES D'HISTOIRE
d'importants accroissements en ce qui rentrait dans
le cercle de leurs moyens , nous sommes obligés de
les recevoir , à défaut de documents authentiques et
originaux, avec toutes les erreurs et les additions qui
ont pu s y glisser par ïeSet de connaissances impar-
faites , d'une orthographe et d'une explication fautives
des noms, et aussi par l'effet des haines nationales
ou des préjugés religieux. Malgré ces imperfections,
M. Schmidt convient que les traditions historiques
recueillies par les écrivains chinois et mrusulmans
conservent une valeur réelle. Les unes et les autres
se rectifient et se complètent réciproquement, et ce
n'est pas un médiocre avantage : en effet, les événe-
ments dont l'Asie orientale a été le théâtre sont ra-
contés avec plus de méthode et d'exactitude par les
peuples qui étaient plus à portée de les connaître; et,
d'un autre côté, les Persans et les Arabes ont été
mieux informés de ce qui concernait les dynasties de
l'Occident , avec lesquelles ils s'étaient trouvés en con-
tact. Il n'y a que la dynastie du Tchakhatai et des
enfants de Djoutchi qu'il nous reste peu d'espoir de
connaître, parce que, autant que nous pouvons le
savoir, elles n'ont pas eu d'historien particulier, et
que les traditions qui les regardent en sont devenues
plus décharnées et sujettes à plus de lacunes.
M. Schmidt ne se dissimule pas les désavantages que
son auteur Sanapg Setsen peut présenter quand on
le considère comme historien. On conçoit qu'il n'ait
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 381
presque rien dit des actions des Mongols occidentaux
ni des dynasties qu*i]s ont fondées; cela peut prove-
nir en partie de ce que ces circonstances étaient déjà,
de son temps, tombées dans Toubli chez sa nation, et
de ce qaii ne savait que peu de chose ou rien du
tout sur ces branches alliées, séparées des autres sous
tous les rapports: mais on ne peut excuser aussi faci-
lement les fâcheux anachronismes et les au^es graves
inexactitudes qu*il a commis dans le récit de la vie et
des actions de Tchingkis, non plus que la légèreté
atec laquelle il traite Thistoire de la dynastie des Mon-
gols de la Chine.
Si Ton a quelquefois à se plaindre de la prolixité de
certains écrivains orientaux, et des détails qu'ils pro-
diguent sur des sujets insignifiants, on doit relever la
brièveté exclusive qui rend souvent celui-ci obscur,
ou qui le fait sauter par-dessus des objets nécessaires
et dignes d'être connus. Ajoutez à cela qu'en boud-
dhiste zélé, il s arrête avec complaisance sur ce qui
est relatif à la religion : c'est ce qu'il a principalement
en vue, et c'est à quoi il ramène tout, tellement, que
le reste des circonstances historiques se trouve rejeté
dans l'ombre , ou traité à peu près comme des acces-
soires. On verra, quand nous en viendrons à l'analyse
de l'ouvrage de Sanang Setsen , que cette disposition
d'esprit a contribué, plus encore que ne le fait en-
tendre ici le traducteur, à jeter de l'obscurité et de
laconfusion sur une des parties les plus curieuses de
3^ MÉLANGES D.HISTOIRË
$on biitoire, celle qui se rapiporte aux temps anté-
rieurs à Tching^s » et que telle est en particulier b
câ^e qui lui a fait substituer, en beaucoup d'endroits,
des légendes bouddhiques aux anciennes traditioDS
tartare^, et dénaturer, pour ainsi dire, toutes leurs
antiquités. Cela n'empêche pas que les récits de f au*
t0ur mongol, quelque peu satis&isants qu'ils parais*
sent è cet. égard, soit par l'effet des erreurs et des
omissions qu'on y remarque, ou par le$ vues partiales
qu'on peut lui reprocher , ne eonti^inent , sous d'au-
tres rapports, beaucoup de choses neuves et d^une
véritable utilité. Telle est, par exemple, toiite la partie
qui ooneerne les temps n^odernes^ depuis la fin de la
dynastie Youan et l'expulsion des Mongols de la Chine,
jusque l'établissement de la dynastie des Mandobous,
partie qui, sans l'ouvrage de Sanang Setsen, formera
comme une grande lacune cp'on essayerait vainement
de combler à l'aide des secours étrangers. Ce n>st pas
que, comme le suppose M« Schmidt, les années da-
noises soient, pour le temps de la dynastie des Ming,
complètement dépourvues de détails sur les pays véi^
sina de la Chine ; une seide collection ohmoise pour-
rait aisément fournir, sur les Mongols de cette contrée
et pour l'époque dont il s'agit, des matériaux bislo*
riques qui rempliraient un volume aussi gros que
toute la chronique de Sanaz^ Setsejp.: mais ces docu.
ments ne seraient, il faut l'avouer, ni ausi^ authen-
tiques, ni aussi bien liés, que le sont les rens^^ne-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 3*3
menu qui remplissent les sixième « septième, huitième
et neuvième sections de l'ouvrage mongol. Il leiu* man-
quera,it toujours le caractère d'originalité qui distingue
une chronique nationale , et qui donne une véritable
valeur à celle de Sanang Setsen.
M. Sebmidt expose les f ffets que Tintroduction du
houddbisme a eus chez les Mongols , dont cette reli-
gion a considérablement adouci les mœurs et presque
entièrement changé le caractère. Au nombre de ces
effets , il compte avec raison l'introduction de la litté-
rature de THindoustan et du Tibet, naturalisées au
milieu des steppes sauvages de la Mongolie. Quant k
la littérature du Tibet, elle n'avait que peu de chose
à perdre à cette transmigration ? et les vallées de f Hi-
malaya, non plus que les plaines de l'Asie centrale,
n'avaient rien à s envier sous le point de vue litté-
•faire. Lee Tibétains seulement avaient , plus tôt c[ue les
Tartares, commencé à traduire du sanscrit des livres
de rel^on. L^s Mongols , à leur tour, se sont appli-
qués, avec u?ne étonnante assiduité , à faire passer dans
leur langue les ouvrages bouddhiques de Tlnde et àk
Tibet; les princes, les grands et les prêtres ont pris
desi noms indiens ou tibétains. Les Mongods se sont
.donné la dernière place dans les trois divisions du
fijambou dwipa, dont les prinoipauic peuples sont,
suivant eux, Heuàhek, Tœbet, Mongol. Les familles de
leurs princes ont rattaché leurs généalogies à la raoe
des anciens rois de l'Inde et du Tibet , et il est arrivé
384 MÉLANGES D'HISTOIRE
de là infaillibleinent que leur histoire a pris la couleur
de leiu* religion; et, comme ils comptaient pour rien
toutes ces affaires humaines qui ne servaient plus à
rehausser leur éclat, ils- n'ont jugé digne d'être con-
servé que ce qui avait de l'importance pour la reli-
gion. Ils ne relèvent la vie que de ceux de leurs princes
qui ont favorisé l'agrandissement de cette religion, et
qui, pour ce motif, sont regardés comme étant d'une
naissance signalée ou comme des émanations des in-
ielligeïices bouddhiques. C'est dans cet esprit que
notre auteur a écrit la vie des princes mongols. Aussi
peut-^n avancer que son ouvrage est infiniment plus
intéressant comme recueil de traditions bouddhiques
que comme une véritable histoire des peuples tartares;
et c'est ce que le traducteur semble avouer, qugnd il
dit que le désavantage qu'a son original de ne pas cour
tenir un simple récit de. faits historiques , est bien ra-
cheté par l'avantage de renfermer une multitude, de
choses sur le Tibet et les annales de ce pays, lesquelles
ont été ignorées jusqu'ici, parce que la. littérature ti-
bétaine est encore sons le sceau. Nous allons voir, en
effet, que l'Histoire des Mongols orientaux est, à pro-
prement parler, un composé de légendes bouddhiques
et de traditions tibétaines, auxquelles on a rattaché,
comme on a pu, les généalogies de la famille de
Tchingkis, et les chroniques de quelques-uns des états
qu'elle a fondés dans la paîtie orientale de l'Asie.
Le preniier des dix chapitres dont se compose
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 385
Touvrage de Sanang Setsen s'étend depuis le com-
mencement du monde jusqu'à la mort de Shâkya
mouni, époque de rétablissement du bouddhisme,
qui est, comme on le sait, Tère en usage chez tous
les peuples ou cette religion est dominante, et que
les Mongols font remonter à Tan iiili avant J. G.
Ce n'est pas ici le lieu de discuter cette date , qui
s'éloigne beaucoup de celle qu'assignent au même
événement les bouddhistes des contrées méridio-
nales, et qui est même de plus de mille ans antérieure
au calcul chinois le plus exagéré. Sanang Setsen com-
mence, à la manière indienne, par une invocation
qu'il adresse d'abord à Mandjougosha, le même que
Mandjousri , ici surnommé VHarmoniettx. Le traduc-
teur, dans ses notes ^ cite rautoritëi de M. Wilson f^,
qui appelle ce personnage un des saints des Djaïnas.
Mais M. Hodgson a déterminé plus récemment la
place qu'il devait occuper dans la hiérarchie théolo-
gique, où il joue le rôle de demiourgos du monde
actuel ^. L'autem* dirige ensuite sa formule d'adora-
tion sur les trois êtres inestimables, sublimes, et base de
toute confiance, et rend hommage aux trois êtres pré-
cieux, aux trois corps sublimes du triomphateur des trois
temps, au 6* Vadjra dhara des trois royaumes, aux trois
^ Page 3oo.
* Sanscrit DicUonary» pag. 638, voc. Mandjousri.
^ Transactions ofihe Asiat. Society, tom. II, p. a33. — Cf. Asiat, Res,
t. XVI, pag. 44a-47o.
25
386 MELANGES D'HISTOIRE
parfaits^ aux trois Lamas bienfaisants. Le traducteur,
dans ses notes sur ce passage, détermine fort bien les
deux premières dénominations en les appliquant aux
trois mots sanscrits Boaddha, Dharma, Sanga, et les tra-
duit exactement par les mots de Boaddha, la doctrine
et l'union des prêtres ^ ; mais il n'ajoute aucune expli-
cation qui puisse faire 'apprécier le rôle théologique
assigné à ces trois êtres. C'est qu'on ne possédait pas
encore, quand l'ouvrage a été composé, les précieux
mémoires de M. Hodgson , où le dogme fondamental
du bouddhisme a, pour ainsi dire, été révélé^, et
que, vraisemblablement, les nombreux ouvrages tibé-
tains et mongols que M. Schmidt a eus à sa disposition
ne contiennent pas, sur la doctrine ésotérique, tous
les éclaircissements que présentent, même à défaut
des. originaux sanscrits, plusieurs textes traduits en
chinois. On le jugerait encore à la réserve avec laquelle
le traducteur explique (note 5) le 6' V<yra dhara, pro-
bablement, dit-il, le 6' Dalaï-lama^ vivant au temps
où l'auteur écrivait. Il est étonnant que l'on conserve
encore des sujets de doute sur un point si simple,
quand on possède, dans une nombreuse collection
d'ouvrages tartares et tibétains , les moyens d'en tran-
cher péremptoirement de beaucoup plus difficiles.
Après ces invocations , Sanang Setsen annonce qu il
va raconter lliistoire des trois peuples enetkek (in-
^ « Buddha , die Lehre and der Verein des Geistlichkeît. »
2 Asiai. Res. t. XVI. — Tmnsact qf the royal Asiatic Sociêt^j t. II.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 387
dien), tibétain et mongol, telle qu'il Ta tirée de plu-
sieurs anciens livres, depuis le plus antique monar-
que , Mabâ Samati (Mahà Sammata) , jusqu'à nos jours.
n remonte même au temps oii les trois amas de ma-
tière première, c'est-à-dire d'air, d'eau et de terre,
donnèrent la naissance à l'atmosphère, à l'Océan et
au mont Sou mérou , ainsi qif aux quatre grandes par-
ties du monde et aux huit petites. Cette cosmogonie
toute matérielle, exposée en peu de mots par l'auteur,
est reproduite avec un peu plus de développement
dans les notes de M. Schmidt, qui- a cru que jus-
qu'ici elle n'avait été connue des savants européens
quç d'une manière tout à fait superficielle. Cependant
Pallas^ et B. Bergmann^ avaient déjà donné, siu*
cette matière, des détails qui ofiraient avec ceux-ci
beaucoup d'analogie, parce qu'ils étaient puisés aux
mêmes sources. M. Schmidt n'aurait peut-être pas
dû les passer entièrement sous silence, non plus que
l'esquisse tracée par Deshauterayes ^^ et qui ne mérite
nullement l'épithète de superficielle, bien que l'auteur
ait su la renfermer dans un petit nombre de pages.
L'auteur mongol continue à raconter comment des
dieux du monde des formes s étant soumis à naître
dans le royaume des hommes , peuplèrent cette région
de l'univers d'êtres qui d'abord jouissaient de toute
* Sammhingen » u. s. w. t. II, pag. 18 et suiv.
' NomadUche Streifereien» tom. III, pag. 27-187.
^ Journal asiatique de 1826, p« 4o, 181 ^ etc.
2 5.
388 MÉLANGES D'HISTOIRE
sorte de facultés, marchaient d^ansFair sans le secours
de leurs pieds, faisaient usage, non d'aliments impurs,
mais de la nourriture appelée samâdi (contemplation
produite par une piété profonde), et se propageaient
par voie d'émanation. Il vint un temps où ils man-
gèrent des aliments plus grossiers , et furent en consé-
quence privés d'abord de la plupart de leurs facultés
divines , et réduits par degrés à la condition d'hommes
et de femmes. Ils s'aimèrent entre eux, et les fils des
uns s'unirent aux filles des autres. Ainsi commença le
mal de l'amour •criminel. Le riz devint la nourriture
généralement en usage , l'avidité se montra ^ les que-
relles s'élevèrent , la colère commença à exercer son
empire , l'avarice naquit ; enfin un de ces êtres , su-
périeur aux autres en beauté , en courage et en intel-
ligence, fut choisi pour le chef, et, par ce choix una-
nime , fut nommé , en langue indienne , maliâ samati
radja (mahâ sammata), et en mongol oulana ergouk-
deksen khagan ( le souverain élu de tous) ; il est célèbre
comme celui qui a fait rouler la roue d'or dans les
quatre parties du monde , et a reçu par cela le titre
de roi tchakravart. On sait que le mot sanscrit tchakra-
varti désigne les princes qui, à différentes époques de
l'humanité, doivent exercer une domination univer-
^ M.^Schmidt dit la négligence ou l'insouciance (Sorglosigkeit) ; mais
il s'agit des provisions que Ton commença à former, et ce soin ne peut
s'appeler négligence. 11 y a dans le texte \3 n i T ij t à ^^^ i >;^ , ardenterpe-
tere» Jlagitare.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 389
selle. Cette période est appelée raccomplissement du
premier de tous les kalpas ou âges du inonde. Alors
parurent le soleil , la lune et les étoiles qui éclairent
les quatre parties de 1 univers. Cinq générations de
rois issus de Mahâsamati jouirent comme lui d un pou^
voir sans bornes , et on les regarde , avec leur père ,
comme les six premiers tchakravarti. Depuis ce temps,
les êtres vivants dont il s'agit furent appelés hommes,
et la durée de leur existence commença à décliner,
de sorte qu'on put l'exprimer avec des nombres. \
L'auteur mongol s'interrompt ici pour faire con-
naître les divisions du temps , depuis la plus petite ,
nommée kchan, dont il faut quatre-vingt-dix mille
pour une minute, jusqu'au halpa, période immense
dont on compte six degrés, et dont le développement
embrasse la durée tout entière de l'univers. Dans
une de ces périodes , U paraît mille bouddhas. Sur ce
nombre, sept ont déjà paru dans la période actuelle,
et parmi eux Sikhi, Viswabhou, Kerkesoundi, Ga-
naga mouni , Gaschib et Shâkya mouni. M. Schmidt
complète cette liste en rapportant les noms sanscrits
des sept bouddhas, d'après le vocabulaire d'Héma-
tchandra; puis il ajoute (note 27, page 3o6) que les
trois preipiers, savoir : JVipcLsyi, Siki et Viswabliou, ne
se trouvent pas nommés dans les livres bouddhi-
ques ^. Sur ces trois, il en faudrait au moins excep-
^ « Indes findet man in buddbabchen Bûchera die drei ersten nicht
« genannt. »
390 MÉLANGES D'HISTOIRE
ter deux, qui viennent d'être nonunés dans l'histoire
mongole, apparemment d'après quelque ouvrage boud-
dhique. Mais ces assertions négatives ont un incon-
vénient : c'est de pouvoir être démenties à la lecture
du premier livre nouveau que le hasard fera ouvrir.
En effet, si les sept bouddhas ne sont pas nommés
dans les livres mongols et tibétains, du moins dans
ceux que M. Schmidt possède et qu'il a lus , ils le
sont dans les originaux sanscrits \ et même dans
les traductions chinoises , où nous avons leur vie fabu-
leuse, et les formules d'invocation qui sont attribuées
à chacun d'eux.
Le 6* Tchakravarti Ràdja , ou monarque universel ,
npnmié en mongol Eneme-Kouke, fîit la souche d'une
famille royale dont la puissance dans l'Inde eut une
longue durée; car le grand-père de Shâkya mouni
était descendu de lui à plusieurs millions et soixante-
quatre mille cinq cent six générations. C'est ainà
que M. Schmidt traduit ce passage , en avertissant qu'il
y a dans le texte un mot [asangki) qui désigne un
nombre prodigieux, et dont il ne connaît pas la valetur
exacte ^. Le mot asankhya est sanscrit, et signifie cent
^ Âsiatic Researches» tome XVI, page 453. — Sapta Bouddha Siotra,
ou Louanges des sept Bouddhas, — Voyez aussi leur histoire , citée
sous le titre de LaUia Vistara, dans les Transactions, tome II,
page :i4o.
' « Im Originale, nigen assanggi, eine ungeheure Zahl , die ich nicht
« genau kenne. » ( S. Sog.)
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 391
quadrillions; il est le quatorzième des dix-sept nom-
bres multiples de dix mille qui sont d'usage dans la
mythologie bouddhique , et qui ont passé avec elle chez
tous les peuples de TAsie orientale. Voilà un échan-
tillon des traditions historiques de l'Inde que les Mon-
gols ont recueillies , et c'est ainsi que Yhistorien passe
de la création du monde à l'époque de la naissance de
Shâkya mouni, c'est-à-dire au x" siècle, et, selon lui,
au XXII* siècle avant J. C. On sent qu'une chronologie
de cette espèce ne peut être examinée sérieusement, et
que la critique historique n'a rien à voir dans de pa-
reilles généalogies. Ce sont pourtant les résultats de
la comparaison qu'un savant mongol a faite de quatre
ouvrages , dont l'un porte le titre de Chronologie reli-
gieuse.
La vie de Shâkya mouni n'est pas racontée par
Sanang avec les détails qu'on aurait eu droit d'attendre
d*un auteur aussi bien informé des objets qui inté-
ressent sa religion. Cette vie n'occupe que deux pages
du texte. Le traducteur y a fait quelques additions
intéressantes : il donne, par exemple, l'équivalent
sanscrit du nom mongol du père de Shâkya , lequel
signifie celai qui vit d'aliments purs ou sains, Ssododani,
ou plus exactement Shouddhodana. Il ajoute que
l'Amara Kosha cite ce nom comme appartenant à
Bouddha lui-même, et que cela est douteux, wasaber
zu hezweifeln ist^\ mais ceci est une méprise. Le père
* Pag. 3iOt u. 4o. C'est une faute d'avoir (p. 3i3 et ailleurs] donné
392 MELANGES D'HISTOIRE
de Shâkya seul s'appelle Shouddhodana , et Shâkya lui-
même reçoit le nom dérivé de Saouddhodani , le fils
ou Yissu de Shouddhodana. M. Schmidt eût ti'ouvéle
moyen de lever tous ses doutes à cet égard s il eût
eu à sa disposition le vocabulaire pentaglotte , ou s il
eût seulement consulté les auteurs qui ont écrit la vie
de Shâkya ^ Il y eût également vu le sens dune ex-
pression de son auteur qu*il a laissée sans explication :
Touchid oun oron etse, ex regno Tonchid, qu'il traduit
par aus dent Reiche der Tàschid. Touchid, en sanscrit
Toushitâ, est le nom du quatrième Bhoavana, ou ciel
du monde des désirs ^ ; et c'est là que Shâkya, à l'exem-
ple des autres bouddhas ses prédécesseurs, avait fait
sa demeure en qualité de bodhisattwa, jusqu'au mo-
ment où il voulut s'incarner pour devenir bouddha à
son tour. Ce terme est de ceux qu'on trouve très-bien
expliqués dans le vocabulaire philosophique déjà cité.
Ce livre contient une multitude d'indications qui peu-
vent être d'une grande utilité , depuis que les progrès
des études relatives au bouddhisme ont appris à en
faire usage , et qui paraissent même propres à suppléer
aux lacunes d'autres ouvrages beaucoup plus considé-
rables par leur étendue.
au père de Shâkya le nom de Saoadoaodani, qui signifie «le fils de
«Shouddhodana.»
^ Recherches euiaiiques, trad. fir. tom. II , pag. 4o5. — Mélanges an-
tiques, t, I,p. i65.
* Le troisième , selon la version suivie par M. Hodgson , Transact etc.
I, pag. 233.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 393
Les légendes bouddhiques offrent un genre d'in-
térêt qui a récemment fixé l'attention : elles contien-
nent, au milieu de fables extravagantes, la mention
de quelques circonstances réelles , et notamment des
dénominations géographiques qu'il est avantageux de
•
recueillir, parce qu'on peut, en les combinant, espé-
rer d'en tirer parti pour l'histoire. C'est ainsi qu'on
trouve, par exemple, dans Je récit de Sanang, les
noms de Kabilïk, Radjagrïha, Koshala, Kaoushambi ,
Oadiana, etc* Mais les Mongols, tout en conservant
plus exactement que d'autres peuples la prononciation
originale de ces noms indiens , ne semblent avoir pris
aucun soin pour en déterminer l'application , de sorte
que le traducteur s'est vu dans l'impossibilité de la
fixer, et réduit à renvoyer, pour la plupart de ces
noms , aux explications très-insuflisantes des diction-
naires sanscrits. Les traductions chinoises ont encore
ici un très-grand avantage, celui de s'accorder avec
les relations des voyageurs qui ont parcouru l'Inde en
qualité de pèlerins, et rapporté de leurs courses des
itinéraires détaillés. Faute d'avoir pu consulter ces
itinéraires, M. Schmidt s.'est trouvé dans l'impossibi-
lité d'expliquer la partie des légendes qui se rapporte
à l'Inde ancienne. «Je ne puis, dît-il, déterminer ce
« qu'est ou ce qu'était Oudayana comme contrée située
« dans l'Hûidoustan ^ » Les pèlerinages de Chy la hian,
de Soung yun tse , de Hoeï seng , et les notices géo-
' Pag. 35A.
394 MELANGES D'HISTOIRE
graphiques jointes à Thistoire de la dynastie des
Thang, lui auraient appris que le pays SOuiyana,
dont le nom signifie jan2m en sanscrit ^ était ainsi
nommé parce qu'il avait été autrefois le parc d*un
Tchakravarti Radja, et que ce pays était situé sur la
rive droite de Tlndus, au sud-ouest de THimâlaya.
Nouvel exemple de lutilité qu'on peut trouver à com-
menter les traditions fabuleuses des Hindous , repro-
duites par les Tibétains et les Mongols , à Taide des
renseignements que les Chinois , amis du positif et
curieux investigateurs des réalités historiques , ont in-
troduits jusque dans les récits les plus éloignés du sens
commun.
Sanang Setsen nomme encore quelques rois qui
régnèrent en des temps rapprochés de celui de
Shâkya mouni; mais ces noms sont généralement
traduits en mongol , et , poiu* en retrouver la forme
originale , il faut avoir égard à leur sens , et non pas
aux sons tartares. Il est fâcheux, sous ce rapport, que
M. Schmidt ait cru devoir se borner le plus souvent
. à les transcrire sans en donner l'interprétation. C'est,
au reste , une omission à laquelle il sera facile de sup-
pléer. Au temps du petit-iils du roi de Magadha , dont
Shâkya mouni avait été contemporain , trois des dis-
ciples de ce dernier, assistés de cinq cents arhan,
formèrent la collection des traditions religieuses ap-
pelées Paroles de Bouddha, La cent dixième année de
* Piaa yi tian, 1. LXIII. — Cf. Wilson's Dictionary» h. v. p. 117.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 395
rère bouddhique, une nouvelle assemblée de sept
cents arhan composa une seconde collection , qui fut
appelée le Système moyen; et la trois centième année ,
cinq cents arhan et cinq cents panditas se réunirent
pour rédiger le Système inférieur. Ces trois systèmes
sont une chose de grande importance dans le boud-
dhisme , et le traducteur n a peut-être rendu ni assez
clairement, ni dune manière assez complète, les ex-
pressions du texte qui les' désignent : il appelle le
système supérieur la connaissance des quatre vérités;
celui du milieu, la nullité de tout (die Nichtigkeit des
Ganzen) , et le système inférieur, le parfait accomplisse-
ment de la loi. Ces derniers mots donneraient à penser
que le système inférieur ou le dernier en date est
plus parfait que les précédents , et qu il en est comme
ie complément; ce qui n'est nullement l'opinion des
bouddhistes. Il aurait fallu dire aussi ce que sont les
quatre vérités enseignées dans le système supérieur^,
et s'expliquer encore sur cette nullité ou cet anéan-
tissement dont on fait le caractère du système moyen.
Enfin il y a, dans les trois phrases de l'original, une
expression que M. Schmidt n'a rendue dans aucune
des trois, >ai^:^i^ a-û m^^ aoj^-^jua ^9, dogmata rotœ
legis. Cette idée de roue est très-commune dans le
langage religieux des bouddhistes; mais ici, en ce qui
^ Les quatre vérités et les seize points qu'elles offrent à la considé-
ration sont énumérés dans le vocabulaire pentaglotte. (Voyez aussi le
Nouveau Journal asiatique, tom. V, pag. iSa.)
396 MELANGES D'HISTOIRE
concerne les trois systèmes , elle mérite une attention
particulière. M. Schmidt, contre son ordinaire, na
joint à son original aucun éclaircissement dans ses
notes, soit qu'il ait jugé que la matière n'en réclamait
aucun , soit que les livres mongols ne lui fournissent
pas ceux qui eussent été nécessaires. Il est aisé d*y
suppléer avec le secours des Indiens et des Chinois.
Les trois systèmes sont ce qu'on nomme en sanscrit
triyâna ^; en chinois , san'tching : yâna ou yan^ et son
équivalent tching, désignent une voiture, une mon-
ture, un moyen de transport quelconque ^; puis la
' rotation, la révolution par tours, la translation d'un
•
lieu à l'autre; puis, au figuré, celle d'un état à un
autre , et les moyens qui sont à la disposition de l'âme
pour changer de conditibn. Dans ce dernier sens , on
en distingue trois , qui répondent à autant de degrés
de la doctiîne bouddhique : i** celle des s'râvakas, ou
auditeurs qui ont entendu Shâkya et appris de lui la
doctrine; 2** celle des pratyeka bouddlias^, ou intelU-
^ Transactions, etc. t. II, pag. 254. — Âsiai, Res. t. XVI, p. 427»
43 1, 445. — San tsangjâsou, passim. — Ou tchheynnjou» v, Tching, etc.
* Wilson, Dictionaiy, v. Yâna. — Khang hi tseu tian, v. Tching.
^ En mongol, pradigaboud. M. Schmidt n*a pu restituer le terme
sanscrit qui a donné naissance à ce mot tartare; il le cite en trois en-
droits, pag. 4 19» 472, 474, et croit quil désigne une division des
disciples [Jûnger] de Bouddha : c'est, conmie on voit, quelque chose
de plus important dans la hiérarchie intellectuelle et psychologique
des Samanéens. Je n'avais non plus retrouvé ni le véritable sens ni
Tétymologic de ce terme, quand je Tai inséré seulement pour mémoire
dans ma notice sur le vocabulaire pentaglotte. Il vaut mieux s'abstenir
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 397
gences distinctes , qui ont reconnu la nullité des exis-
tences des trois mondes ; 3° celle des bodhisattwas et
des bouddhas qui sont parvenus au comble de la per-
fection. C*est cette dernière qu'on nomme maha yâna.
Gomme doctrine , ces diflférentes manières d'envisager
le bouddhisme reviennent également à en établir
trois : la grande doctrine , la doctrine ésotérique , ou
le plus haut degré de spiritualisme auquel il soit
donné à l'homme de s'élever; la petite doctrine, ou
la religion extérieure , comprenant le culte et la
mythologie; et la doctrine intermédiaire. Tels sont,
les trois dogmes de la roae de la loi, dont Sanang
Setsen a voulu parler. On fait encore sur le même
sujet d'autres distinctions, qu'il serait trop long d'ex-
poser ici; il suffira de dire qu'à en juger par les ppr-
tions de légendes que l'auteur a insérées dans son
histoire , et par celles que son traducteur a recueillies
dans ses notes, les livres mongols paraissent appar-
tenir à la petite doctrine, qui ne donne pas la clef des
abstractions sur lesqueUes le bouddhisme est fondé;
tandis que les notions rassemblées par M. Hodgson
et les opuscules religieux publiés par M. Wilson ^
tiennent plutôt de la grande doctrine, et jettent aussi
beaucoup plus de jour sur la métaphysique sama-
néenne que sur la mythologie. C'est ainsi que les
de donner des explications douteuses que de se hâter d'en présenter
d'inexactes.
* Asiat. Res. tom. XVI.
398 MELANGES DHISTOIBE
Mongols ont induit M. Schmidt en erreur, en lui
donnant lieu de penser que les bodhisattwas étaient
des hommes divinisés qui n'appartiennent plus aux
vicissitudes de la naissance ni aux destinées du
monde, mais qui ont déjà atte&it la dignité de boud-
dhas K Le précieux mémoire de M. Hodgson nous
donne des bodhisattwas une idée bien plus conforme
au sens de leur nom et aux principes de la théologie
bouddhique : ce sont les productions de Vlntellicfencef
hsjils de Bouddha, les intermédiaires par lesquels V In-
telligence suprême agit sur Tunivers. Les hommes
peuvent ensuite devenir bodhisattwas par 1^ perfec-
tion morde, comme ils peuvent atteindre à la con-
dition d'intelligence purifiée. C'est cette descendance
et cette ascension alternatives , ce cercle d'émanations
et de ]:etours, qui font le fondement de la théolo-
gie samanéenne, mais qui sont étrangers à la petite
doctrine ; les écrivains mongols , Sanang Setsen et
M. Schmidt ne paraissent en avoir connu que la se-
conde moitié. C'est sans doute par cette raison que
ce dernier a cini pouvoir comprendre au nombre des
disciples de Shâkya , Avalokites' wara 2, le bodhisattwa
du monde actuel, créateur, avec Mandjousri, de tout
ce qui existe dans notre présent univers ; personnage
trop élevé dans la hiérarchie religieuse pour avoir été
disciple [Jàngerund Zuhôrer) de Shâkya, bien qu'il ait
* Pag. 3oi, note 9.
' Pag. 419, note 35.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 399
pu assister avec les autres intelligences et les dieux
aux grandes assemblées où celui-ci donnait ses pré-
dications.
Tout ce que Thistorien mongol ajoute de relatif à
rhistoire de Tlnde se réduit à la mention de sept rois
dont le nom se termine par tchanda, de sept autres
dont le nom finit en hala, et de quatre autres enfin
qui portent des noms avec la terminaison de sina; le
tout sans indication de temps ni de lieu. Tous ces
rois, dit Setsen, furent protecteurs et partisans de la
religion; mais le cercle de leurs actions est tellement
vaste, quil juge à propos de n'en pas parier du tout,
et de passer immédiatement à Thistoire du Tibet.
Après ce premier chapitre , qui occupe huit pages ,
nous sommes, au commencement du second, trans-
portés en efibt dans le Tibet, au pied des immenses
montagnes de Neige, et au iv^ siècle avant J. G. Ce
second chapitre et le suivant comprennent toute l'his-
toire du Tibet pendant la durée de plus de treize
cents ans. ElUe se partage naturellement en deux pé-
riodes, dont nous allons donner une idée générale
en. peu de mots.
Les diverses traditions recueillies par les historiens
mongols semblent d'accord sur ce point , que la race
des princes du Tibet était originaire de l'Hindoustan.
Telle paraît être aussi l'opinion des chroniqueurs
tibétains, que le P. Horace de la Penna a suivis^.
* Voyez Géorgi, Alphahetum tibetanam, p. 296. — (Depuis que cette
400 MELANGES D'HISTOIRE
Un écrivain tartare, cité par Sanang Setsen, nomme
trois descendants de Bouddha , c'est-à-dire de Shâkya
mouni, de Tun desquels était issu un prince qui fut
pris dans une bataille contre une armée de barbares ,
au nombre de cent quatre-vingt mille. Son plus jeune
fds se sauva dans les montagnes de Neige , et devint
la souche des princes de Yarioung dans le Tibet. Cette
tradition nest fixée par aucune date, et na même
pas de suite dans le reste de l'histoire tibétaine ; mais
il en vient immédiatement une autre qui, dit Tauteur,
se rapporte à ce temps, c'est-à-dire à une époque in-
connue. Il naquit un fils à un roi de Patsala, pays sur
le nom duquel le traducteur ne fait pas de remarq[ue,
et qui pourrait être Patna. Les cheveux de l'enfant
étaient bleu de ciel , ses dents semblables à l'émail
d'une conque, et, entre autres singularités, il avait
les doigts des pieds et des mains réunis par ime
membrane, comme ceux des oies. Les brahmanes,
consultés , firent craindre au roi que cet enfant ne lui
portât malheur, et on l'exposa sur le Gange , dans un
coffre de cuivre. Il fut recueilli par un laboureur de
la ville de\Vaïsali, qui l' éleva, et le cacha dans une
forêt pour le dérober aux recherches du roi. Là , les
analyse a été rédigée , on a publié Tonvrage du P. Horace de la Penna
dans le Nouveau Journal asiatique, i834f t. XIV. Le passage aoqud
se réfère M. Abel-Rémusat est à la page 419 et aux suivantes. Feu
M. J. Klaproth a depuis donné une édition du même ouvrage, ac-
compagnée de notes. Paris, Impr. royale, i835; in-S", 80 p. — F. L.)
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 401
oiseaux et les bêtes lui apportaient de la nourriture.
Quand il fut devenu grand, il quitta ce lieu, se dirigea
vers les montagnes de Neige , et parvint à la vallée de
Yarloung, dans le voisinage d*un temple en forme de
pyramide à quatre portes. Il y fit la rencontre de deux
génies auxquels il raconta son histoire. Celui que les
eaux ont épargné, dirent les génies, pour qui les oi-
seaux et les bêtes se sont joints aux hommes , doit évi-
demment être de race divine. Ils le firent donc asseoir
sur une selle de bois et le portèrent sur leurs épaules.
De là lui vint le nom deSegher Sandalitou, de deux mots
mongols, dont Tun signifie le cou, et Tautre assis. Ils
le portèrent au mont Chambou, et le firent reconnaître
pour prince du pays, Tan 3 1 3 avant J. C. Après qu'il
eut soumis les quatre tribus, il fiit souverain des
quatre-vingt-huit tœmen (dix mille) du peuple tibétain.
Après Segher Sandalitou , Fauteur mongol nomme
cinq rois , tous issus les uns des autres. Le dernier fiit
tué par un usurpateur; mais celui-ci périt peu après,
et le second des fils du roi reprit possession du trône,
tandis que son plus jeune' firère , Berte tchinô , s'étant
enfiii dans les contrées du nord, y allait fonder la race
dont devait sortir un jour Tchingkis khakan. On
trouve ensuite Tindication de seize rois descendus de
père en fils les uns des autres jusqu'à Lhatotori, qui
naquit en 348. Non-seulement il n'y a aucun détai
sur cette succession directe de vingt-trois rois, suc-
cession un peu longue pour navoir pas été inter-
ne
402 MÉLANGES D'HISTOIRE
rompue ; mais un autre écrivain moBgol , que le tra-
ducteur cite frëqueminent dans ses notes , donne uot
liste de noms asses différente. Cette xliversité ex*
plique le silence qu'avait gardé sur cette partie de
rhistoire tibétaine un auteur que M. Schinidt sem-
blerait n'avoir pas connu , quoique Pallas en ait sou-
vent fait mention, et qu'il le nomme lui-même une
fois à propos de toute autte dbiose ^« Le P. Horace de
la Penna avait rédi§é un canon des rok du Tibet, que
Géorgi a inséré dans aon Alphabetam tihetalmni\ en y
mêlant beaucoup d'éléinents étrangers et en boùié-
v^saht toutes les dates ^. Malgré ces aitéa^atidns , on
y reconnaît le même fond que dans l'histoire de Sa-
Àang Setsen. Le {n-emier rôiest Nfetri^ dont le dobi
»gnifie en tibétain la même chose que le naongol
Segher SandaUtoa. Ge$t pareillement un. prince de
l'Inde, eiposé par son père, nôurn par uii -j^^an,
et reconnu roi par les bergers de Yarlon. D ne £iùt
faire aucune attention à la date de 1 1 gS ans avant
J. G. qui est une int'a(*polàtion. dé l'éditeur. Âpi:^
Nfê tri viennent,. con^ë chez notre auteu^-, vingt-
trois rois, dont le P. Horace n'a pas reciidlti les
nbins, et que Géorgi fait descendre, jusqu'à l'épocpië
db notre ère. Les deui listes ne commencent à s'ac^
corder qu'un peu après ; mais le parallèle qu'on 6n
» Pag. 4i8.
* Pag. 296 seqq.
' Voyex Recherches snr les langues tartares, t. I, |Mig. 383 et 384.
ET DE IITTÉRATUJ^E ORIENTALES. 403
peut^ir^ jH en jcoèfinue pas ikioins iaatiientîdté db
liléQit ^€^ S^ang Seitseta, et cësit, dans fétàt actuel
de QQ^ connaiisaoces sur eette matière , uki &(oiii que
M.;Sdbix»i<lt n^aurait pas dû négliger.
, y^iatotori monta 6ur lie trôûe en 367. Son tb^tkè
lut jpaai)qu)é par des prodiges; il reçdt du ciel la fà-
«d^^lAste.forfriuie dite des siœ syllabes, Om mani padmé
4aiK>i:$oiirceînép^iiifilal) de i^édîctions \ et le li#e
iqtitulé SMad9k. Le roi ne sentit pas d*^ord tout le
j^|[»x..de cea^çbns; il en lut puni par toute sorte de
oaliutnitéfi^ > sesr lenéànts naissaient aveugles ; les gtmm
et fes frmtft oeVeisaient pids à inaturité; dès épitoô-
-ties^ des faoiinesv dès lépidéÉàies désolaient le pay^.
fA la iio ^ eh 607, cinq étraùgers vinrent apprendra aèi
^i son learenrv il isendit hommage esà i»éi^àit quTâ
<a^aît jni^^, San honbeùlr se reiieuVela dès lof^ , sa
yi0 lut pdrolongéei» sa fojrtnne s'alccFUt, il e|ut de l^ux
eilfants; les grains et leà £xiits niérirent en ^hëù"
dance, et la prospénténbemplaçm les fléauk qui avaièbl
désolé le pays. TieUe est répoque de ba pretnîère Jn-
ipodiidtion du bouddikispne danbs lèTihert.
^ lie èhapitre iv continue rhistoire.de cette cotot^éè
depuis. que le Jboliddhiâne s'iy éîit itépandu pouit* la
pffëfnîère. fois jusqu'à: la peiséoulioik qn'il etit à 5ubSr,
pi^sécnlitîon qite M. âdnnidt traite d^ex^Ëk^patioh {Aits^
1 Voyez le résumé des opinions reUtives à ôette forimife, et une
nouvelle explication proposée par M. Klaproth, dans le Journal asia-
tique , pour mars 1 83 1 .
a6.
404 MÉLANGES DHISTOIRE
rottang ) , mais qui fiit bientôt suivie de son rétablisse-
ment. Il embrasse l'époque de la plus grande puis-
sance de la monarchie tibétaine et de sa chute, et
contient, en treize pages , une période de âx cent qua-
rante-sept ans, entre 607 et io54. L'introduction du
bouddhisme est exprimée par Sanang Setsen en ces
mots : « Depuis qu'on commença à lire le Mani bOam-
tt homa. » C'est un ouvrage considérable et très-impor-
tant pour l'histoire et la doctrine du bouddhisme, qui
traite particulièrement du Bouddha divin du monde
actuel Âmitabha , de son bodhisattwa Âvalokites-
'wara, et du Bouddha humain Shàkya mouni, ainsi
que nous l'apprend Jâhrig , qui en a donné des ex-
traits ^. Malgré tous ses efforts, M. Schmidt n'a po se
procurer ce livre , parce qu'à raison de sa rareté et de
l'idée de sainteté qui s'y attache , les bouddhistes ne
le laissent pas volontiers sortir de leurs mains. C'est
surtout dans ce livre qu'on trouve une fréquente répé-
tition de la formule des six syllabes, dont l'usage s'éta-
blit au Tibet du temps de Lhatotori.
L'arrière-petit-fils de ce prince, nommé bNamri
Srongdsan, et son fils et successeur Srongdsan Gambo,
se retrouvent dans la table du P. Horace K Le règne
du second est surtout mémorable dans l'histoire tibé-
taine. Le P. Horace lui attribue la translation du siège
' Voyez Pallas, Sammlungen, u. s. w. Il Bd. S. 396. — Cf. Alphah.
tibet p. a85.
* Alphah. iihei. p. 397.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 405
du gouvernement du canton de Yarioung à Lassa , et
la fondation de cette capitale. Sanang raconte qu*il
envoya dans Tlnde Tongmi Sarobhoda (le prétendu
Samtan Poutra de Fourmont et de Géorgi), avec
seize autres personnes, pour y apprendre l'écriture
de ce pays , et se mettre en état de Taccommoder à
la langue du Tibet. Ce personnage fameux, inventeur
de récriture tibétaine , et considéré pour cette raison
comme une incarnation du dieu MandjousVi, vivait
donc au commencement du vn* siècle, et non pas
dans le i"', comme l'avait supposé Géorgi ^ ; et c'est
à cette époque seulement qu'il est permis de placer
l'introduction du bouddhisme et de l'écriture de
l'Inde au Tibet , c'est-à-dire l'origine de la civilisation
tibétaine ; ce qui confirme tout ce que nous appre-
nons des Chinois, et renverse bien des systèmes
qu'on a voulu établir en Europe sur les antiques pro-
grès des montagnards tibétains dans les sciences.
Quand l'alphabet eut été établi , le roi lui-même s'oc-
cupa, durant quatre années, à traduire plusieurs ou-
vrages religieux, parmi lesquels un surtout, d'après
les découvertes les plus récentes, exciterait un vif
intérêt : c'est le Livre des trois (êtres) précieux, c'est-à-
dire, à en juger par le titre, un traité sur les trois
personnes de la triade panthéistique. Srongdsan,pour
seconder les bons efiFets des instructions religieuses,
établit une législation sévère; il fonda plusieurs tem^
* Alphab. tibet. p. 298.
406 MÉLANGBS D'HISTOIRE
pies, et y plaça des itoagës religieuses» venues de
ilhcje. Les services qu^il repdit 'à ià religion fiirtnt
tels , qu'on le considère comme une încâàrMtîM
divine. Il étendit aU^ loin Sa puissance, et mériià le
titre de Tchakravarti, op tùide laRaae^:^ Ce nîôûârqiie
est efiectivement cité peut»' ses éonqtiêtés, et t'eét k
son règne que les écrivains c^bioôis placent Tépoquë
de la plus grande puissance des Tibétains^'. Géof^
lèf nomme d'après lef P. Horaôe^. maife^ e*i traWépdt^
tant; son règne de six siècles éû arrière, ce qui lui- li
faât commettre d*étraiigei^ méprÎÈeS. Le mariage de
ce pripce avec une princesse' chinoise , fille de' Tetii-
pereur Taï tsoung, de la dynastie des Th^g,' ne
laisse aucun dbtité sur l'époque où il a v^Cu'. L'écri-
vain mongol rapporte Cette cirbdnstanôe et plusieurs
autreé d^nrie manière cdnftwnfhe 'à la véiité histôtiqiie;
il en racpiite aussi quelqUes-màes èifnpreintés de ce
merveilleux outré qui Cttractérisë lëfe'* légendes boud-
dhiques. Le traducteur, dans ses notes; ajoute encore,
d'après d'autres autétos , à ta pairtîfe febifleuse des
récits de Sanatig; thais ce qu'il y a de plus èurieux
* Voy. la définitiop de ce titre çi-4essu$, p. 388 et 58g.
* îVen hian thoung hhao, 1. CCCXXXIV, p. 17. — Pian yi tian,
1. LXVIIi. On trouve dans cette collection cent soixantè>deûx pages sur
les événementji de Thistoité tibétaine dont les Chinois ont eu con^
naissance, entre 623 et iio4. (Go^arezDeguigpef, Hi^t. des Huns,
tom. II, p. i64; GauHl, Hist de la dynastie Tar^, dans les Mémoires
des missionnaires, t. XV, p. 448.)
^ Alphah. tibetanam, p. 397.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 407
dans les détails qui concernent Srongdsan, c*est This-
toire de son mariage avec la piincesse Wen tching,
cpn lui fiit accordée par Tempereur de la Chine, et
avec la princesse du Nipol. L'une et l'autre sont nom-
mées Dâra, et distinguées par les épithètes de Verte
et de Blanche. Ce prince mourut en 698, âgé de
quatre-vingt-deux ans.
La série des successeurs du monarque tibétain est
rapportée d'une manière un peu différente dans le
texte de Sanang, et dans les additions que son tra-
ducteur y a jointes en consultant une autre dironique
intitulée Bodhimer; mais la chronologie de cette der-
nière s'accorde beaucoup plus facilement avec le
canon du P. Horace. La diversité dans les noms et
dans les degrés de généalogie assignés à chacun de ces
princes nous entraînerait à des discussions que nous
devons éviter ici, mais qui auraient dû avoir une
place dans les éclaircissements de M. Schmidt. On
regrette aussi d^ n'y pas trouver des tableaux chrono-
logiques qui , s'ils avaient offert le résumé des diverses
traditions tibétaines en ce qu'elles ont de véritable-
ment historique, eussent facilité la lecture de cette
partie de l'ouvrage, dissipé l'obscurité qu'elle pré-
sente, et foui'ni les moyens de concilier les témoi-
gnages contradictoires des écrivains tartares.
Les deux règnes qui suivent immédiatement celui
de Srongdsan n'offrent le récit d'aucun événement :
iJs s'étendent de 699 à 802 , et occupent ainsi cent
408 MELANGES DHISTOIRE
ti*ois ans , selon Sanang. Le Bodhimer et la chronique
du P. Horace placent dans le même intervalle quatre
princes, toujours dans une ligne directe de descen-
dants. Le second de ces princes, nommé Dousrang
Mangho, accrut encore la puissance des rois du Tibet
et soumit tous les peuples qui habitaient sur ses fron-
tières. Le troisième , à Texemple de son aïeul, le pais-
sant Srongdsan, demanda h Tempereur de la Chine
une princesse qu'il fit épouser à son fils , et qui , en
790 , donna le jour à Thisrong Ite bdsan. Ce dernier
monta siu* le trône à treize ans, et, quatre ans aprèft,
il fit venir du pays des Sakhora un saint personnage
nommé mKhanho Boikisattwa. Le nom de Sakhora est
ici Tobjet d'une longue note; il se retrouve dans le
titre de Tévêque syrien Mar bar sema^ qui condui-
sit auprès d'Ârgoun une ambassade du roi Philippe
le BeP, et qui est nommé dans la lettre originale
du roi mongol. M. Schmidt blâme Téditeur de cette
pièce de n avoir proposé aucune explication pour le
mot dont il s*agit; on ne saurait lui adresser le même
reproche, car les conjectures quil a accumulées à
ce sujet offrent une assez grande variété : d'abord , il
avait rapproché le mongol sakhora du syriaque sa-
khoaro, du chaldaîque sïkhoaro, et de Tarabe sakhir,
mots qui signifient « un magicien , un devin )> ; et
comme Barsœma était moine ^ et qu apparemment il
' Mémoires de V Institut. Acad. des inscript, et belles-lettres, tom. VII,
pag. 369.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 409
entendait les pratiques religieuses des Mongols non
bouddhistes en Fait de magie, de divination et de
jonglerie, les mots moine et sorcier pouvaient être
tout un aux yeux d'Argoun, qui, par un caprice re-
marquable dans un Mongol habitant de la Perse,
désignait Tun comme Tautre par des termes arabes,
syriaques ou chaldaïques. Mais Âboulfaradje appelle
Barsœma un moine ouïgour. D* ailleurs , les montagnes
qui sont au sud-est du lac Saîsang , ou les montagnes
des Marmottes, sont nommées par Sanang Setsen
Sakhara Tarbaghatcii ; et, de plus, un roi de Khodjo
(Ho tcheou) portait le nom de Sagara. Sakhora pour-
rait donc être la dénomination mongole ou nationale
des Turcs ouïgours ^. Maintenant M. Schmidt déclare
qu'il laisse tomber ces hypothèses sans fondement,
ktfïiye, comme il les appelle; et c'est une bonne foi
qu'on doit louer et désirer de voir étendre à toutes
les hypothèses de la même espèce. M. Schmidt pense
aujourd'hui que Sakhora est la transcription du sans-
crit SaJwra, saint homme pieux et pur; que le pays de
Sahara y ou la Terre des Saints, dans l'histoire des
Mongols , n'est autre que THindoustan , et que , sans
aucun doute y Barsœma reçut ce surnom en considéra-
tion de son caractère sacré; ce qui doit d'autant
moins surprendre , que la langue mongole , tant an-
cienne que moderne , a toujours contenu un nombre
considérable de mots sanscrits. On pourrait bien ob-
' Philologisch-kriiische Zugahe, u. s. w. S. 20.
410 MELANGES DHiSTOIRE
jecter que ces mots sanscrits s'étant introduits dans
le mongol par une voie (qui nous est connae, et par
suite de la coi^version des Tartares au bouddhi^e ,
il serait toujours ^tomiant de les voir employés à une
époque antérieure k cet év^ëment, dans un pays oà
il n'a pas eu d^influence. On pourrait' encore êtpe
étonqé qu'Ârgoun , prince des Mongols non hou4-
dlâstes de la Perse, se fût avisé de donner un titre
iti^en , très-peu usité dans l'Inde même , i un moine
ouïgour, du rite syrien , qu'il avait vu à la tête d'mie
arnbassade du pays des Francs $ mais on ne siau-
rait nier pourtant que la demièi*e ponjeoture^ de
M. Sc^imidt ne soit encoi'e plus îogénieiise que. les
précédentes , et qu'elle ne puisse être admise jusqu'à
ce qu'il s'en présente une; qui soit & l'abri dé tonte
contestation.
Le saint du pays de Sakhora engagea le roi du
Tibet à faire venir près de lui un autre personnage
noihmé Pâdma Sambhava , lequel résidait dans le
pays d'Olidyana, situé sur la rive droite del'Indus,
au nord du pays des Gandharas ^ Pàdma Sambhava
enseigna au roi du Tibet beaucoup de pratiques re-
* Voyez ci-dessus, pag. SgS et 894. — Pian yi tian, liv. LXIII.
— Notice sur le pays de Ojn tchang. On trouvera la traduction de
cette Qodce et plusieurs autr^ relatives aux mêmes contrées dans
les notes et éclaircissements qui suivront ma traduction du Foe
kouè hi; voyez aussi le Wen hian tkoung hhao m liv. CCCXXXVIH,
pag. i3.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 411
iigieufles, et Tuiàge de formnies au^queUes les boud-
()|Û8te8 attachent un très-grand prix. Thisrong se ren-
dit très- habile dans ce genre de connaissances, et
vinglHcinq Compagnons gu^il s'était choisis surent ac-
quérir par ces moyens toute sorte de facuttés mer-
vmlieuaes. Huit d'entre eux, au nombre desquels le
monarque était compris , étaient piârvenus à cQntem-
pler la face d'autant de bouddhas , dont Tauteur mon^
gpl rapporte les noms. Plusieurs de ces noms co!n<-
cident avec ceux des huit Dokchot que Pailas nous a
fait connaître ^« Le titre.de Bourhhan (Bouddha), qui
leur est attribué à tous, a droit de surprendre, puis-
que quelques-uns, par exemple Vadjra pâni et Ya-
mandaga, portent des noms connus pour appartenir
à des intelligences du second ordre, ou bodhisatwas.
M. Schmidt, qui possède tant de moyens de résoudre
les difficultés de ce genre, ne donne à ce sujet aui|un
éclaircissement.
Padma Sambhava ou U Maître, comme il était
suirn^mmé , av^it formé le projet de faite faire des
traductions du sanscrit en tibétain , ^, pourtcela, dé
faire apprendre à déjeunes Tibétains la langue sacrée
de THindoustan. Celui de ses élèves qui lui fit le plus
d*honneur , et qu'à des marques particulières de pé-
nétration il prétendait avoir reconnu pour une incar-
nation d'Ananda, se nommait Pagtmr Vaîrotchana;
c'est celui dont le P. Horace a parlé sous le nom de
* Samm. Hist Nachr. II Bd., S. qS.
412 MÉLANGES DHISTOIRE
Pé ro tzhana^, et qui , suivant lui, avait concouru à la
traduction des cent huit volumes du Kaghiour. Sanang
Setsen dit seulement que tous les livres de doctrine et
toutes les formides , sans exception , furent traduits en
tibétain par lui et par ses collaborateurs, dont le chef
(Padma Sambhava) était, comme on Ta vu , du pays
d'Oudyana , et dont le reste était des étrangers venus
de l'Inde , du Nipol ou de la Chine. L*exécution d'une
telle entreprise fit beaucoup d'honneur à Thisrong,
qui fut regardé comme une incarnation de Man-
djous'ri, et qusdifié de roi Tchakravarti du miKea,
faisant tourner mille roues d'or. Il régna vingt-quatre
ans , et entra dans le Nirvana à l'âge de dnquante-sîx
ans, en 8&5,
Le règne de Thisrong est remarquable dans l'his-
toire tibétaine, non-seulement par la ccHistruction
de plusieur3 temples célèbres , par l'arrivée , dans le
Tibet , d'un grand nombre de savants religieux venus
de plusieurs contrées voisines , et enfin , par la traduc-
tion en langue tibétaine du triple corps de doctrine
intitulé en mongol Aîmak Sava ^ ; mais plus encore
par l'institution d'une hiérarchie parmi les prêtres , et
^ Alphah. tih. p. 3o5. Géorgi, par suite de la méprise qui a déjà été
relevée, fait vivre Pérotzana au m* siècle. J'avais, par conjecture , pro-
posé (Rech. tari. tom.I, p. Z22) une rectification de cette chronolo-
gie qui se trouve complètement justifiée par le témoignage des auteurs
mongols.
* Cest ce que les Chinois nomment son isang, ou les trois collections
(proprement contenants, en sanscrit pitaka).
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 413
d'une sorte d'organisation ecclésiastique que le mo-
narque tibétain fonda par des règlements. Ce fait, ex-
trêmement important, résulte du témoignage précis
des auteurs mongols , et a pour époque la première
moitié du ix* siècle de notre ère. Cest au moment
où la religion bouddhique semble le plus solidement
établie dans le Tibet par la traduction des textes sacrés
et la constitution ecclésiastique, quon voit paraître
les premiers signes de division entre les sectes de
cette religion , et l'exemple xles disputes théologiques
est donné par deux Samanéens; l'un, venu de l'Hin-
doustan, se nommait Gamalashila; l'autre, Chinois
de nation, était appelé Khochang Mahâyâna. C'est ainsi
que M. Schmidt désigne ces deux personnages; et,
quoiqu'il rapporte à leur sujet quelques particula-
rités dans .ses notes, il en aurait pu relever d'autres
qui ne sont pas dénuées d'importance. Ganudashila,
ou plus exactement Kamalashila (Beauté de nénufar) ,
est le nom sanscrit d'un personnage plus connu sous
le nom tibétain de Ou rgyan , et sur lequel on trouve
des détails curieux dans un livre qui a échappé aux
savantes recherches de M. Schmidt^. Le nom du se-
cond, Khochang Mahâyâna, est évidemment signifi-
catif, et il aurait pu , pour plus d'une raison , attirer
l'attention du traducteur de Sanang Setsen. Ho chang
est un mot de la langue de Khotan ^, dérivé du sans-
^ Alph. ah. p. 3 33, 34a, 3o3.
* En langue fan, ^«ou po che hia, pour oapâ sïka. Les Chinois tra-
4M . MÉDANGEâ D'HISTOIRE
crit otfpâsikai et introduit dahs le Ghinois oii il dé-
signe en géBéral les prêtres boùddhisfed. McJmyâna
est une expression sanscrite qil'oa devait remarquer
cottune une singularité dans le nom d'un rel^eux de
la Chine, et qui , .d'ailleurs , aiïaitprécédenunent ar-
trêté M.. SchiSEâdt ^ ; elle s applique à la grande doctrihe
un à ia doctrine secrëite^. Or Khochangy ob jâutôt
Hochangi, dont U, est ici queséon, néM (las plus ili-
^miu que Kamakshila : c'éfat lé religieux chinoiB dent
il ast parlé sous ie nom d'ilcbm^ dans les nkémoires
4u Pu Homce de. la Penna^, qui vinfc au Tibet s6i]s
lie pè^he de TMsrong ei.qvti est donné pour le fonda-
teur de la secte des contem^tifs , ou de la doctrine
d^isént ce iùëk par li seng» rohorè naû, Mais "M. Éi Btirnouf in*appreéd
qu« ce mot, qui .désigne les croyants eu Iwuddfaisme, les fidèles, et
spécialement les laïques à Gejian, au Pégou -et ailleurs, signifierait
plus littéralement, d après son étymologie sanscrite, sab-nwûstndor.
Le iiiot Hh chang s^'applîc^àe de préférence aux prêtres. Ce mot n^efet
expliqué dans aucun de ^os \ditftio«àa^eft.'
^ Farschungen, u. s. w. S. a.53. Il^y rend les mots Mahàyàna stnUra,
d'après une traduction mongole , par un soutra de la, grande tradition [eiu
Sâtra dér grossen tJeheriîefemng) ; et il ajoute entre parenthèses le mot
Lékrey sUxVi- d'un point «de doute, -à Je remarque éti Q/èto, dit-9, qne'le
«mot ImditiVm ou doctrinie est pris par mol dans im sem figwc^t car ie
c mot correspondant en mongol , gœlgoun , signifie une héte de, somme on
« niontare, comme un cheval , un chameau, un âne, un éléphant, etc.i
Lé ihot moA'gol gœlgoun et le sanscrit ^âna signifiétit/ dùisYe lanj^ge
des bouddhistes, translation oo révolkticm.. M. Sdhmidt trouvera de quoi
lever ses doutes à cet égard dans le Journal asiatique d'avril i83i
pag. 25g.
' Voyez le Journal des Savants de janvier 1 83 1 , p. 4o.
^ Alphab, ùbet. p. 3o5.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. *15
intérieure,^ appelée en tibétain Rgyond té, tiomme Tin-
dien Ou rfyun. ou Kamalashik .était le focudateur jde
la doetrine populaire^* On va voir (ju'eiàcore ici les
traditions recueillies par le P. Horace sont . d'uccOrd
avec les historiens qua suivis M. Schmidt, et auraient
pu sei-yir à les . expliquer. Selon le Bodhimer, le
roi. rendit im décret pbut que chacun eût à ^e sou-
mettre .au formulaire .qu'il avait réglé ; mais il êariva
que le Ho chang Mahâyâna tint de la Chine au Tir
bet , ce ^ fit que lé éehs de la doctrine, qui avait été
simple jusqué-ià , se partagea on sTan min et T$^ mixu
M. SchmidiE traduit bes deUst nàots tibétains/qui Ue
sont pds connus d*ailleurs , par sanà repos et ^oms temps y
sans naissance K>n mns vie^, en ajoutant au surplus <jfii'ii
ne sàurait,dire ce^ifiion entend par {d^. Rien n*^st main-
tenant plus facile, à reconnaître : il s'agit de deux-docr
triées, de ia doctrine extérieure prêchée jusque-là d^ifis
le Tibei« afipuyée. par Tlndien Kamalashila, et sô^-
t&W^ par les actes de r autorité royale; et de ia doc-
trine .intérieure importée de la Chine par le reUgieux
surnommé Moka yâna, o» dé la grande doctrine. Cette
dernière ne paraît pas avoir eu bes^ucoup de suiccès
dans le Tibet Son introduction y donna naissance à
des dissensions religieuses. Tbisrong fit venir les deux
^ Âlphab. Ubet. pag. 2 23.
» Ihid.
^ « Ohne Ttuhe oder Hast. . . ohne Zeit , Geburt oder Lebcnisperiode. » *
* A Was dafttiît gemeintist, muss ich dahin gestellt seyn lassen. »
416 MELANGES D'HISTOIRE
m
religieulL; il leur rappela les efforts qu'il avait Êits
pour établk le bouddhisme sur des fondonents iné-
branlables, les temj^es qu'il avait bâtis, les panditas
qu'il avait fiiit venir de l'Hindoustan, les ccdlections
qu'il avait Êdt traduire, enfin la constitution cpi'il avait
donnée au d^rgé. «Jusqu'ici,» ajouta-t-il, «il n'y a
« eu , sous le pmnt de vue de la doctrine, qu'un seul
« sentimoit, sur lequel tout le monde était d'accord.
«Depuis l'arrivée du Ho chang chinois, on ne se
«contente plus de ce qui satis£adsait auparavant, et
« il s'élève des différents à ce sujet. Cest pourquoi
aj*ai Êdt venir Ramalashila, qui est habile dans fin-
« tdligence des écritures. Comme deux die& de doc-
«farine ne peuvent subsister l'un à coté de l'autre,
«dans une même rdigion, avec des Oj^ions diffé-
« rentes et des manières de voiir opposées; et comme
« il faut que la volonté du Bouddha sufnrême soit prûe
«du même point de vue et entendue dans un sens
«unique, je vous ai invités à cet entretien, espérant
« bien que cette discussion, qui aura lieu en ma pré-
«sence, sera sans orgueil et sans amotume, et que le
« vaincu cédera la jdace au vainqueur. » Le Ho diang
s'assit ensuite i sa droite et Kamsdashila à sa gauche,
puis la dispute commença. Le Ho chang fîit vaincu ,
avoua sa défaite, prit congé, et s'en retourna en
Chine. Parvenu sur les frontières, il renvoya dans le
Tibet une de ses bottes avec ces mots : « Comme il y
u a encore dans ce pays quelques partisans de mes opi-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 417
« nions , il faut qu'il y reste quelque chose de moi. » Il
est assez probable que Tenvoi d'une marque de sou-
venir si singulièrement choisie avait , dans l'idée du re-
ligieux, un autre sens que celui que lui prête obligeam-
ment l'auteur ; mais enfin tel est le récit du Bodhimer.
£n écartant quelques circonstances insignifiantes, et
en les rapprochant des renseignements conservés par
le P. Horace , il est aisé de connaître qu'au ix* siècle
la croyance dominante au Tibet était la doctrine po-
pulaire ou extérieure appelée doie^; que les samanéens
chinois y voulurent introduire la doctrine ésotérique
nommée Rgyoute ^ ; que cette tentative n'eut pas de
succès, et que les religieux du Tibet, goûtant peu,
sans doute, les hautes abstractions de la métaphysique
samanéenne et les sens symboliques qu'on veut trou-
ver dans les fables, demeurèrent attachés à ce po-
lythéisme extravagant qui prend les traditions my-
thologiques au pied de la lettre, et, par cela même,
convient mieux à un peuple grossier conune les Tibé-
tains. Gela confirme l'opinion des bouddhistes chinois,
qui prétendent que le Ta tching (Mahâyâna) est in-
connu dans les contrées du nord, et qui sont toujours
allés l'étudier dans l'Inde ou à Ceylan^. L'événement
dont parlent les historiens mongols était donc inté-
ressant à étudier, parce qu'il jette du jour sur un
^ Âlphab.iihet. p. 2 23.
» Ibid.
• ■ ^ Foi kottê ki, passim.
27
418 MELANGES D HISTOIRE
point curieux de Tbistoire du samanéisme , siu^ sa di-
vision en sectes et rarigine des différehces qui existait
entre le bouddhisme de làiGhiaae et le lamisiuè du Ti-
bet. Enfin , je terminerai ces observations par ime der-
nière remarque , qui aurait pu être présentée plus tôt,
mais qui nrient naturellement à Toccasion du règne
de Thisrong. Uhabitudé. était prise ^dièft longtemps,
de considérer les religieux arriyés deàpayS: étrangers,
lei^ savants ibéologiens et ies princes eux>naêmes,
coomie de nouvelles incarnations dès saints perscm-
niG^es^ de ^antiquité ou deé dieux. La liiême manière
de voir, dut s appliquer aux dignitaires ecclésiastiques
étai^iilB dians le ix* siècle ; et quand «au xiii% les lamas
suprêmes vinrent à réunir^ au moins pat intervs^kes,
les deux puissances dans leur persoime , on ne fit ,
en les prenant pour des dieux incaitiés, que suivi^e
une direction d'idées à laquelle l'esprit des peuples
était depuis longtemps accoutumé. Il semble jcpie tous
ces faits jetteront , par Id suite, beaucoup de jour dans
lés discussions qui pourront avoir pour objet TorigiiKe
et l'esprit des înstitutiQns lamaîques. .
On< ne dit rien àxi successeur immédiat de XbisriOiag,
ni du fils de ce suceesseur^ si ce n'est qu'il mwu*ut.en
677 et qu'il avait été eomtemporain. du troi des Indes
Dharmabala , et de l'empereur chinois Yî Jtsoung^ de h
dynastie des Thang. Le Bodhimer, cité dans les notes ,
nomme un prince de plus dans le même intervalle de
temps. On trouve ensuite , dans les 4eux Jw.lpFxens , Thi
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 419
tsong te, né en 866, et qui, monté sur le trôiie en
878, fit^ en 889^ une guerfe acharnée aux Chinois, et
tua même , s^iob les Tibétains > l'empereur Tcho tsoung;
maiâ c'était Ho tsongqui régnait en 88^2 ; or il mourut
daas son lit ^ 89.8, et son successeur Tohao tsoung,
dont s^ns doutô l'auteur mongol a voulu parler, ne
comment qu*en 889 uù règne qui dura six ans. Cette
remarque efst utile pour apprécier l'exactitude chrono^
logique des écrivains tartares^ Quoi qu'il en soit^ Thi
tsong te obtint une grande puissance; il a» en consé-
quence > le titre.de deraiet Tchakravarti , et on le re^
garde colnme une incarnation de Vadjra pâoi. Parihi
les nofns qu'oi^ lui donne est celui de Balpa yan , que
le, P. JH[oi:aqe écrit Reha tchcR ^. Ce prince mourut en
90.1 \ il y ^yait .alorâ , selon la remarque de Sanàngi, '
^95 ans que la religion bouddhique avait été, pour la
première fois, introduite dans le Tibet* Avec lui péri»-
rent la puissance et, la gloire des monarques tibétaine,
como^e s'éteiat une lampe dont l'huile est épuisée.
C'est un toteuir mongol qui emploie cette compai^on.
,he f^èrq du précédent lui succéda soUs le nom de
Dharma. On est d'accord sur ce prince ; seulen^nt les
mémoires du P. Horace le font r^ner une première
fois.avant Relva tchen ^t et reprendre après Ibi , de nou-
veau ,. possession du tr<ône. On le considère comme une
incarnatioii du fabuleux éléphant des premiers temps
^ Ibid. p. 3o6.
27.
420 MELANGES D'HISTOIRE
Aradjavartan, ou , comme le disent d'autres , du démon
Schimnous; en punition de ses anciens blasphèmes,
il fut vingt-quatre ans attaché à la religion noire, ou,
comme on le lit dans le Bodhimer, à la religion et
aux usages des contrées noires. M. Schmidt ne donne
suï* ce mot aucune explication ; mais il a pensé ailleurs,
avec beaucoup de vraisemblance, qu'il s'agissait de
la religion des Âbbassides, qui commencèrent en ef-
fet, vers cette époque, à faire des incursions dans le
Tibet ^ Quoiqu'il en soit, ce qui paraît certain, c'est
queDharma persécuta les bouddhistes; les choses en
vinrent au point que le nom même des trois objets de
toute confiance (la triade suprême) était inconnu, et
que les quatre classes du clergé n'existaient plus. Mais
le plus illustre des ancêtres du roi , Srongdsan Gambo ,
repaiiit vêtu d'habits noirs, monté sur un cheval dont
la couleur blanche avait disparu sous une teinte noire ,
et il firappa le coupable Dharma d'une flèche dans le
cœur. Son successeur monta sur le trône en 92 5 et ré-
gna cinquante-trois ans sans religion. Le fils de ce der-
nier régna dix-huit ans, de 977 à 998; et, comme il
était attaché à la loi intérieure, il entreprit de rétablir
le culte et fit bâtir huit nouveaux temples. Il eut deux
fils dont les enfants se partagèrent le Tibet. On ne
nomme plus , de leurs descendants , que quelques-uns
de ceux qui ont rendu des services à la religion boud-
dhique, en construisant des temples, en faisant venir
* Fonckungen, u. s. w. p. 85.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 421
des savants de Vlnde , ou en favorisant les travaux de
traduction qui devaient répandre de plus en plus au
Tibet la connaissance des dogmes samanéens. L'un
des derniers événements de ce genre dont Sanang
fasse mention, est la construction du temple de To-
ling en 1 o 1 Â , et le voyage de Lodsâva Sain Erdeni et
de vingt et une autres personnes dans THindoustan,
d*où ils ramenèrent plusieurs pandits, et rapportèrent
les quatre Tantras du Dharani secret avec d'autres
écrits qui furent traduits en tibétain. En i o5l\ , on tra-
duisit pareillement quelques livres qui n'étaient pas
encore connus au Tibet. C'est le dçrnier fait de l'his-
toire tibétaine que rapporte Sanang, et le Bodhimer
n'ajoute rien de postérieur à cette date. M. Schmidt
assure qu'il a trouvé cités d'autres traités qui paraissent
historiques , conune : la Grande Histoire de Lhasa , les
Dix mille ordonnances des rois du Tibet, les Chro-
niques des monarques du Tibet, ainsi que des petits
princes de ces contrées, composées par de savants et
sages écrivains, et quelques antres. Mais, comme on ne
possède rien de ces ouvrages , nous devons , avec Sa-
nang , passer du Tibet dans la Mongolie , et voir com-
ment les traditions bouddhiques ont servi à suppléer
aux traditions nationales relativement aux antiquités
de la Tartane.
Le quatrième chapitre de l'ouvrage de Sanang Set-
sen s'étend du commencement de l'histoire mongole
jusqu'à la mort de Tchingkis khagan. Le premier soin
4Î2 MÉLANGES D'HISTOIRE
de i'auteur est d*expliquei^, selon les idées slctoeHe-
ment reçfues chez sa nation ^ roiigme'de la race rdjalé,
et de la rattacher à cette li^ée de- princes (fui, par
l'intermédiaire des roisfabuletix de'fHindourtdn', re-
monte jusqu'au premier âge du monder Noos avôste
vu qae le cinquième successeijrr du premier laonttr^e
du Tibet, ayant été tué par un ulmrpatêur, fe plus
jeune de *es fils, nommé J3œpfefcAiri*{Loup bleu), s'était
enfui dans les contrées du nord. On reconnaît iisi ce
Bourte djina^ fondateur de k raeede Tc^kigkis, selon
Âboulgbazi, et dont le règne a été rattaché par tés
MfoDgois à Fancienne tradition tartare sur la 6a|>tmté
dlrgene Koim ^. Lfes émvakis jfiusuhnsma, à ^iiâila^
tkm des généalogies ^ébraicfuesi , ont fait deseeâdi^ ce
personnage deTurk, fils de*«fephet. Les bondi^faôstes^,
à leur tour, ont voulu qu'il fàt issu de Mabâ sMHiimata ,
le premier monarque des bommes. On sent avec
quelle précaution la <^tique doit s^exerc^'«iir i|li€»
histoire qui a subi des ^It^ations si variées , et dotff|
on prétend faire remontep les souvenirs à iptb& de 'jffo
an» au delà du tenâp^ où il^ ont pu commetitte» à êtrq
fkés par l'écriture. On sera doue peu surpraid^ dé^
couvrir, dans ^s génalogies, une contractictioii dont
Fauteur mongol ne s'est pas embarrassé, et qi^e son
traducteur n'a pas relevée. Bœrte tchinô, anCérieué de
' Comparez les tradi^ion^ rapportées par Pallas, Saflunlun^en-:- àber
die MongoUschen VœUcerschaften, t. I, p. 16 et suiv.
* Aboulgbazi, Hià. (jinéffi. èes Tét^rs» p. i43.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 4Î3
viagi-deui générations à Tchirigkis khagdn, a du pré^
céder Tannée de la naissance de ce eonquérant (i 1 6fl)
d'enriron sx cent soixante ans, et, par conséquent,
vivre vers le commencement du v^ siècle; mais, d*un
autre côté, il aVait précédé de dix-sept générations, ou
d'envkon dnq cent dix ans^ Lbatotori, qui régnait €^
3 67; et , pour cela , il faudrait qu'à eût vécu cent soixante
et treize ans avant notre ère. De toute nécessité l'un de
ces calculs est faux, et & le seraient tous deux si Ton
voulait, avec M. Scbmidt^ en admettre un troisième ^
qoif ne vanit peut-être pas mieux , et d après lequel
Bœrle tchino, suivant à la septième génération Segher
Sandalitou, qu'on fait vivre trois cent treize ans avant
J. C^ viendrait se placer cent quatre-vingts ans après ,
OH-, comme le préfère M. Schmidt, vers Tan 7 3 de
notre ère. On voit qu'il existe une différence de cinq
cent soixante et quinze ans entre les deux époques
esctrêmes où ces diverses lignes de descendance repor-
teraient le même personnage , et que , jusqu'au mo^
ment où des matériaux mieiix élaborés nous pennet^
tybnt de découvrir de quel côté est Terreur, il m'y aura
pas grand fond à faire sur ces prétendues généalogies.
La géographie de Sanang n'est guère plus savsmie
que sa chronologie , et, par malheur, M. Schmidt ne
s'est point occupé d'y suppléer dans ses éclaircissements.
Dans une histoire qui s'étend à tant de peuples et du-
rant un si grand nombre de siècles, un très-petit
^ Forschungen im Gehiete,.. derMongolen und TibeUr, p. 33.
424 MELANGES DHISTOIBE
nombre de dénominations géographiques sont citées,
sans aucune espèce d'indication qui permette d*en
retrouver remplacement; et le silence du traducteur
nous laisse dans la même incertitude à T^rd de tous
les lieux qui ne sont pas parfaitement connus d'ail-
leurs ; de sorte quon ne sait , le plus souvent , où pla-
cer le théâtre des événements racontés par Sanang
Setsen. Selon son récit, Bœrte tchinô s'était d'abord
enfui dans le pays de Gongbo (au S. £. de Lhasa);
mais Y ne se fiant pas aux habitants de cette contrée,
il s'embarqua sur le lac Tengkis, et, faisant route vers
les régions de rorienty il atteignit les limites du fleuve
Baïkal, dans les montagnes Bourkhan Khaldouna. Il
semble que les historiens mongols ne s'arrêtent pas
plus à la distance des lieux qu'à la différence des épo-
ques. Ce passage important, sur lequel repose l'hypo-
thèse de l'origine indienne des princes mongols , est
sujet à de graves difficultés. On y a d'abord opposé
une première objection , c'est que le texte fait mar-
cher Bœrte tchinô vers l'orient, et que son interprète
traduit ver^ le nord^ : M. Schmidt répond que les
Mongols sont dans l'usage de faire varier les noms
des quatre points cardinaux, selon qu'ils se trouvent
eux-mêmes placés; qu'ils disent le midi pour l'orient,
l'orient pour le nord, etc. parce qu'à proprement
parler, les mots orient, midi, signifient, pour eux, h
gauche, la droite; qu'en particulier les Mongols qaine
* Voyez Journal asicd. t. II, p. 207.
ET DE UTTERATURE ORIENTALES. 425
sont pas boaddhistesy appellent le nord gauche, tan-
dis que ceux qui ont embrassé la religion samanéenne
se tournent du coté de Tlnde , qui est la terre classique»
et donnent le nom de gauche au côté de Torient ^
Un tel usage , s il était général, serait de nature à jeter
beaucoup de confusion dans les expositions géogra»
phiques. D'ailleurs la solution proposée ne s*applique
précisément pas à Sanang Setsen, ^aî était bouddhiste ^
et qui, en disant la gauche, ne pourrait entendre que
Torient et non pas le nord. Une autre explication qu*on
pourrait admettre, c'est que l'écrivain mongol a parlé
de choses qu'il savait mal, et de lieux dont il igno-
rait la position relative ; car toute la difficulté consiste
en ce que Sanang veut faire venir Bœrtetchinô du
Tibet; elle disparaît si Ton suppose que son point de
départ, en se dirigeant vers le Baïkal, était à l'ouest
de ce lac, et non pas au sud ; de sorte qu'il aurait dû
faire eflfectivement route vers l'orient Or, chacun peut
placer où il veut le lac de Tingkis. M. Schmidt avoue
que tout grand lac ou toute mer intérieure s'appelle
Tingkis; mais comme son auteur fait partir Bœrte
tchinô du Tibet , il ne croit pas qu'il puisse être ques-
tion d'autre chose que du Kœke noor. Cependant Ting-
kis est un nom turc, qui n'a guère pu être donné à ce
lac par des Mongols, et M. Schmidt croit qu'il n'y a
jamais eu de Turcs aux environs de Kœke noor. D'ail-
leurs ce dernier lac est nommé bien des fois dans le
^ Jomnud asiatuiae, 1. 111, p. 1 1 3< — Fonchungen, o. «, w. p. 67.
/
426 MÉLANGES D'HISTOiaE
•
récit même de Sanang, et jamais il ne Taf^peUe don
autre nom; que celui de Kœke noar ^« H vaudrait «donc
mieux en revenir àd'aqciemK tradition ; car sî le fon-
dateur^ quelqu*ii soit, de ki famille de Tchingkis était
veDude cpielqi^uin des Ijbes de la Tartane oceideatale,
il serait tout simple ile le &ire voyager nets Korient
ju^qu'aju Baikal. J^ restê> même en admettaift'<le
voyagé tel quie le raconte San wigSetacni flrrestetai^
bien d'autres lacs que Bcertetcfabuio eût pttDcncCMKlref
pour se rendrf des fioontièrés de 17nde anfiMid ife la
Tafflarie ; jet si le hasard ie conduisit par te paya d^
Kœke noor, on ne voit pas pourquoi il s>èmbanpfltii sior
ce iae^au lieu de passera: coté; Unaifois embairqilé, il
navigue jùsqu au lac Baïkal, sanâ qu^^aoitfait meoAion
de pliisjde quatre cents lieues detearre; çii) sé^tare^tlles
deuxlacs/Un tel voyage, et eckiâéqûénim^iili unetelfe
origine, laissent un peu trop d'încertiffciide.^l^e qu'un
honimie parti des lùrontiàres de Tlnde a itram^sé fe
Kœke noor pour aller sut le Baikal , c est à peu près
eonune si Ton racontait qu un voyageur, parti de Bel-
gique, s'est embarqué sur le lae de Geoève pour des-
cenidre i CensA^ntinpple^
Sur les bords du Ba3&al, Bœrtetd^ô trouva ^m
peuple uanuné Be^e ou Biia. On doit à M. Scjbmîdt
la première mention de ce mom , à peu près ia/s^m^
dfaiileurs^, et qu'il regarde comnie étant la déHQmji-
* l^ag. 193, 227, 359, 372,373.
' àfiaes de l'Or. t. VI, p. 33t8.— ' Forashun§eii ^ u. s. w. p. 5^ — On
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 427
nation ancienhié de la hatibn tnongole. Les Bidas
n'ayant point de théfs s enipressèrtlit dé se fifenmettre
au nouveau verni , et le Méconnurent pour it)i. De lui
Mquît une séiie de onze priaeiees, qili s'accorde , pour
le nombre , avec céliè que rapporte Âboulgbazi ; maSs
le^ noms soni différents, et sàiis doute bien mfoins al-
térés chea récrivain mongol. Le denrier de ces priftcés
est celilii dont H veuVe, la célèbre Aloungjgoa, coit-
çiirt miitiouleusèinent, et donna naissance èl trois filff.
Le plus jeiinei Boimdantchair, est le chef d'une tibu-
tèfle série "de princes, au nombre de neuf, jusqu'à
Yesougeî, pète deTenqudjîn; mais, à partir d'Aiouhg
goa, il ^è^e assez d'accord entre les traditions môa-
goies conservées par les musulhians et les CMliois K
CesITaussi depuis ce moment que , l'histoif e mongole
étant plus généralement connue, nous sommes di^
pen^é de suivre pas à pas Saqàng Setsen. Il sùffiiia
de présenter quelques remarques détachées sur plu-
sieurs points de son récit qui ofirertt plus d'intérêt et
d-iûiportance. '
NôUp dirons plus tard un mot des graves anadiro-
niéiifies qiiè l'auteur a ccAnmis daitfs la partie de l'his-
toire de s» nation qui devait lui être le plus femiiière,
celle qui se rapporte k Tichîngtis khagan et h ses pi'e-
coDJecture maintenimt avec quelque vraisemblance que Bida ponitah
éitxe la ti|9Ds«ii|^ofi duviot diinois Pe tlrkarbares ia noté.
' Comparez Âhodghazi, éd de Casan , p. 32 et. suiy. — HisU ^ënéoL
p. i44. — Hisi.des Huns, t. I, p. 274. — «Sou houng kian lou, liv. I,
p. 1 . — Hist des Mongols, dans la Ghrestomathie mandchou, p. 127.
428 MÉLANGES DHISTOIRË
miers successeurs. Ces erreurs ont déjà été signalées \
et M. Schmidt n'a pas cherché à les justifier ; il en recti-
fie même plusieurs dans ses notes , en recourant à celles
des traductions d'ouvrages des auteurs musulmans
ou chinois dont il a eu connaissance. H aurait &cile-
ment rendu ses additions plus considérables encore ,
s'il eût pu consulter lui-même Raschid Eddin et Cbao
youan ping. H eut d'ailleurs acquit , par la comparai-
son de matériaux pris en des lieux si différents, des
notions encore plus exactes de l'état des peuples de
l'Asie avant le xiii' siècle, et le moyen de se former
des idées plus justes et plus précises que celles que
peut procurer l'étude d'un seul écrivain appartenant
à la nation la plus moderne et la moins instruite de
l'Asie orientale. Mais ces observations ne diminuent
en rien la juste confiance qu'on lui doit pour tout ce
qui est relatif à l'interprétation des écrivains mongols,
et aux événements dont ceux-ci ont pu avoir con-
naissance directement. Elles s'appliquent exclusive-
ment à des faits pour lesquels l'autorité de Sanang
Setsen est à peu près nulle, et que nous indiquerons
très-rapidement comme étant loin de mériter la pre-
mière place parmi ceux qui abondent dans le bel et
intéressant ouvrage de M. Schmidt. Nous sommes d'au-
tant moins obligé de nous y arrêter, que les passages
qui s'y rapportent ne sont, pour la plupart, que des
répétitions légèrement amplifiées de ce que l'auteur
* Journal asiat t. II, p. 193.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 429
a déjà avancé dans un autre ouvrage dont on a lu une
docte analyse dans le Journal asiatique, il y a quelques
années ^ On connaît en particulier, par cet extrait, le
système dont M. Schmidt est l'inventeur, et qui consiste
à donner des applications toutes nouvelles aux dénomi-
nations des peuples les plus connus de T Asie intérieure,
les Tangutains, les Ouïgours , les Thou hioueï, les Hioung
non, et à remplacer par des suppositions arbitraires les
traditions les mieux établies sur Torigine et les diverses
modifications des écritures tartares. Ce système que,
suivant Texpression de M. Hamaker ^, on ne fera goû-
ter à aucun homme instruit, nemini eruditorum, est
de ceux qu'il convient de laisser tomber sans réfuta-
tion. Malheureusement U se présentait, dans les notes
sur le texte de Sanang, plusieurs occasions d'y reve-
nir, et l'auteur s'est empressé de les saisir. Nous n'en-
trerons pas ici dans une discussion qui deviendrait fa-
tigante pour nos lecteurs ; il suffira de remarquer que
l'ingénieux échafaudage de M. Schmidt repose uni-
quement sur un passage , un seul passage d'un petit
ouvrage mongol sur l'origine de l'écriture; c'est celui-
ci: «Quant au peuple ouîgour, on appelait dans ce
(( temps-là Ouîgour, le peuple du Tanggut^. » Pour que
l'auteur de cet opuscule ait raison , il faut que tous les
auteurs chinois, syriens et persans , les musulmans et les
^ Année 1825, cahiers d'octobre, novembre et décembre.
' Bibliotheca crUica nova, t. I, iSaS, p. 189.
' Forschangen, u. s. w. p. 1 28.
430 MÉLANGES D'HISTOIRE
chrétiens, Les voyageurs et les missionnaires, les écri-
vains anciens et modernes, deipeurent convaincus d*i~
gnomnce, d'entêtement ou de mauvaise foi. La véri-
table explication de cette ligne mongole, qui ne sau-
rait , comme le pense Mk Schmidt , renverser tout Té-
difiçe de Tbistoire des Tartares,, a été donnée par
M. Kiaproth\ et adoptée par Iq célèbre cnticpite qui
a rendu compte de la contestation survenue entre ce
savant et M. Schmidt^; elle epA^ste, à dire que des
Ou'igoursi venus du nord, babitaiei^t au xuf siècle
dans le Tangut; de sorte que , comme le dit ^a^teur
mongol, dans ce temps-là^ la population du Tangut
était formée d^Ouïgours. C'est une siipposition si, na-
turdlç et si simple ^ qu'il n'est pas d'esprit bien &it,
poiuTU qu'il ne soit pas prévenu par un systèyçne, qui
ne s'empresse de l'adopter, parce qu'elle est la seule
qui s'accorde avec tout ce que nous savons des an-
nales des nations tartares. On peut dire qu'il n'y a rien
d'historique hors àp cette interpréts^tion^
La présence des Syriens dans l'Asie orientale , l'in-
troduetion du christianisme chez plusieurs nations
tartares, les vestiges qu'en ont recueillis les historiens,
les voyageurs et les missionnaii^es , sont ai^tantde faits
qui mili^tent avec force contre les hypothèses et les
innovations de M. Schpoidt. Il les repousse donc,
soit avec des témoignages négatifs et toujours mon-
^ Beleuchiuny und iViderlegun^ der Forschan^en dts H^ Sf^hmidi»p» 61 .
* Journal des Savants, de novembre i83Ô,p. 677.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 431
gols , soit par de simples dénégations que n'appuie aur
cune autoriljè. C'est ainsi qu'il repousse rauthenti-
dté de rinscriptiDn de Si 'an fou, et celle d'un màr
nuscrit nestorien , calqué ii la Chiné , qu'avait cité M. de
Sacy ^. Contre la première , i se borne à renouveler
l'ancieBile suppositond'uneymnd[(; pégase, sans répondre
h l'bbjection qui avait été faite ,. qu'une telle fraode
eut exposé ses auteurs à de grands dangers, et ne pou-
vait leur être bonne k rien^. Contre l'existence du
manuscrit de M. de Sacy, sa préocupation le conduit
à demander quand il a été imprimé, wam ist dièses
fVerk geiracht^ ? Une recherche qui eût été-plus droit
à son but, «'était de discuter les passages des auteurs
syriens, qu'il s'est contenté de taxer aussi d'infidélité
quand ils parlent dés évéques kéraits, oiiîgours, ete;
les faits, relatifs aux missions dé Jean de M ènteooiv
virio, d'André de Pérouse et de Nicolas^ et surtout les
témoignages de3 écrivains musulmans au suj€t des prin-
cesses tartares qui avaient embrassé ie christianisme,
ce qui ne saurait aisément être attribué â une fraude
pieuse. L'objet que se propose en définitive M.Schmidt,
est d'établir que , puisque les Syriens n'ont pas péné-
tré dans l'orient de l'Asie » ce ne sont pas eux qui y
ont porté l'alphabet que les Mongols adoptèrent en
itli'j\ que cet alphabet n'a pas, aven les écritures sy-
^ Journal des Savants , de novembre 18 35, p. 670.
^ Mélangés asiat 1. 1, p. 53.
3 Pag. 384.
ft32 MELANGES D*HISTOIRE
fiaques, la ressemblance que tout le monde a cru y
voir ; qu'il a été formé de toutes pièces par un savant
tibétain venu de Tlnde pour se mettre au service de
<jrodan,et nommé Saskya Pandita, lequel est reconnu
pour avoir été lapôlre du bouddhisme parmi les
Mongols ; et que toutefois , si récriture ainsi fabriquée
oflFe pomtant quelque analogie avec les alphabets
d'origine occidentale, c est du zend ou du pehlvi qu'il
faut la rapprocher plutôt que du syriaque, ce qufdoit
provenir, ou de ce que les idées qui servent de base
à la religion de Zoroastre ont été répandues dans
toute l'Asie, ou plutôt de ce que Saskya Pandita
prit pour modèle l'écriture zend ou pehlvi, dont il
avait eu connaissance pendant un séjour de plusieurs
années qu'A avait fait dans l'Hindoustan ^. Rien de
tout cela n'est établi sur un témoignage quelconque,
ou même soutenu d'une apparence de probabilité ;
mais on sait que l'esprit de système, toujours scru-
pideux sur les preuves quand il est question d'ad-
mettre des idées reçues, se montre au contraire facile
à contenter lorsqu'il s'agit d'introduire des opinions
nouvelles.
Nous n'avons pu nous dispenser de dire un mot de
ces hypothèses; mais nous revenons avec plaisir à
des sujets plus dignes de fixer l'attention des lecteurs,
parce qu'ils sont plus du ressort de la critique. Le
cinquième chapitre de Sanang reprend l'histoire des
* Forsckungen , u. s. w. p. i44.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 433
princes mongols à la mort de Tchingkis , et les con-
diiit jusqu'à l'expulsion des Youan ou Mongols de la
Chine. Averti par les observations dont les dates des
événements du règne de Tchingkis étaient devenues
l'objet , le traducteur a assujetti les dates des règnes
suivants à un contrôle, en les comparant à celles que
donnent les historiens de la Chine, et dont l'autorité
ne peut être contestée. On sait que Sanang place la
conquête de la Corée vingt-sept ans trop tôt ; la bataille
contre le sultan de Boukharie, en 1 195, au lieu de
1 2 1 8 ; la mort de Djelaleddin , en 1 1 98 , au lieu de
ia3i; la soumission des Naimans en 11200, au lieu
de 1 206; l'inauguration de Tchingkis khagan en 1 1 89,
au lieu de 1206^ Une trêve de dix-neuf ans, tout à
fait imaginaire, est indiquée entre 1208 et 1226.
L'historien mongol se trompe encore en faisant mou-
rir Ougetaï en i233, au lieu de i24i, et Gouyoïik
en iiî33, au Heu de 1 2 48. Il place entre Gouyouk et
Mœngge un prince nommé Godan , qui n'a pas régné,
mais dont la mémoire est chère aux bouddhistes ,
parce qu'il concourut à la conversion des Mongols,
et dont les trois ans de règne sont pris sur celui de
Gouyouk, qu'on fait régner six mois , au lieu de trois
ans. Khoubilai, chez Sanang, meurt en 1296, deux
ans après l'époque où les historiens placent la fin de
son règne. Il y a encore , dans la série des dix empe-
reurs de la dynastie Youan, quelques légères diffé-
^ Journal asiatique, t. II, p. igS.
•i8
434 MELANGES DHISTOIRE
Tences qu^on ne rémarquerait pa$ s'il s'agissait d'une
histoire moins connue; mais toutes ces discordances
doivent être comptées dans l'appréciation de la véra-
cité et de Fexactitude du nouvel historien.
Un autre genre d'anaôhronisme qu'il ne faut pas
non plus perdre de vue, c'est que, malgré la tradition
fotmelle qui place au règne prétendu de Godan ou
sous Gouyouk, en 1 2 67, la conversion des'Mongols au
bouddhisme par Saskya Pandita , le règne de Tching-
kis est, dès l'an 1 192, rempli d'allusions bouddhi-
ques, que l'on peut considérer comme autant d'in-
terpdiations postérieures, introduites dans le texte
primitif des chroniques* Le nom du dieu Khortnousda
ou Indra parait à l'occasion d'un prodige qui mit le
[i^ince des Tartares en possession d'un sceau de jaspe.
Lui-même parle des ordres de ce dieu, son père, en
vertu desquels il a soumis les douze grands rois de la
ten^e à sa domination. La conquête du Taûgut est
racontée avec des circonstances fabideuses qui, bien
qu'elles ne soient, dails le senà même de l'auteur,
qii'une suite d'hyperboles oratoires, n'en sont pas
moini étrangères à l'époque à laquelle on les rapporte.
Le roi du Tangut se change en lion, et Tdiingkis
preÀd la forme du Phénix indien ( Garonday^ lé pre-
mier revêt le corps d'un enfetnt, et le second devient
le roi des dieux, KhormoUsda. Or tout le mcmde sait
que le conquérant tartare i s'il avait une religion , n'en
professait pas d'autre que l'ancien culte des esprits
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 456
et du ciel, et que les noms des dieux de flnde sont
demeurés inconnuB à sa nation plus de vingt aûs
encore après sa mort.
Sur onae règnes dont se compose Thistoire de la
dynastie Youan, il en est neuf au sujet desquels Sa-
nang n'entre dans aucun détail ; il se borne à faire
connaître le nom du prince , son âge , Tépoque de sa
naissance, de son avènement et de sa mort. Le règne
mémorable de Kboubilaî occupe trois pi^es ; mais il ne
fiait pas y chercher des renseignem^ts nouveaux sur
cette époque où la grandeur mongole était k son apô^
gée« où fÂsie presque entitee reconnaissait Tautorité
du aouveraiu de Khân balikh, et où des rapports nou-
veaux ou plus étendus que jamais s étaient établis entre
àts peujdes jusque-là presque inconnus les uns aux
autres. L'étemelle répétition des idées bouddhiques^
conçues dans le cercle le plus étroit \ la cousécratiou
donnée à l'empereur par un lama , neveu du céièbré
Sà^kyA Pandita, et célèbre lui-même sous le nom de
Pags pa» et les titres honorables accordés en retcmr
à celui-ci; un entretien languissant à ce sujet entre
Kboubiliû et l'impératrice sa femme : voilà tout ce que
Sanang a trouvé à recueiUir sur le fondateur de la dy-
nastie des Youan. Il lui donne néanmoins le titre de
Tchakmvattif qu'Assurément aucun des monarques qui
l'ont porté n'avait aussi bien mérité que lui par l'im-
mensité de sa puissance. Mais le peu de faits qu'il rap«
porte ne justifient guère cette pompeuse dénominii-
28.
436 MÉLANGES D'HISTOIRE
tion. n semblerait, à en croire les historiens mongols,
que les princes de leur nation n'ont jamais eu de plus
dignes occupations que de faire venir des images ou
des reliques de Tlnde , d'inaugurer des lamas , et de
recevoir d'eux une puissance surnaturelle [riddi khour
bilgan). Les récits des auteurs chinois sont plus subs-
tantiels et plus conformes à la vérité historique. Rien
n'y est plus opposé que la manière dont Sanang ra-
conte les événements qui amenèrent la chute de To-
gon temour et l'expulsion des Mongols de la Chine. Si
l'on s'en rapportait à lui, le fondateur des Ming aurait
été désigné, dès son enfance, comme devant un jour,
renverser la puissance tartare. Le Khagan l'aurait épar*^
gné contre l'avis de son conseil , et nommé même plus
tard au commandement des provinces orientales de
son empire. Ce serait .dans l'exercice de. ces fonctions
queTchouyouan Tchang, que Sanang nomme Djcege,
aurait trouvé l'occasion et les moyens de fomenter
la révolte qui devait le faire monter lui-même sur. le
trône. Plusieurs songes expliqués par des lamas con-
tribuent encore à donner à ces événements une cou-
leur romanesque qui ne répond nullement au, carac-
tère de cette grande révolution, dans laquelle une qa-.
tion secoua, sous un prince faible, le joug que. lui
avaient imposé les dévastateurs ae l'Asie. Le traduc-
teur de Sanang convient, que si nous n'avions, pom*
toute cette portion de l'histoire , le secours des écri-?
vains chinois, nous serions condanmés; à l'^nprer
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 437
entièrement. Ils peuvent, en effet, en ce qui touche
à celle des dynasties tartares qui s étaient établies
chez eux, suppléer abondamment à Tinsuffisance et à
f inexactitude des récits de Sanang; mais on peut en
tirer une conséquence fâcheuse : c'est que, là où les
récits de Sanang ne sont pas accompagnés d'un aussi
bon correctif, ils nous laissent dans l'ignorance et l'in-
certitude où nous serions à l'égard des Mongols de la
Chine , si nous étions réduits à son seul secours , et
privés de tout moyen de contrôler son témoignage.
Dans les cinq derniers chapitrés de l'histoire mon-
gole, l'auteur arrive à des temps plus rapprochés de
celui où il écrivait, et il se borne à parier des événe-
ments dont le théâtre est le pays même où il a vécu, la
Tartarie moyenne. Le sixième, qui renferme le récit
de ce qui s'est passé depuis la cessation du règne des
Youan jusqu'au milieu du xv* siècle, s'ouvre par un
morceau dans lequel Sanang a déployé toute son élo-
quence pour peindre les regrets de l'empereur fugitif,
et son indignation contre l'ingratitude prétendue du
perfide Djœge. Le prince , rentré dans la contrée
d'où ses ancêtres étaient sortis moins de deux siècles
auparavant, bâtit sur les bords du Kéroulen une ville
nommée Bars khotan. Il mourut en 1870, et eut,
dans l'espace de vingt-deux ans, trois successeurs,
dont on ne rapporte que les noms. Le quatrième ,
qui commença à régner en i3g3, augmenta, par sa
mauvaise conduite, les désordres qui, depuis l'expul-
4S8 MÉLANGES D HISTOIRE
sion des Mongols de la Chine et leur retour en Tar-
tane, régnaient entre leurs différents princes. Il périt
dans une querelle qu'il avait suscitée à Tun d'eux, et
sa mort fut suivie d'une anarchie au milieu dé laquelle
on compte encore quelques princes revêtus du titre
de khagan , qqoiqu'ils fussepit loin d'exercer une sou-
veraineté recoqnue parmi les Tartares. C'est à cette
époque qu'on peut placer la destruction com^rfète de
la dynastie principale des Mongols, dont les prîfiees
furent ^lumis pour un temps à la domination des eota-^
verains deS Oîrad (Œl^t). M. Schmidt suppose qu'à
partir de la fin du xiv* sîède , les relati(ms chinoises
deviennent, en ce qui concerne les Mongols, âe plus
en plus rares et incertaines. C'est ce qu'il n^est pas per-
mis de décider d'après les traductions. « Je n'ai , » dit-il
quelquefois , a rien vu à oe siget dans les relations chl-
« noises; je n'ai trouvé tel prince nommé nulle part
« dans les auteurs chinois. » Mais il ne pafrait pas qu'il
ait dépouiUé ou &it dépiMuller ceux de ces auteuns
qui n'ont pas été traduits. La élection que nous avons
déjÀ dtée pour l'histoire tibétaine contiâit seule deuK
Hvres et demi , et cent neuf articles , sur les Mongols
et les OSrad, pour. le temps qui s'est écoulé entre
i4o3 et 1672. Si donc M. Schmidt eût pu consulter
les originaux , il y aurait recueilli des points de com-
paraison qui ne sont pas à dédaigner jau milieu de la
concision qui jrègne dans cette partie de Tbistoire
mcmgole. Nous n'entreprendrons pas ici une discus-
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 439
sion qui deuiandei*ait plusieurs mémoires, et nous
abr^erons même une analyse qui , pour ne pas être
embrouillée , devrait finir par devenir trop étendue,
et qui ne pourrait ofTrii* qu une longue liste de noms
propres, que ne viendrait animer le récit d*aueun
événement de quelque importance. Un tableau généa-
logique donnerait un aperçu plus exact de la deseen-»
danee et de la succession de tous ces princes. On
regrette de ne pas trouver des tableaux de cette es-
pèce dans l'ouvrage de M. Schmidt. L*absence d*un
tel secours rend très-difficile à suivre toute la dernière
partie du sixième chapitre de Sanang et le septième
chapitre entier, qui sont exclusivement remplis de
ces détails arides; le peu de soin de l'auteur à mar*
quer les lieux des événements expose à confondre à
chaque instant les uns avec les autres tous ces princes
dont on ne connaît pas Thabitation, tous ces petits
états dont on ignore l'étendue et la situation respec-
tive. On ne sait le plus souvent où l'on est, ni de
quelle tribu il est question. Par malheur, le traduc-
teur n'a pas trouvé dans ses lectures le moyen d'é-
claircir la partie géographique du texte , et le petit
nombre de notes qu'il a réunies dans cette intention
tombe sur quelques points déjà connus, et ne dissipe
nullement l'obscurité qui couvre tous les autres.
Le huitième chapitre reprend l'histoire depuis l'an
i5i2, et la continue jusqu'en 1676, où le boud-
dhisme, que l'anarchie mongole avait comme étouflé
440 MELANGES D HISTOIRE
dans les contrées du nord , commença à renaître par
les soins d'j^tan khagan, après quil eut battu les
Oïrad et repris Karakoroum. Ce prince était âgé de
soixante-sept ans, lorsque, en iSyS, il fit une expédi-
tion contre le Khara Tibet , soumit les deux divisions
inférieure et supérieure des Schira Ouïgours , et fit
prisonniers les trois princes de la division inférieure.
Il emmena aussi Arik lama et un autre dignitaire tibé-
tain, avec un grand nombre de leurs compatriotes.
Le lama apprit au khagan à connaître le malheur des
vicissitudes perpétuelles de la naissance dans les trois
natures imparfaites, ainsi que le bonheur suprême
de la délivrance et de Tentrée dans TAganishta. Aiors
le prince sentit naître quelque piété dans son cœur,
et il commença à réciter la prière des six syllabes ^.
Son neveu, Khoutouktaï Setsen Kboimg taîdji, fit une
nouvelle expédition dans le Tibet, et y trouva ïocca-
sion de se lier avec quelques-uns des principaux la-
mas* Il y a dans le récit de ces. expéditions contre
diverses tribus mongoles et o'irad des circonstances
qui se rapportent avec celles que Pallas a recueillies
au sujet de l'histoire des Calmuques ^; et , malgré la
discordance de quelques parties , M. Schmidt est porté
à croire que les deux narrations doivent avoir eu un
fond commun. Sanang, parlant de Tun des chefs que
Setsen Khoung taîdji avait mis en fuite, dit que sa
* Voyez ci-dessus, pag. 4o3.
'' Sammhingen , u. s. w. Bd. I, S. 87 ff.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 441
troupe erra pendant trois mois , et que ceux qui la
composaient furent réduits, pour prolonger leur vie,
à manger une sorte de pierre nommée barkilda.
M. Schmidt dit qu'il ignore ce que cest que cette
pierre ; mais il remarque qu'il y a dans les plaines de
TAmérique du Sud une sorte de terre que les habi-
tants prennent souvent conune noiuriture. H n'est
point invraisemblable, ajoute-t-il, que la même es-
pèce de terre comestible se trouve également dans
les steppes asiatiques , puisque le platine , qu'on avait
jusqu'ici cru particulier à l'Amérique méridionale, ne
se trouve pas en moins grande quantité dans les monts
Ourals. M. Schmidt n'eût peut-être pas proposé cet
aperçu géologique s'il eût su qu'il existe des géophages
dans toutes les parties du monde ; que f introduction
de la terre dans l'estomac n'a pas pour objet de sus-
tenter l'individu, mais de le garantir des atteintes de
la faim ; qu'il n'y a pas d'espèce particulière de terre
qui ait des propriétés nutritives; et qu'on mange in-
difiéremment, suivant les lieux, des ^aise$ grasses et
onctueuses, du tuf, de la terre oUaire friable, des
lithomarges, etc. de sorte qu'il n'y a absolument rien
à conclure sur la nature des terrains d'Asie et d'Amé-
rique, de ce qu'on y trouve également de l'argile
comestible.
Les rapports que Setsen Khoung taïdji avait eus
avec les lamas ne tardèrent pas à produii^e leurs fruits ,
comme on le voit dans le neuvième chapitre. En
442 MÉLANGES DlBLISTOIRE
1 676, ce priûde proposa à son onde, à Vioriitation de
ce qu*aTait &it leur aïeul Khoubilaï pour le KJiou-
touktûu Pags pa, d'mvit^ le très-éclsdré Bogda (su-
prême) Sodnam rgyâmtso Khoatouktou (le dalai lama),
lequel n était autre que le bodhisattwa Rhongchim en
propre personne ^ & venir s établir daiis lei^ pays.
Altan khagan goûta cette idée , et envoya une ^ntibas-
sade au dalaî lania. M. Schmidt fait , à cette occasion ,
la remarque suivante : (dl est clair, d'après ce pas-
« sage , que le dalaî lama passe pour ime éniaâation
iid'Avalokita Isvara qu Khorufschim BoikUoUwa ^. » Ce-
pendant, quatre pages plus l^n, un personsage,
dont Saiiang rapporte le discoiuns , dit , en parlant du
même dalaî lama, ces propres mots i a ^ prévient que
« le mouvenÉent de la roue des téiÉlps nous montre
(tau milieu de sa splendeur Shâkya mouni dans la
« personne du Bogda lama , et le seigneur de la terre,
aKhormousda, daiis la personae du trè^- puissant
(( khagan , etc. ^. » M. Schmidt n^ayant mis auoune note
i ce second passage , on est embarrassé d*expliqu^
comment le même lama peut être regardé comme
^ « Der machtvgllkommone SohaaeDde uod grosse Erhano^ Chong-
« $chim Bodhissatwa in eigener Person. »
* «Aus dieser Stelle ertiellet deutiich, das der Dalaiiama fôr âne
« Ëmanation des Avalokita Iswara oder Chongschim Bodhisaiwa g^ialten
«wird.»
^ «Nun von diesem Tage an, an welchem der veranderte Umsch- ,
«wung des Rades der Zeiten uns im Licht^anie Sâkjaipuni in der
t Person des Bogda Lama , u. 5. w, «
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 445
étant à la fois rincarnation du bodhisattwa Avàloki-
tesVara et du bouddha Shâkya mouni. Il faut peut-
être chercher affleurs que dans les livres mongols la
def de cette contradiction.
Quoi qu'il en soit, le dala! lama considémi qu*ii
pestait encore chet lef Mongols quelque chose de leur
ancienne foi ^; ce qui, pour le dire en passant, fait
voir que le bouddhisme n avait pas été aussi complè-
tement déraciné parmi les Tartares que semble l'avoir
supposé M. Schmidt; le lama, dis-je, consentit k se
rendre auprès d'^ux. Ce voyage , indiqué dans d'au-
tres récits ^, est ici raconté beaucoup plus en détail.
Dès que la résolution du saint personnage fut connue »
cm construisit un temple dans une coiitrée voisine du
Kœke noor, et nommée Tsabtchiyal, et, en iSy^, on
alla recevoir le lama avec de grandes démonstrations
de respect. Son voyage lut acc<xnpagn4 de circons-
tances merveilleuses, que fauteur raconte avec la
même asiGRurance que s'il s'agissait d'un événement de
la plus haute antiquité. Chacun de ces prod%es, selon
lui , servit efficacement à affermir la fm dans tous lès
cœurs. Quand le iamt fut arrivé sur le Fleuve tronge
(Oalagan mœran), il envoya par Pantcha MàhAkàla^
Texécuteur de ses ordres , des présents et la promesse
^ ^WeilJbei deiiMoDglu)! noçh Uheri)lei))^ des frûherQ rrfigiîtoen
« Vertrauens vorhanden sind, a. s. to. »
^ FiaUat, Samml$ng, ». «. v^. Bd. H, S. 4 ai. — Taï Ihêingyi thoantf
dà , extrait par M. Klaproth , MagaÙM aèiat, t. If , p. s 1 3.
444 MÉLANGES D'HISTOIRE
de prendre sous sa protection la religion, et de se
saisir de tous les mauvais génies et dragons qui pour-
raient se trouver dans la terre dès Mongols. C'est de
cette manière que traduit M. Schmidt. Mais Pantcha
Màhdkâla ne saurait être le nom d'im homme, et ce
n'est pas non plus un homme qui put être chargé de
la commission dont on parle ici. Pantcha signifié en
sanscrit cinq, et Mahâkâla, qui n'est point expliqué
dans cet endroit, l'est dans un autre passage où il est
question de huit Mayâkâla. M. Schmidt avertit que la
mission de ces divinités est de protéger la religion de
Bouddha, et il ajoute que leur nom veut dire les
grands noirs. Cette dernière assertion doit être inexacte.
Le mot kâla signifie efiectivement noir en sanscrit;
mais c'est kala qu'on doit lire , et ce terme , signifiant
proprement partie, s'applique aux facultés de l'être
tout-puissanl^ individualisées et conçues dans une
existence distincte. Cette notion est commune au
brahmanisme ^ et au bouddhisme. Pour s'apercevoir
que Mahâkâla ne devait pas être traduit par les grands
noirs, il eût suffi à M. Schmidt de remarquer que
presque tous ces dieux sont représentés avec des vi-
sages de couleur diflFérente , que l'im d'eux est doré ,
qu'un autre est peint en rouge , et qu'un troisième a
même l'épithète de blanc, Tchagan MaMkala en mon-
gol , mGon dKar en tibétain ^. Les protecteurs de la
' Cf. Stender, Brahma vaivarta pwrani spécimen, p. 48 , shlog. 85, 86.
* Ming Km, Dictionnaire tibétain-mongol, liv. III, pag. i3. Le mot
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 445
religion firent si bien qu ils se rendirent maîtres de
tous les mauvais esprits, dragons, larves et autres
êtres malfaisants, à têtes de chameau, de cheval, de
taureau , de mouton , de chat , de loup et d'épervier,
et qu ils les présentèrent au lama quand il (ut parvenu
à la contrée de Gun ergi. M. Schmidt considère ce
lieu comme étant très-vraisemblablement (hochstwars-
cheinlich, p. 4i4), ou même sans aucun doute [wohl
ohne Zweifel, p. 872) , la vallée dtlrgane khoun, si cé-
lèbre dans les traditions tatares. Il est permis de dire
qpie cette conjecture est contraire à toute vraisem-
blance historique, et qu elle n'a pour elle qu'une très-
faible analogie de sons, obtenue par la transposition
des syUabes. Ce rapport n'existe même pas dans la.
signification. Gun ergi est en mongol le nom d'une
rivière , et veut dire bords escarpés ' ; Irgene koun est
en turc le nom d'une vallée , et il est composé de deux
mots qui sont interprétés par Aboulghazi dans le
sens d'une ceinture de montagnes fortes et pointues ^. Ce
n'est, d'ailleurs, pas dans les environs du Kœke noor
qu'on peut chercher avec quelque probabilité la fa-
meuse plaine dlrgene koun; mais la situation bien
connue du Gœn ergi donne lieu de relever dans le
texte une autre difficulté à laquelle le traducteur ne
Mahâkala a pour équivdent en tibétain mGonpo, qui sigaiùe supérieur,
suprême, chef, patron. (Voy. Schrœter, Dict h. v. — Alphab» tihet.
p. 588. )
* Gœn, profond; ergi, bords, rive.
^ Éd. de Gasan, pag. ai.
446 MÉLANGES D'HISTOIRE
parait pas avoir fait attention. Le dala'i laAia se rendait
du Tibet au campement du prince des Ordos , dans
lés environs du lac Kœké noor; il se dirigeait par
conséquent du sud au nord. Il fit son premier miracle
sur les bords du Fleuve irouge (Qalagan rncBran), Tun .
des affluents du Hôang ho, au nord du lac, latitude
ZS'^é Comment se fait-il que le second prodige^ opéré
dans la suite 4u voyage , ait eu lieu près du Gcen ergi,
autre affluent du Hoang ho, qui coule àu midi du
Kœke noor. à cinqUant^daq Ueues en deçà du p«.
mier ^ latitude 3 5^ ko? ? Le lama reculait donc au lieu
d'avancer? Si M. Sobmidt eût pris la peiné de tracéi^
soii itinà:aire sur une carte, il se serait aisément
.aperçu de cette incohérence. Au reste, quand le khfr-
gan et le lama se furent vus« ils se reconnurent pour
s'être autrefois rencontrés dans des existences anté-
fieureSh Âltan khagan aVait jadis vécu sous le nom de
Khoubilal,, et il avait rendu de gttmds honneurs au
même pontife y. alors connu par le nom de Pags pa ,
le neveu de Saskya Pandita. L'interprète qui servait
à leUr eutretien avait aussi parcouru, conjointement
aveô eux, le cercle de la transmigration. Le lama fat
iUstedlé dans le temple qu'on avait^ouveHement cons'
trait r et Setsen^ Khoung taidji des Ordo^^ prononça,
pour célélurer cet heureui événement, un discours
qui i^ésôhna dané lès orèffles de la midtitude assem-
blée aussi harmonieusement que la voix des coucous
au premier mois de l'été. Cette multitude se ccMnpo-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 447
sait , dit Sanang , de Chinois , de Tibétains , de Mon-
gols et d'Ouigours. Il va sans dire , selon le traducteur,
que par ce dernier nom on doit entendre les Tangu-
tdins. Ainsi les Tibétains, qui sont le même peuple,
se trouvent nommés deux fois dans cette courte énu-
mération. Raschid eddin avait , précisément comme
Sanang, parlé dans une même phrase dés langues
des Chinois, des Tibétains, .des Tangutàins et des Om-
gours ^. M. Schmidt remarqua que cet auteur ne s*était
exprimé ainsi que parce qu'il ignorait que le tibétain
et le tai^tain étaient un seul et même idiome ^; qu*on
n'oserait attribuer une telle ignorance ( Vnhenntniss) à
im prince mongol, et que, dans dette espèee de cal-
cul provenant du défaut de connaissances en fait
d'histoire critique et de langues, Raschid eddin n'avait
encore ajouté l'ouigour que pour compléter une sorte
de triade littéraire , de manière qu'an seul interprète
devait suffire pour les trois langues ^. Maintenant ,
voilà un prince man^gol qui tombe justement dans la
même erreur de calcul que l'écrivain persan , et qui
* M. Saint-MâHin, Mém, snrt Arménie, tom. II, p. a 7 5.
' • Wenn Raschid -eddin sagt, diêé Mœnghtà'Chaghan beàoodert
«Schreiber fOr das Tibetische uûd Tangostiscbe gehaiten liabe, so
« bat er nicht gewusst^ dass beider Vôlker Spracbe und Scbrif^ eine
« und dieselbe ist. » Forscbungen, n, s. w,S, 112.
' « Wir kônnen in diesem Faite auf Rechnnng von Raschidreddim
«Mangel an kritiaeber Gescbichis-und Spracb-KenntniM zor Vollend-
«dung des litterâriscben Kleeblatls noch das Viguriche binzufûgen,
« voikummen ûberzeugt, dass Maengkae nur Schreiber ans einem dieser
«genannien Vôlker bednffte, um seine Befefale aUen dreiën Kond zu
< thun. ■ Id. ib.
44S MÉLANGES D'HISTOIRE
nomme c ou c ui remmept les TSbéiams et les Omgomrs :
osera-t-on le taxer d'ignorance, et \m reibser la con-
naissance des langues et de rhistoire critique? on sup-
posera-t-on qu*fl a simplement touIu compléter la
feaiHe de trêfe des nations, en désignant deux fois la
même sous des dénominations différentes? Faut-fl ré-
former le jugement sur Raschid eddin , ou le confirmer
et rétendre à Sanang Setsen? Les notes de M.Scbmidt
nous laissent dans Fincertitude & cet égard.
L*un des résultats les plus importants du séjour du
dalaï lama dans la Mongolie , c'est rétablissement de
rè^es qu*fl concerta avec Âltan khagan pour les céré-
monies des fonérailles, les fêtes religieuses, la hiérar-
chie ecclésiastique : on abolit la coutume d'^iterrer
avec les morts un certain nombre de chevaux et de
chameaux qui leur avaient appartenu , et l'on statua
que ces animaux seraient donnés aux lamas ; le ciei^é
fîit distribué en quatre classes. L'injure faite à un
tsordji par un homme du commun fut assimilée à
celle qui aurait été Êdte à un khoung taîdji; les rah-
tchimba et les gabtchou furent mis à l'égal des taîdfi;
les gibung eurent rang avec les tabounang, les taîchi et
les djaisang, et enfin les tchibagantsa , les oubachi et les
oubasantsa, avec les ognigod. On ne trouve ici aucune
note qui fasse connaître ces divers degrés, tant ecclé-
siastiques que civils; mais il y en a quelques-uns d'ex-
pliqués dans l'ouvrage de Pallas ^ Tous les règlements
' Sammlungen, u. s. w. Bd. II, S. 1 19-435.
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 449
dont il s'agit, et ceux qui avaient été insérés dans les
livres composés au temps des trois Tchokrtwartis (mo*
narques) du Tibet et de Khoubilaï, furent réunis et
mis en vigueur sous le titre de Code de la doctrine des
dix œuvres méritoires. Ce fut à la même époque que le
khagan donna au lama le titre de Waàjradhara dakà
lama, le suprême et immense porteur de sceptre, et
quen retour celui-ci lui conféra le titre de Tchakra-^
varti Setsen khagan. On fait ainsi commencer de ce
temps le titre mongol de dalai lama ; mais ce titre
n'est qu'ime traduction du titre tibétain de gyamdzo,
qui était en usage auparavant. Beaucoup d'autres dé*
nominations honorifiques furent distribuées à cette
occasion. Al tan khagan, le véritable restaurateur du
culte lamaîque parmi les Mongols, vécut encore plu-
sieurs années; il mourut en 1 583. Ses successeurs di-
rects au titre de khagan occupent peu d'espace dans
le récit de Sanang. Après les grands lamas , dont les
actions et la renaissance ont la première place, il
accorde toute son attention aux Khoungtaîdji des Or-
dos, dont il était lui-même le descendant et le suc-
cesseur, puisqu'il était fils de Batou, fils d'Oldjéi il
doutchi , fils de Khoutouktaî Setsen , neveu d'Altan
khagan. Arrivé à parler de lui-même, il raconte qu'il
était né en 1 6o/i ; que le titre de Sanang Setsen
Khoungtaîdji lui fiit donné en considération de ce qu'il
était issu de ce Setsen Khoung taîdji qui avait pris une
part si active au renouvellement de la religjiop. A dix-
29
450 MÉLANGE* D'HISTOIRE
sept ans , il fut pburvu par le kh^avi régnant , Boa-
chmktoù^inong, d'un des enapïoià les phis^ élevés. Ce
prince mourut en 162&, aprèst avoir fait bénir un
exemplaire du IKâh /iGyoar(6andjour), écrit en lettres
dor, et avoir envoyé chercher dan» les contrées du
s«d, ou le Tibet, le Dan hGour, Autre ccilectîoii des
plus câèbres , et qui codent , en àem, cent vingt-
deux gros volumes, k tradùctioii des doctrines et des
préceptes» Le bKâh JiGyour a été traduit efi mongol
entre 160 & et i634 , et depuii) ioaprimé parles soins
d'un empereur mandchou. On né peut dire précisé-
ment lequel, parce que M. Scfamidt donne deiut noms
qtd ne se rapportent pas , celui de Enghe amoffolattg
en mongol (fcAanjjfci^ 16612 ^1711 a), et i^eluide Young
tching en chinois (1711 3-35), dont la traduction nlon-
gbleest Nairalt&ab \ Cette légère méprise est répétée
en deux autres endroits ^.
Tout le reste du neuvième chapitre est renipli par
àes hitttoires de lamas et des légendes qui se reportent
darïs rindé au temps du plus pvdssant des toaè-puissants
[des Màchti^steh' der Mùchtvollkomméneh) , c'est-à-dire
de Shâkya niouni. Sanang ne tarit pas sur ces sujets
si Intéressants pour sa nation. Enfin le dixième cha-
pitre commence par le récit de l'établissement de la
* àj.i atif Bèft^l des niandahuischéti H^aidersy JangUdking , ded die
«Moogelen Sngke amagholang nenoeii (1723-1735), a. s.w.it s. 4i9.
^ t^ag. 4i 1 et 423. Dans ce dernier passage, le nom de Nàircd-toub
est donné comme l'équivalent de Khang hi. Cest une seconde erreur,
inVidrsé de la ^i^édéht^..
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 451
dynastie des Mandchous, issue, comme le dit Tau-
teur, des Altan khaytm des aneienfi Mtmdûkons , c'est-à-
dire de la nation des Kin. Â cette occasion , Sanang
récapitule les règnes des empereurs de la dynastie
Ming depuis Houng-wou, mais en ttiélant à son ré-
sumé beauccHip d'erreurs de noms et de dates, cir-
constance bien remarquable pour un empire si voisin
de son pays , et dont il «e flatte d'avoir consulté îes
annales; drconstance qui ne contribue pas à aug^
inenter la confiance qui lui est due pour les époques
fet les dynasties dont il est Tunique hîstorîeh. Il pousse
son récit jusqu'à la soumission des Mongols par Eyehat
Sasaktchi fcfcagan (Ghun tchi). L'auténr termine efn-
suite par ces mots i « Il est impossible de raconter
« tout ;aa long comment au commencement lé monde
« s'est formé , et comment s'y sont développés dîHé-
«rents êtres qtd en constituent l'orgattisalion inté-
« rieure ; comment, parmi tces êtres , depuis le soil'^è-
« rain iipdîen , élu de Yunmers , jusqtf à ïioti^e temps ,
« de puissants rois «otot nés et ont introduit Tordre sur
(lia terre; comment ont para des bodhîsattwas pleins
« de vertus , représentants des êtres vivants ; comment
« tes peuples ont «été réjouis par la religion de Boùd^
«dha et la puissance des souverains. C'^irt pbûrquJôî;
« moi Sànm^ Setsen Kkoung taldji, arrfèré-pètit-ffls^é
«Tâlïtstre Khmmktal Setsen Khoung tdfit^î; pmir stf-
«tisfaire aux désirs et à l'attente dé pKisteiiW fiè*^
« «5inne« atnîtèB èe Tittsbruction , j'ifi , «selon ifiei'^fitfMëi
29-
452 MÉLANGES D'HISTOIRE
a moyens , raconté tout cela en abr^é , en me ser-
(c vant principalement des sept sondoars (histoires] sui-
avants. » n rapporte les titres de ces livres, parmi
lesquels se trouve une chronique chinoise; puis il
ajoute : tt J'ai fondu le contenu de ces sept histoires,
«et j'ai fini et accompli cet ouvrage en 1662 , étant
«parvenu à ma cinquante-neuvième année.» Il ter-
mine par une phrase modeste , telle que l'aurait écrite
un auteur européen , et réclame Tindulgence pour les
fautes qui pourront se trouver dans son livre : « Celui
«qui lira cet ouvrage sans préjugés,» ajoute-t-il, «et
u qui y trouvera à recueillir quelque peu d'instruction ,
« verra s'épanouir, comme dans un miroir, le lotus de
« la sagesse étemeUe , comme ceux qui, par le moyen
« du céleste Tchintâmani, s'efforcent d'approfondir ce
« qui est caché à tous les yeux. »
Le texte de Sanang occupe cent quarante-neuf pages
d'une écriture serrée. L'analyse en a exigé sorxante-
dix-neuf: que serait-ce si nous voulions entreprendre
un examen détaillé des notes que le traducteur a réu-
nies dans cent vingt-trois pages, et qui sont, pour
la plupart, remplies de notions curieuses et de ren-
seignements intéressants? Pour qpie notre, critique
eût toute l'utilité possible, il faudrait que nous eus-
sions à notre disposition les nombreux^ matériaux que
M. Schmidt possède, avec les secours qui lui ont per-
mis d'en tirer parti , l'assistance des Mongols et les
lexique^ qu'il tient d'eux. Privé de ces ressources
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 453
précieuses, nous. n avons pu proposer sur son travail
qu un bien petit nombre d'observations en comparai-
son de celles auxquelles une étude approfondie des
textes aurait pu fournir matière. Nous résumerons çn
peu de mots le jugement que nous croyons pouvoir
porter sur cet ouvrage d un genre si neuf et si curieux,
aussi bien que sur le degré et le genre de mérite qù*on
doit reconnaître à son interprète.
Sanang Setsen n est pas un historien : c est un com-
pilateur de légendes et de généalogies, dont les idées,
par TefiFet de Tinfluence indienne, semblent avoir
quelque chose de vague et d'indéterminé. D ne faut
chercher dans son livre ni une chronologie régulière,
ni de l'exactitude dans les dates, ni la moindre pré-
cision dans les indications géographiques; encore
moins doit-on lui demander une série de faits enchaî-
nés les uns aux autres, de vives lumières sur la haute
antiquité, le tableau complet de Tétat d'une seule des
nations dont il parle , celui des divisions des tribus
mongoles ou des branches de la famille de Tchingkis
khagan, le rapport des événements et de leurs causes,
le récit des expéditions militaires, des entreprises
commerciales , des relations diplomatiques entre plu-
sieurs peuples , ou des aperçus politiques, moraux , phi-
losophiques ou littéraires. Son histoire est ime chro-
nique aride, semée de fables. Quelques successions
de princes , dans lesquelles on a lieu de croire que la
masse des faits est vraie, bien que les* particularités
45A MÉLANGES DHISTOIRE
en soieuX sourent enrouées; une généalogie assez com-
jdète de quelques branches de Tchingkis^bamdes qui
ont régné dans la Mongolie orientale; d'utiles ren^
saignements sur Torigine des institutions lamaiques;
pour le reste , des scMivenirs conftis , mais prédieux à
recudllir^ et, par-dessus tout, une grande quantité
de traditions religieuses ; des anecdotes ipcroyaUes ,
mais intéressantes par leur aksiurdité même ; une mul*
tîlude de traits qui nous montrent à découvert ie ca-
ractère mongol tel que les iamas l'ont &çoDné depuis
trois siècles : voilà ce qui assure ime grande valeur
à Touvrage de Sanang. Tout ce qall contient n*e$t
pas aussi nouveau qu'on le penserait pour Hiomn^e
instruit qui a bien lu les livres des é<»ivain» chinois
et persans , et même certains livres européens peu
connus; mais comme l'auteur a puisé à des soitfces
qui ne sont pas accessibles, il représente pour nous
toute une branche de littérature dont nous ne savions
presque rien , et il doit occuper une place après Chao
yonan ping, Raschid eddixi, Abou'l^haei; ou doit
le mettre hors de rsng pour la coiannissance des lé-
gendes bouddhiques, et il sera coùsuité plus utâement
encore pour Tbistoire de la religion samanéenne que
pour oeUe des Mongols. Â tout prendre, son livre
est une véritable acquisili<»i pour la littérature orien-
tale, et «ne des pku importantes qu*eHe «rt faites en
ces dernières années. Les Chinois, qui l'ont traduit de
leur côté, en ont porté le même jt:^ement. Les huit
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 455
livres ^ de lorigine des Mongols, dit un bibJîiOgiraphç
chinois , ont été rédigés par un Mongol , ie petit Teks
tchin Sanojig Toi M ^. La quarante-deuxiènie annéa
Kbian loi^ig (i 777), T (empereur en a oindonné la tra-
duction. Dans ce Uvre , ia r-eUgion de Foè e&t f^omm^
le filet (ia partie la plu^ im|^prAanite) ^u trav^a diu^uel
on voit les généalogies et la succession des McMOgols,
leurs commencemeots et Ipur fuine, leur prospérité et
leur décadence, leur gouverneizienjt et leiirs -troujîfie^.
Il ressemble beaucoup au petit abrégé de Thiatoire
secrète de la dynastie Yçijb^ , qui a été ^(MBposé i
la glorieuse époque de Young lo; xnais ie» origines et
la suite des événements y sont racontéfi avec beaucoup
plus de soin ^.
Le travail de M. Scbmidt peut être loué avec moins
de restriction. Comme lé^îteur, il a fait imprimer
avec beaucoup de soin le premier texte mongol , le
seul que nous possédions encore en Europe. Un petit
nombre de fautes d'impression que i)0M3 avons re-
marquées n'empêchent pas qwie Touvrage ne soit , en
général, ex^écuté avec beaucoup de correction. Comme
^ Le traducteur chinois a vraisemblablement réduit Touvrage à
huit livres , en supprimant les deux premiers , qui n''ont aucun rapport
aux Mongols.
^ On rappelle le ^etit pour le distinguer de Setsen Khoung taïdji ,
neveu d'Altan khagan , et riestaurateur du bouddhisme. J[Vojez ci-dessus,
pag. 439-443.)
^ Sse hou thsiouan chou kiàn ming mou lou, ouCSalaiogue de ia biblio-
thèque de Khian loung, liv. V, p. 29.
456 MÉLANGES D'HISTOIRE
traducteur, M. Schmidt est le seul homme connu qui,
dans rétat actuel de nos connaissances , ait le moyen
d'interpréter un ouvrage aussi étendu; et si, dans sa
vision r il est possible de noter des mots oubliés ou
qui sont seidement transcrits , et un certain ncmibre
de passages qu'on voudrait rendre autrement, cela
n'empêche pas qu'elle ne soit généralement très-fidèle
et qu'elle ne puisse servir utilement à ceux qui vou-
dront apprendre la langue mongole. Les notes sont
une addition très-recommandable , et les extraits nom-
breux qu'on y trouve d'autres écrivains tartares ren-
ferment toutes sortes de renseignements intéressants.
Peut-être le génie mmigol a-t-il agi quelque peu sin*
le commentateur, qui ne montre, non plus que son
original , aucun goût pour les discussion;» chronolo-
giques et géographiques; peut-être , avec plus de pro-
pension aux habitudes delà critique européenne, au-
rait-il été moins porté à croire qu'un seul livre mongol
peut tenir lieu de tous les autres. Son attention , dis-
traite jusqu^ici ^ des hautes spéculations de la philoso-
phie samanéenne , s'est exclusivement concentrée sur
les écrits mythologiques ; mais ce n'est pas , dans l'his-
toire du bouddhisme , un côté qu'il soit permis de né-
' Depuis qae cette analyse est écrite, M. Schmidt a montré, par deux
mémoires présentés à Tacadémie de Saini-Pétersboarg, qu'il ne s'était
pas occupé avec moins de soin et de succès de la partie métaphysique
du bouddhisme. On fera connaître ce nouveau travaU dans une autre
occasion.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 457
^iger. Enfin il y a dans ses notes une partie polémique
dont nous ne dirons rien , si ce n*est que des observa-
tions, souvent judicieuses, toujours vives, et parfois
acerbes, ne seront pas demeurées sans résidtat.
M. Schmidt a placé à la suite de l'histoire de Sanang
Setsen une longue légende (p. 4^5-/188), extraite de
la traduction mongole d'un ouvrage tibétain intitulé
Norwou prengva, et relative à Tincarnation d'Aryâ
Palo (plus exactement Avalokiteswara ) dans la per-
sonne du prince Erdéni kharalik , fils d'un roi imagi-
naire qui régnait dans la Mongolie à une époque
inconnue. C'est encore un de ces récits où les lamas
du Tibet et de la Tartarie se plaisent à rassembler des
noms d'hommes et de dieux empruntés à la fabu-
leuse histoire de l'Inde, et à accumuler les images
dun merveilleux gigantesque, les palais magiques,
les montagnes de diamant, les parcs enchantés par
centaines , les nymphes éclatantes de lumière par mil-
liers de millions. Les conceptions de la bibliothèque
bleue pâlissent et s'effacent à côté de ces prodiges,
Nous connaissions déjà le genre par les légendes que
nous ont données Pallas et Bergmann : assurément
M. Schmidt eût joint un supplément plus convenable
à son histoire s'il l'eût terminée par une traduction
du Bodhimer, dont Pallas nous avait déjà fait con-
naître des passages curieux \ et dont, dans ces ar-
ticles mêmes , nous avons eu occasion de signaler des
^ Sammlung, u. s. w. Bd. I, S. 17 ff; Bd. II, S. 9 , etc.
45$ MÉI.4lNGES D'HISTOIRE
GJlalaom très-iatéressantes. Sou volume e$t enrîcbi
d'un boa iqiàex,. he caractère mongol (tpi'op y a em-
j^oyé est beau , quoique un ptw &&Té «t difficile à
lire; cest peiui cpii^st destiné à Impression de la
Sjible. Le go^ayi^raçment russje a jfeuit ie3 frais de l'édi-
tion. Çn ne saixrait Irop louer uQe telle nninifioence,
i^ trop désira quil se pré^nlât3Qwent dauasi dignes
pccasiom^e i>î^^r<îçr.
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 459
MÉMOIRE
SUR LES AVANTAGES D'tIN ETABLISSEMENT CONSULAIRE
f
X CANTON.
I .
Dans un mémoire dont l'objet est de présenter %
mn excellence le ministre des affaires étrangèi*es quel-
ques considérations sur les moyens de faoilîtér et
d'étendre les relations des savants et des négociant!^
français avec la Chine , il ne psu^aît pas nécessaire de
récapituler tous les avantages ^tii doivent naître de
l'extension de ces relations. Un commettre qui paye
au trésor britannique une taxe annuelle de cent mil-
lions [ù>mrnom report, pag. 368), ne saurait être
perdu de vue par aucune puissance maritime ; et moins
encore par le gouvernement fran^is que par tout
autre.
Les hommes dont les spéculations habituelles sont
dirigées vers l'extrême Orient voient d'ailleurs un
gage précieux de l'importance quç le ministère attache
à la restauration du commerce des Indes orientales,
dans le choix qu'il a fait d'un ministre français du
roi de la Gocfainchine pour représenter auprès de ce
monarque les intérêts politiques et commerciaux de
la France. De tous les pays dont le commerce exclu-
sif peut nous dédommager de nos pertes coloniales ,
il n'en est point de plus riche , et par conséquent de
460 MÉLANGES D*HISTOIRE
plus digne des soins jaloux du gouvernement, que le
royaume illustré par la mission de Tévêque d*Adran.
La Gochinchine n'ofinra pas seulement aux armateurs
français les aliments d*un commerce direct avec l'Eu-
rope ; elle deviendra Tintermédiaire de leur conunerce
avec la Chine. En effet, tous les articles du premier
pays 9ont recherchés dans le second : la cannelle de
la Cpchinchine se vend à Canton cinq ou six fois plus
cher que celle de Ceylan; ses mines d or sont les plus
riches que Ion connaisse ( Observations sur Vambassade
anglaise, par Cossigny, p. 232-22.3); enfin, toutes ses
productions fournissent aux négociants français des
moyens assurés de faire ^^ç avantage le commerce
d'Inde en Inde, dont les bénéfice^ sont toujours,
'Ooipme on sait, de beaucoup supériem^s à ceux du
commerce direct.
Mais s'il est dans lé monde commercial un point
où l'intervention d'un résident accrédité soit la con-
dition indispensable d'un commerce prospère , c'est
assm^ément le port auquel les Chinois ont limité l'ad-
mission des bâtiments étrangers.
Pom* demeurer convaincu de la vérité de cette as-
sertion, il suffit de se rappeler combien de fois les
relations des Européens avec la Chine ont été sus-
pendues et menacées d'une cessation complète par
suite d'un excès, ou d'une imprudence purement in-
dividuelle dans sa cause et son effet.
Aux yeux du gouvernement chinois, les intérêts
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 461
commerciaux les plus graves s'évanouissent devant
les intérêts d'ordre et de police, je ne dirai pas géné-
rale, mais locale. Le meurtre volontaire ou acciden-
tel commis sur un individu chinois, par un matelot
européen , a pour conséquence immédiate l'interrup-
tion du commerce de la nation à laquelle le meur-
trier appartient (si ceux dont il dépend ne préfèrent le
livrer sur-le-champ au glaive de la loi mandarinique).
Après un semblable malheur, il faut, pour sauver
l'homicide et rétablir les relations commerciales, une
adresse, ime fermeté, une longanimité qu'on ne sau-
rait attendre que des hommes accoutumés à traiter
avec les Chinois , et familiarisés par une étude spéciale
avec les lois et les usages de cette nation.
Ces inconvénients graves , qui rendent essentielle-
ment précaire le commerce le plus florissant avec la
Chine , et dont les chances se multiplient pour chaque
nation à mesure que ses relations avec ce pays de-
viennent plus étendues , ont servi .de fondement à la
plus forte objection que les partisans de la Compagnie
des Indes aient fait valoir en Angleterre contre ceux
qui veulent livrer le commerce de la Chine à la dis-
crétion des particuliers.
Dans ses Notices sur la Chine, sir G. Staunton re-
cherche les sources de la prospérité toujours croissante
du commerce des Aurais à Canton , et reconnaît qu'en
dernière analyse cette prospérité a deux causes immé-
diates qui croissent en raison directe l'une de l'autre.
462 MÉLANGES DHISTOIRE
Ce sont :
i"" La masse de capitaux versée dans ce commerce
par la Compagnie des Indes;
ik"* L'influence médiatrice du comité de subrécar-
gués établi à Canton par la même compagnie.
Dans lapplication à la France , la première de ces
deuK causes ne saurait s'improviser; mais on sait, par
l'exemple même des Anglais , qu'un commerce très*
borné dans l'origine peut s'élever gtadudilement au
plus haut point de splendeur.
Pour se former une idée juste de l'importance de
la seconde cause « et pour se convainore que le com-
merce de l'Ân^eterre avec la Cbine roule en entier
sur le Select comittee , et dépend, en dernière analyse,
du succès de ses opérations, il suffit de jeter les yeux
sur le tableau que sir G^ Staunton fait des travaux
de ce comité.
L'auteur examine d'abord la partie commerciale de
ses attributions , et le suit pas à pas dans tous les dé-
tails que comporte le commerce le plus étendu.
Passant ensuite à l'examen des fonctions politiques
du Select comittee y sir G« Staunton s'exprime ainsi:
« L'attribution distinctive de cette Société consiste
«dans les relations officielles, directes ou indirectes,
(cque ses membres ont avec le gouvernement provin-
(( cial de Canton , relations qui nécessitent une connais-
« sance du caractère et des habitudes du peuple chi-
(cnois^ tdle qu'on he peut l'acquérir que par un long
ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 463
M séjour en Chine. Il ne s'agit pas ici de ces èdtercations
u hostiles et publi(|ues dans lesquelles les serviteurs de
«la compagnie se trouvent quelquefois engagés en
tt dépit de tous leurs efforts pour les prévenir, et qui
«sont toujours accompagnées de dangers et d'incon-
uvénients graves pour le commerce; je veux parier
u de ces communications ordinaires , et pour ainsi dire
(( continuelles , qui ont lieu entre les autorités britan-
« niques et chinoises, quelquefois par Tentremise des
« officiers chinois , mais pdus cômmunénient par celle
u des faannistes ^ et qui manquent rarement de se termi-
« ner d'une manière avantageuse pour les deux partis. )>
Les hannistes sont des négociante chinois auxquels
leur gouvernement a conféré le droit exclusif de <5om»-
mercer avec l'étranger. Un capitaine français qui ai*-
rive pour la première fois à Canton ^ est donc obligé
de choisir parmi eux l'homme auquel il livrera toutes
ses marchandises et les trois quarts de ion aident
{Blancard)t, Or, on conçoit que de la bonté de de choix
dépend en grande partie le succès de son expédition.
Mais à qui demandera-t-il des renseignements sur la
loyauté des hannistes et le degré de confiance qu'il
peut accorder à chacun d'eux ? Il s'adressera naturel-
lement et nécessairement aux subrécargues deê com-
pagnies étraiigères, que leur séjour continuel dam le
pays met à même de les bien juger* Or, voici ce (fàt
M« de Guignes dit à ce sujet dans ses Observations
sur les Chinois (t. III, p. 2 1 5) :
464 MÉLANGES D'HISTOIRE
« En matière de commerce , il ne faut pas demander
« de conseils ; car le subrécargue étranger auquel s a-
« dresse le nouveau venu a les affaires de sa compagnie
<( ou les siennes propres à gérer. Engagé peut-être chez
((un marchand dont il redoute le peu de solidité, et
a ne sachant pas quels moyens employer pour retirer
« Targent qu'il lui a confié , il n*a d'autre parti à prendre
«que de recommander le même marchand au capi-
(( taine ; oelui-ci remet ses fonds, le subrécargue retire
«les siens, et l'armement est ruiné.»
Cette seule observation de M. de Guignes suflirait
pour faire sentir l'importance d'un établissement local
à l'usage des négociants français; mais les raisons fon-
dées sur le caractère éminemment sévère de la police
chinoise ne peuvent laisser aucun doute sur la né-
cessité d'un médiateiu* entre lés magistrats de Canton
et des capitaines qui , malgré toute leur vigilance , ne
sont jamais à l'abri d'un événement fâcheux.
Faut-il donc s'étonner si, privé de tout secours, de
tout appui local , le conunerce libre des Français avec
ia Chine n'a pu soutenir la concurrence des compa-
gnies étrangères , dont le premier soin a dû être d'é-
tablir des factoreries à Canton ?
Mais s'il est vrai de dire que l'état florissant du
commerce de la compagnie anglaise est dû presque
entièrement au zèle éclairé des membres du comité
établi à Canton par cette compagnie, il ne s'en suit
pas, comme conséquence nécessaire, qu'une institu-
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 465
tîon toute pareille soit la condition d un commerce
prospère avec la Chine. Il y a plus, cette société, si
utile à la Compagnie des Lddes, laisse encore quelque
chose à désirer; et, pour prouver cette assertion, je
ne veux d autre témoignage que celui de son pané-
gyriste :
«Il serait avantageux,» dit -il, «pour notre corn-
«merce avec la Chine, que le titre de consul fiit
(( donné par le roi au président du comité des suhré- .
u cargues , en même temps que le titré de vice-consul
«au memhre qui siège inunédiatemenfaprès lui [in
{{ rotation) ; ces titres ajouteraient à leur autorité j et
« serviraient à lever plusieurs difficultés d'étiquette qui
« entravent la marche du comité dans Texercice de
« ses fonctions politiques. »
Ces avantages, qui, de l'aveu de sir G. Staunton,
manquent aux représentants du commerce anglais à
Canton, mais auxquels ils ne sauraient prétendre
comme employés d'ime compagnie; ces avantages
seraient acquis ipso facto au résident nommé par sa
majesté , pour défendre à Canton les intérêts politiques
et commerciaux de la France.
Les services qu'un résident éclairé pourrait rendre
à son pays ne se bornent pas aux fonctions de média-
teur,* inhérentes. à sa charge. Les renseignements qu'il
serait à même de fournir aux armateurs , fabricants et
cultivateurs du royaume, i** sur le choix des mar-
chandises d'exportation ; 2^ sur les modifications sou-
3o
466 ' MELANGES D'HISTOIRE
vent très-l^ères pai^* lesquelles on peut adapter au
goût ou aux besokid iies Chinois les produits de notre
industrie; S"" sur les* procédés industriels dès Chinois;
4^ sur lès plantes textiles , tinctoriales ou alimentaires
qui sont susceptibles de s'acdimater en France, sont
autant de sources de prospérité dont sa majesté peut
nous mettre en possession par la création d'un consul
à Gabton». i^
; La réalisation de tous ces avantages et de plusieurs
autres^ encore dépendra sans doute eà grande partie .
^s qusdiiés de l'homme auquel le miiiistère confiera
Une mission aussi> importante. Si, avant d'aller en
Chine ^ cet homme, quel q^'il soit, avait assez étudié
la langue et la^tlittératUi^* de ce pays pour pouvoir
parier et entendre le chinois au'bout de quelques mois
de si^w à Canton i il serait par cela même en état
de eoçamuniquer sans intermédiaire avèo les mag^-
trais de cjette ville, et de se conciUer leurs bonnes
grâces autant qu'un Européen peut l'espérer dans les
circonstàncesactuelles. Si, de plus, le même homme
avait rintelligence des langues de deux compagnies
européennes ayant un établissement à Canton, par
exemple de Tançais et du stiéclois , il pourrait, à son
arrivée, Ibrmer des liaisons tout à la fois politiques et
aminalès avec les sûbrécargues de ces deux nations ,
et obtenir,i6ur les choses qu'il lui importerait le plus
de connaître, des ' renseignements qui seraient con-
trôlés les uns par les autres. ■
ET DE LITTÉRATUJRE, ORIENTALES. 467
Quant aux services qu'il ^^erait. à même de rendre
aux savants français, on conçoit d'avance leur étendue.
Depuis que les missionnaires français, exilés de; la
coiir de Peking, où ils ont laissé de si Aobles souVi&-
nirs, ont été réduits à cacher dans le fond des pro-
vinces les efforts de 'leur, zèle apostolique , les savants
du continent sont privés de ces correspondsaices qui
ont produit tant d'ouvrages utiles. Dés - travaux: éom-
mencés ont été interrompus ; de^ collections » qui de-
vaient être envoyées eik entier ^ la^ JBikUotbèque du
roi,. y sont demeurées incomplètes ;,4€s recherches du
plus haut intérêt pour l'histoire, Js^- géographie rJa
statistique , l'économie ppUtiquç * ; les pences aaatu-
relles et les arts, industriels ont 4û ètr0ii9ùspendùea.fi
Ce n'est pas aux Ângiai$:yjQoâ>rivaiix c^ touit geiire,
que nous devons nous^dbcesser pour obtenir des ren-
seignements oadesx](^t^iaux scientifiques; il» ne nous
enverraient pas ceux qu*US; auraient recueillis d'après
nos demandes; ils aimeraient} mieux les mettre^en
œuvre eux-mêmes et e^ grpfite^ les; premiers^i
Le consul de.^France à:Canton,?s il avait' quelques
notions de littérature, chinoise « ^serait l'intermédiaire
naturel de, ton tes les demandes relatives à des objets
littéraires ou scientifiques; jl serait ^ de fait, le corres-
pondant des académies eurppéeuQgaes;' et , pour être en
état de rendre aux sdencjes cesf nobles services dont
l'administi^ation françaJUa,a to.MJoufSt.senti 1^ prix» il
suffirait qu'il fût char^ d'un^ série de questions par
A68 MÉLANGES D'HISTOIRE
les Académies des sciences et des inscriptions et belles-
lettres de f Institut. Les réponses qn'il leur transmet-
trait concourraient , avec l'institution dont la munifi-
cence éclairée de sa majesté a enrichi le Collée royad,
à répandre le goût d'une littérature dont les avantages
deviendraient de jour en jour plus nombreux et plus
palpables.
Un dernier intérêt , qui eût dû être placé en pre-
mière ligne si les considérations présentées dans ce
mémoire avaient été rangées d'après leur d^é d'im-
portance , est celui de la mission de la Chine, que des
religieux fiançais avaient élevée jadis à un si haut
point de gloire et de prospérité. Privés de l'appui
que leur prêtaient autrefois leurs fi'ères admis en qua-
lité d'astronomes et de physiciens dans les tribunaux
dePeking; obligés, par la sévérité des édits, à s'intro-
duire en secret dans les provinces, pour y prêcher
furtivement l'Évangile , nos missionnaires n'ont pas un
avocat de leur nation auprès du gouvernement chi-
nois. Il est à peine nécessaire de faire observer que
le résident fiançais deviendrait, par sa position, le
conseil et f appui des missionnaires catholiques et des
Français en particulier; qu'il pourrait recevoir les
fonds qu'on leur envoie d'Europe, et trouver les oc-
casions de les leur faire passer ; se porter garant pour
eux quand ib deviennent l'objet d'injustes soupçons
ou de persécutions subalternes; leur rendre enfin
tous les bons offices qu'ils sont en droit d'attendre
ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES 469
d'un Français, d'un catholique et d'un consul de sa
majesté.
Ces considérations donnent lieu de penser que Tins-
titution d'un consulat à Canton satisferait tout à la fois
à plusieurs besoins de première importance, et qu'un
acte de ce genre ne saurait manquer de recevoir Tas-
sentiment des amis de la religion et des sciences, et
de tous ceux qui prennent intérêt à la prospérité du
commerce et de l'industrie française.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
Avertissement des. éditeurs i-iv
I. Observations sur la religion samanéenne. • i-64
II. Essai sur la cosmographie et la cosmogonie
des bouddhistes, d'après les auteurs chi-
nois 65-i3i
III. Observations sur les sectes religieuses des
Hindous 1 3a-i 5g
IV. De la philosophie chinoise i6o-ao5
V. Discours sur Fétat des sciences naturelles
chez les peuples de TAsie orientale ao6-2ao
VI. Discours sur le génie et les mœurs des
peuples orientaux aai-25a
VII. Discours sur la littérature orientale.
Premier discours 253-270
Deuxième discours 270-297
Troisième discours 297-32 1
Vm. Lettres sur le régime des lettrés de la Chine ,
et sur rinfluence qu ils ont dans le gou-
vernement de Tétat.
Première lettre 322-334
Deuxième lettre 334-35o
Troisième lettre 35o-36i
Quatrième lettre 36i-372
IX. Analyse de Thistoire des Mongols de Sanang-
Setsen 373-4&8
X. Mémoire sur les avantages d*un établisse-
ment consulaire à Canton 459-469
^■v'^?^;"^'.-ï; '""-^